Textes supplémentaires à exploiter sur la conquête et la guerre d'Algérie
- (Chronologie de l'histoire de l'Algérie) Document en HTML
- Du coup d'éventeil (1827) à la prise d'Alger (1830) et la conquête de l'Algérie jusqu'en 1848. Document word, 6 p.
- ALGÉRIE (1830-1945) - La période française et la conquête. Document word, 11 p.
- ALGÉRIE (1945-1954) - Du nationalisme vers l’indépendance. La tentative insurrectionnelle de mai 1945. Document word, 6 p.
- (La guerre d’Algérie a commencé à Sétif (1945)- Le Monde diplomatique, mai 2005, p. 21.- LIEN)
- ALGÉRIE (1954-1962) - De la guerre à l’indépendance. La naissance du Front de libération nationale. Document word, 13 p.
- (Six discours parlementaires sur la Guerre d'Algérie (1954-1962)) Document en HTML
- (Les événements d'octobre 1961 à Paris) Document en HTML
- (Les accords d'Évian) Document en HTML
- (Principales organisations qui ont joué un rôle dans l'indépendance de l'Algérie) Document en HTML
- (La guerre d'Algerie de 1944 à l'indépendance. Très bon résumé par Eric Ranguin) Document en HTML
- ALGÉRIE (1962-1992)- La transition de l’après-indépendance. Un pays au bord de la guerre civile. Document word, 13 p.
- ALGÉRIE (1997-1999) - Les derniers actes du conflit. Élections et reddition de l’A.I.S. Document word, 5 p.
- ALGÉRIE (1962 à nos jours). Document word, 4 p.
La guerre d'Algérie et la torture à travers la presse
Jaques Massu Déclarations, Paul Aussaresses Déclarations, Les aveux de Paul Aussaresses - Mai 2001, Les propos du général Aussaresses : condamnations et plaintes; Retour sur la torture en Algérie: Le dossier de l'Express- Novembre 2000-janvier 2001. Les aveux les plus durs : Le dossier du Nouvel Observateur - Décembre 2000.
Témoignage de Jacques Duquesne, envoyé spécial de La Croix durant le conflit
Le texte de la « Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie », dit Manifeste des 121 paru dans le Monde Diplomatique
Texte intégrale de la constitution du 28 Novembre 1996 - LIEN-HTML
Extraits de la constitution du 28 Novembre. Document word
- Extraits du débat au sein de l'assemblée nationale du 10 juin 1999 sur l'expression "guerre d'Algérie": discussion d'une proposition de loi. Document en HTML
1. Le 1er novembre 1954, l’insurrection algérienne commençait...
Notre guerre d'Algérie
Le Nouvel Observateur 21.10.2004, p.7-8.
Jean Daniel
2. L’insurrection
«Rien ne pouvait plus nous détourner du terrorisme»
Le Nouvel Observateur 21.10.2004 , p. 9.
Agathe Logeart
3. La torture
« On sonne à la porte. Ce sont les paras...»
Le Nouvel Observateur 21.10.2004 , p. 13.
Agatje Logeart
4. Le 13 mai 1958
«De Gaulle a manoeuvré de façon magistrale»
Le Nouvel Observateur 21.10.2004, p.14.
Claude Weill
5. Les camps de regroupement
«Un million de personnes parquées dans des conditions innommables»
Le Nouvel Observateur 21.10.2004 , p.15-16.
Agathe Logeart
6. La gauche sous les tomates
Le Nouvel Observateur 21.10.2004 , p.16.
Nébia Bendjebbour
7. L’autodétermination
«L’histoire se remettait à tourner dans le bon sens»
Le Nouvel Observateur 21.10.2004, p.18-19.
François Bazin
8. La tournée des popotes d’Eddy Mitchell
Le Nouvel Observateur 21.10.2004, p. 19.
Agathe Logeart
9. L’OAS
«Je pensais depuis longtemps que c’était foutu...»
Le Nouvel Observateur 21.10.2004, p.22.
Claude Askolovitch
10. L’exil
«On n’avait pas la force de regarder en arrière»
Le Nouvel Observateur 21.10.2004, p.24.
Agathe Logeart
11. Le massacre des harkis
«On a ordre de ne pas les emmener»
Le Nouvel Observateur 21.10.2004, p.25.
12. Mémoires de la guerre et guerres de la mémoire
L’heure de la vérité
Le Nouvel Observateur 21.10.2004, p. 26-28.
Agathe Logeart
Bibliographie
Extraits vidéo sur la guerre d'Algérie - http://www.ina.fr/
Les premiers événements (1954)
Opérations militaires dans les Aurès (1954)
Que deviendrait la France sans l'Algérie ? (1957)
Le 13 mai 1958 à Alger
L'arrivée au pouvoir du Général De Gaulle (1958)
De Gaulle à Alger (1958)
Allocution de De Gaulle (1959)
De Gaulle condamne le putsch des généraux (1961)
Les répercussions à Alger et à Paris du discours de De Gaulle (1961)
La conférence d'Evian (1962)
La bataille d'Alger
Les pieds noirs
1. Le 1er novembre 1954, l’insurrection algérienne commençait...
Cinquante ans après, «le Nouvel Observateur» a rencontré acteurs et témoins de l’histoire. Politiques, combattants, officiers ou simples soldats, pieds-noirs, nationalistes algériens, journalistes ou militants,
ils racontent. Ce qu’ils ont vu. Ce qu’ils ont vécu. Et leur parole, un demi-siècle après, brûle encore.
Pouvait-on éviter cela?
Chacun son 1er-Novembre. Le mien n’est pas une reconstitution. C’est un témoignage. Et d’abord sur un point d’importance: les jeunes gens ou plutôt les hommes jeunes ne vivaient pas ce jour-là dans la grisaille trop souvent
évoquée des turpitudes de la IVe République. C’est tout le contraire: ils en sortaient, et la politique avait pour eux, soudain, les couleurs de l’ambition et du courage.
Le 7 mai 1954, c’était la date du désastre de Diên Biên Phu. Le déshonneur de la défaite après celui de la guerre. Un homme pourtant émerge, qui avait tout annoncé et qui attendait son heure. Pierre Mendès France, c’est de lui qu’il s’agit, transforme d’abord le désastre en compromis honorable avec les accords de Genève le 21 juillet 1954. Ensuite renverse la politique coloniale le 31 juillet, avec le discours de Carthage octroyant l’autonomie interne à
la Tunisie. Soudain tout change. Tout.
C’est la première atteinte à l’empire colonial. Le retentissement est considérable. A l’ONU, les diplomates français sont fêtés et ils obtiennent facilement la suppression de l’ordre du jour d’une interpellation hostile à la politique
maghrébine menée par la France. L’URSS et la Chine ont parrainé les accords de Genève, et les Américains louent la politique de Carthage. Partout, dans le Maghreb comme dans le reste de l’Afrique, on devine que la
décolonisation a commencé. Partout? Hélas, pour les insurgés algériens, il déjà trop tard. Ils préparent, depuis longtemps et dans l’ombre, leurs opérations militaires, premières manifestations du FLN. Mais plus tard, questionnés sur cette période, deux chefs historiques confieront que la politique de Mendès France les avait gênés car de nombreux militants n’étaient plus d’accord avec le principe de l’insurrection, considérant qu’il était désormais possible
de lutter pacifiquement pour l’indépendance par étapes. L’initiative de Mendès France a joué à ce moment-là, pour le FLN et indirectement, un rôle perturbateur proche de celui que devait jouer de Gaulle avec ses propositions
de négociation.
Pour revenir à cette année Mendès, nous avions beau nous réjouir qu’Ernest Hemingway reçût le prix Nobel, Simone de Beauvoir le prix Goncourt pour «les Mandarins», que Françoise Sagan devînt célèbre à 18 ans avec
«Bonjour tristesse» et que Gérard Philipe incarnât au cinéma un Julien Sorel irremplaçable; nous avions beau profiter d’une euphorie économique qui plongeait la majorité des Français dans une indifférence satisfaite, pour les
jeunes gens que nous étions, comme en général pour le tiers-monde (expression que venait d’inventer le démographe Alfred Sauvy), nous ressentions une fierté nouvelle d’être français. Au demeurant, ce qui pouvait tout de
même altérer la quiétude végétative des Français moyens, c’est qu’il y avait au Maroc, en Tunisie et en France des agitateurs au service des «seigneurs de la colonisation» qui menaçaient continuellement Mendès France et son
gouvernement. Des menaces de mort. Des attentats. On veut abattre le «bradeur».
Tout cela pour dire que l’insurrection algérienne ne s’abat pas sur une France somnolente et régressive, mais surprend une société dans les audaces convulsives de la décolonisation. Surprend et embarrasse. Ceux qui
comprennent les premiers la dimension de cette perturbation, ce seront évidemment les élites maghrébines. Aux yeux de Habib Bourguiba notamment, dont je recueillerai les impressions, une agitation en Algérie ne peut que
muscler les opposants à Mendès France, donc nuire aux négociations franco-tunisiennes, déjà en difficulté.
Au Maroc, on est loin de se résigner à l’exil du sultan Mohammed V, mais on croit pouvoir compter sur l’action d’un ministre gaulliste, Christian Fouchet, encouragé par Mendès France. En fait, Mendès et Mitterrand se sentent
assiégés. On n’a pas compris qu’à ce moment-là ils redoutent moins le FLN que les puissants lobbies du colonialisme, dont l’un des chefs à l’Assemblée nationale est René Mayer, député de Constantine, qui sera d’ailleurs l’un
des fossoyeurs de Mendès France quelques mois après. Les lobbies en question ne servent d’ailleurs pas uniquement des intérêts colonialistes. Ils traduisent la force d’une illusion vécue comme une réalité: il n’y a en Algérie que
trois départements français. L’Algérie, c’est la France, et l’on ne saurait amputer le territoire national. D’ailleurs les Français d’Algérie sont trop nombreux et trop méritants pour qu’on les déracine. En fait, à l’époque, cette
illusion se révélera moins partagée et on s’en apercevra au moment où le contingent sera mobilisé. Sur place, les jeunes recrues découvrent le sort réservé aux Algériens.
Mais c’est un fait que les insurgés algériens dérangent tout le monde, en dehors de quelques mouvements anarchistes et trotskistes en France. En Algérie même, les élites et les militants sont peu nombreux à parier sur le FLN et à prévoir une victoire à l’issue d’une longue guerre. Les chefs du FLN et leurs maquis, souvent divisés, ne cesseront jamais d’inquiéter. Les Marocains seront amenés à fermer leur frontière et les Tunisiens interdiront chez eux le
port d’armes aux résidents algériens. Habib Bourguiba et Mohammed V une fois revenu sur son trône vont proposer plusieurs fois, discrètement ou publiquement, une union franco-maghrébine pour permettre aux Algériens de
gagner les sympathies du peuple français. Et surtout pour endiguer leur radicalisme et leurs débordements. Ce sont des initiatives considérables – à vrai dire inimaginables, si l’on oublie que les Algériens inspiraient une inquiétude, et parfois une peur exaspérée.
Que serait-il arrivé si la France avait pris en considération l’offre des Tunisiens et des Marocains? Les Algériens, qui surmontaient souvent leurs divisions par la terreur, auraient-ils consenti à des objectifs moins radicaux? En tout
cas, entre la France et l’Algérie, c’était un nouvelle occasion manquée: il est vrai qu’il n’y a pratiquement que cela dans leur histoire commune.
La guerre d’Algérie pouvait-elle être évitée? Question difficile mais que se posent, depuis quelques années, bien des Algériens. Pour un certain nombre d’amis, dont je pense exprimer l’avis, l’insurrection en elle-même ne pouvait
pas être évitée, car la France avait tout fait pour y conduire. Notamment depuis qu’elle avait persécuté ou discrédité tous les nationalistes modérés et pacifiques qui se présentaient comme interlocuteurs. Mais la longue guerre,
telle qu’elle s’est déroulée, avec un bilan si lourd et des conséquences si désastreuses pour l’avenir, dans la mesure où elle portait en germe la seconde guerre civile d’Algérie, oui, cette longue guerre pouvait être interrompue, et
n’était pas en tout cas inévitable.
Aujourd’hui, les relations entre les deux Etats sont au beau fixe et les retrouvailles conduisent à réfléchir sur la vanité du radicalisme comme sur la nécessité de savoir, pour les uns, transformer la répression, pour les autres,
adapter la révolution. Un compromis sur les méthodes, et non sur les objectifs, aurait eu l’immense avantage pour les Algériens d’éviter le despotisme du FLN sur la révolution.
Les Français, avant ou pendant de Gaulle, n’ont pratiquement jamais cessé d’avoir des contacts secrets avec les représentants du FLN. Il s’est passé bien des choses pendant ces rencontres, qui ont donné aux interlocuteurs de
chaque camp le sentiment que tout était possible si on ne désirait pas tout et tout de suite. Mais les Algériens avaient peu de raisons de faire confiance à ceux qui les avaient trompés si souvent. Mieux: ils s’enivraient du rôle
mondial que leur combat leur faisait jouer et du destin d’avant-garde révolutionnaire du tiers-monde qu’ils se découvraient. Car on peut soutenir que l’incroyable pari fait par quelques groupes d’insurgés algériens a été en
définitive gagné davantage sur le plan international que sur le plan militaire. A la conférence de Belgrade en septembre 1961, tous les pays du bloc des non-alignés se prononcèrent en faveur d’un soutien inconditionnel au
gouvernement algérien en exil. Ce gouvernement avait été reconnu en 1960 par l’Union soviétique et en 1961 par les Etats-Unis. La victoire militaire sur le terrain que de Gaulle a imposée aux forces armées a sans doute
contribué à laisser à la France l’apparence d’une maîtrise et à empêcher l’internationalisation du conflit. Elle n’a pu éviter que les soubresauts de l’OAS et l’exode des pieds-noirs ne transforment les accords d’Evian en acte de
rupture d’un côté, d’abandon de l’autre. J. D
2. L’insurrection
Mohammed Mechati* était au nombre des 21 qui, un jour de l’été 1954, à Alger, décidèrent de prendre les armes.
C’était un matin d’été. Juin ou juillet 1954… Mohammed Mechati ne sait plus très bien. Mais il se souvient précisément de la maison, une villa du Clos-Salembier, quartier paisible d’Alger. Et du couscous qui avait été
commandé «pour 25» au propriétaire, un certain Deriche. Dans la cuisine, les femmes s’affairent et roulent la graine dans de grands récipients de bois; la viande cuit à petit feu dans un bouillon de légumes et d’épices. A l’heure
où Alger ne s’est pas encore transformée en fournaise, ils sont 21, arrivés tôt ce matin-là de tous les coins du pays. Les hommes prennent place au salon, où une estrade de fortune a été bricolée. C’est ici que va se décider
l’insurrection qui mettra le feu à l’Algérie. Mohammed Mechati est l’un des derniers survivants de cette réunion secrète.
Quelques semaines plus tôt, une réunion préparatoire du Crua (Comité révolutionnaire pour l’Unité et l’Action) en a jeté les bases et décidé, malgré le danger, de réunir ceux qui, dans chaque région du pays, seront les fers de
lance de l’action. Parmi eux, Mohammed Mechati. Né à Constantine, il a 33 ans et déjà une longue vie derrière lui. Orphelin à 7 ans, il n’est pas resté longtemps à l’école. A 13 ans, on lui fait comprendre que ça suffit. Il lui faut
travailler. Il fait son apprentissage dans la dinanderie, le travail du cuivre. Puis il sera ajusteur, vendeur de journaux, serveur, toujours vêtu de guenilles. «Indigène», «Arabe», destiné à plier l’échine et à dire merci quand on veut
bien le payer.
C’est l’armée qui lui permettra d’échapper à sa condition. Il s’engage. De la Tunisie à Monte Cassino, du débarquement en Provence à la libération de Strasbourg, il finit sergent en 1945, moins payé qu’un caporal français de
souche, bien sûr. Quand il revient en Algérie, il n’en peut plus d’entendre les mieux nés que lui répéter: «L’indigène sait se contenter de pain et de dattes.» Il a vu du pays, libéré la France. «C’était un problème de liberté, de
dignité. Nous voulions être égaux.» Egaux? Allons donc! «On avait eu besoin de nous pour servir de chair à canon. Puis nous étions redevenus des esclaves, des sans-droits. Dans les campagnes, nous allions en haillons. Les
seuls qui s’en sortaient un peu, c’étaient ceux qui travaillaient pour les colons. Nous étions conduits au désespoir par un système qui nous avait toujours menti, toujours trahis. Nous n’avions plus rien à attendre de l’administration coloniale qui organisait des élections injustes et truquées. La révolte grondait. Rien ne pouvait plus nous détourner du terrorisme. Nous étions décidés à prendre les armes: nous ne voyions plus d’autre issue. Quand, plus tard, on
reprochera à Ben M’hidi d’utiliser des femmes pour cacher des bombes dans leurs couffins, il répondra: donnez-nous vos tanks. Nous vous donnerons nos couffins. Nous en étions là.»
Ce jour d’été, dans la villa du Clos-Salembier, ils ne mettent pas longtemps à tomber d’accord. La question posée est simple: puisqu’il faut passer à l’action directe, quelle forme et quel sens peut-elle prendre? S’agit-il d’un
coup de semonce pour obliger la France à négocier, ou doit-on s’engager dans une lutte qui ne s’arrêtera qu’à l’indépendance? La plupart des hommes qui sont là sont des membres de l’OS, l’Organisation spéciale, émanation
du MTLD (Mouvement pour le Triomphe des Libertés démocratiques), dissoute depuis 1950. Ce sont des clandestins, des militants qui connaissent leur pays 0par cœur. Ils en sont sûrs: l’Algérie est prête à se soulever. Le
peuple, leur peuple, les soutiendra, s’ils savent montrer leur force.
Ils s’appellent Mostefa Ben Boulaïd, Didouche Mourad, Rabah Bitat, Mohammed Boudiaf, Ben M’hidi… La plupart vont mourir dans les premiers mois de la guerre qu’ils s’apprêtent à déclencher. D’autres deviendront un jour
dignitaires de l’Algérie indépendante. Ou tomberont assassinés par leurs compagnons. On vote à main levée. Pas une voix ne manque pour décider de mener la lutte jusqu’à l’indépendance. Même s’ils s’interrogent sur les
moyens dont ils vont disposer et s’inquiètent déjà d’une pratique qu’ils jugent peu démocratique, comme si les grands chefs s’autodésignaient, Mohammed Mechati lève la main, lui aussi. La guerre a commencé.
(*) Après avoir participé à l’organisation du FLN en France, Mohammed Mechati est arrêté en août 1956 et restera incarcéré jusqu’à l’indépendance.
Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, 70 attentats et sabotages sont perpétrés dans une trentaine de points du territoire algérien. Le premier mort de la guerre d’Algérie est l’instituteur Guy Monnerot, 23 ans.
Le 1er novembre signe la naissance du FLN (Front de Libération nationale), déterminé à conquérir l’indépendance par les armes. Les principaux dirigeants sont: Larbi Ben M’hidi, Didouche Mourad, Rabah Bitat, Krim
Belkacem, Mohammed Boudiaf et Mostefa Ben Boulaïd. La représentation au Caire est assurée par Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella et Mohammed Khider. Tous sont issus du courant nationaliste fondé par Messali Hadj,
leader en exil du Mouvement pour le Triomphe des Libertés démocratiques (MTLD).
La guerre durera huit ans et coûtera la vie à environ 200000-300000 personnes, Algériens et « Européens » confondus.
3. La torture
Josette Audin n’a jamais revu son mari, arrêté chez lui, à Alger, en juin 1957. Assassiné à 25ans, Maurice Audin deviendra plus qu’un martyr: le héros de la lutte contre la torture.
C’est une cité HLM, rue Flaubert, à Alger. La nuit tombe tard, au mois de juin. Mais il n’y a personne dehors. Le couvre-feu boucle les Algérois à la maison. Dans la rue, des patrouilles de soldats en armes guettent les ombres
furtives. Josette et Maurice Audin sont chez eux, dans cette cité «européenne» où seules trois ou quatre familles «arabes» ont trouvé à se loger. Les enfants dorment. Michèle, 3ans, Louis, 18mois, et Pierre, né il y a un peu plus
d’un mois. Josette est encore en congé maternité. Elle n’a pas repris les cours de maths au lycée. Maurice, lui, est assistant à la fac de sciences d’Alger. Tous deux sont membres du Parti communiste algérien, interdit depuis peu
et qui a décidé de rejoindre le FLN pour se battre pour l’indépendance de l’Algérie.
Josette Audin dit: «On était inquiets. La bataille d’Alger avait commencé au mois de janvier. On savait ce qui attendait les patriotes algériens. En ville, les paras faisaient régner la terreur. Ils ne se cachaient pas beaucoup de ce
qu’ils faisaient. Affoler la population, cela faisait partie de leur tactique. On savait qu’"évadé" voulait dire "assassiné". Tout le monde était au courant de ce qui se passait.» Les Audin ne sont pas prêts à renoncer pour autant. Ils
sont jeunes. Ils sont amoureux. Ils ont trois petits enfants. Ils croient à ce qu’ils sont. Josette Audin: «Jamais mon mari n’a posé de bombes, ni fait dérailler de trains, ni tué des ennemis. Son activité se bornait à la propagande, à
la rédaction de la presse clandestine.»
La veille de ce 11juin 1957, un attentat du FLN a ravagé le casino de la Corniche. Dans le verre brisé, les flaques de sang, on a trouvé les corps déchiquetés de ceux qui croyaient encore que pendant la guerre l’insouciance
pouvait être permise. Des «Européens » ont riposté par une terrible chasse à « l’Arabe ». Les Audin sont indignés.
On sonne à la porte. Il est 23heures. Ce sont des paras en uniforme, accompagnés de quelques civils. Josette Audin n’a oublié ni leurs noms ni leurs visages. Celui du lieutenant Charbonnier est toujours dans sa mémoire. Ils
emmènent Maurice. Pour combien de temps? «S’il est raisonnable, on vous le rend dans une heure», répond un gradé. Maurice Audin embrasse ses enfants endormis et sa femme. «Les soldats faisaient leur boulot, dit Josette
Audin. On voyait qu’ils avaient l’habitude. Et puis, ceux qui n’avaient pas emmené mon mari sont restés avec moi.» Ils resteront trois jours. Interdiction de sortir et de téléphoner. Séquestrée, elle s’occupe comme elle peut des
enfants, sous les yeux des paras qui campent dans le petit appartement de la rue Flaubert. Le lendemain se présente Henri Alleg, un copain, directeur d’«Alger républicain». Il tombe dans la souricière, arrêté à son tour. Les
paras, au milieu des biberons, s’étonnent: «Franchement, madame Audin, qu’est-ce que vous êtes allés faire dans cette galère? Vous avez tout ce qu’il faut, ici, non?»
Sitôt ses geôliers partis, Josette Audin court dans tout Alger: au rectorat, à la justice, chez Massu. Elle dit qu’elle est inquiète. Prononce le mot de «torture». On lui sourit avec condescendance: «Torture? Allons donc… Un
interrogatoire un peu poussé, peut-être…»
Josette Audin n’a jamais revu son mari. Henri Alleg, recru de coups, l’a croisé au centre de torture d’El Biar. On lui a montré son ami, défiguré après son passage entre les mains des paras. Il lui a juste dit: «C’est dur, Henri.»
Alleg est l’un des derniers à avoir vu Maurice vivant. Ensuite, l’armée a inventé une farce. Elle a dit qu’il s’était évadé au cours d’un transfert. Elle a monté un dossier bidon. Il fallait bien répondre aux questions, de plus en plus
pressantes: Maurice Audin était un «Européen», intellectuel de surcroît. Chez Josette Audin, au bout de quelques jours, les paras sont revenus, prétendant guetter d’autres «complices». En faisant le tour de l’appartement, l’un
d’eux a soupiré: «Il était quand même jeune, ce type-là…» «Etait»… Si Josette avait encore le moindre espoir, elle a compris tout de suite.
Ensuite, Maurice Audin est devenu un symbole. Les Comités Audin ont été le fer de lance de la dénonciation de la torture. Henri Alleg a écrit «la Question», Pierre Vidal-Naquet «l’Affaire Audin», implacable contre-enquête sur
un mensonge d’Etat. François Mauriac a assisté à la soutenance de thèse in abstentia du jeune mathématicien, dans un grand amphithéâtre de la Sorbonne. Les tortionnaires, identifiés, n’ont jamais été jugés. Ils ont bénéficié des
lois d’amnistie successives. Des années plus tard, ils ont exporté leurs talents vers les pays qui requéraient leur savoir-faire en matière de torture.
Dans un petit appartement de la banlieue de Paris, une vieille dame très droite qui a gardé l’allure d’une jeune fille regarde sur les étagères les photos d’un jeune homme à qui l’armée française n’a pas laissé le temps de vieillir.
A. L.
A partir de 1955, plusieurs rapports et articles dans «Esprit», «l’Humanité», «les Temps modernes» et «France Observateur» dénoncent l’usage de la torture par l’armée française. Le 28 mars 1957, le général Pâris de la
Bollardière demande à être relevé de ses fonctions pour protester contre ces méthodes. Il écope de soixante jours de forteresse. La mobilisation des intellectuels s’intensifie après la disparition de Maurice Audin. Les autorités
persistent à minimiser.
En mai 2001, le général Aussaresses (83 ans) publie «Services spéciaux, Algérie 1955-1957». Coordonnateur des services de renseignement à Alger en 1957, il revendique et assume tout: «C’est efficace, la torture, la majorité
des gens craquent et parlent. Ensuite, la plupart du temps, on les achevait. […] Est-ce que ça m’a posé des problèmes de conscience? Je dois dire que non.» Il est condamné pour apologie de la torture.
4. Le 13 mai 1958
Pierre Lefranc, proche collaborateur du Général, a vécu auprès de lui les journées de mai. Il récuse la thèse d’un complot gaulliste.
Le Nouvel Observateur. – Où se trouve le général de Gaulle le 13 mai 1958?
P. Lefranc. – A Colombey. Il revient à Paris dans la soirée.
N. O. – A cause des événements?
P. Lefranc. – Non, c’était prévu. Toutes les semaines, il venait passer deux jours à Paris. Il s’installait à l’hôtel Lapérouse et venait travailler dans son bureau du 5 rue de Solférino, où nous étions installés, dans l’ancien siège du
RPF.
N. O. – «Nous», c’était qui, ou plutôt quoi? Un cabinet, une antenne?
P. Lefranc. – Une petite équipe de collaborateurs qui avaient suivi le Général depuis l’époque du RPF: Jacques Foccart, Olivier Guichard et moi-même. A ce moment, de Gaulle était retiré des affaires.
N. O. – Vous travailliez à préparer le retour de De Gaulle?
P. Lefranc. – Notre but, c’était de changer les institutions. Et je dois dire que nous commencions à être un peu découragés. Nous ne voyions pas bien comment le Général pourrait revenir. Jusqu’à ce 13 mai. Immédiatement, le
climat a changé. Le 13, je suis à Bruxelles. Je rentre à Paris dans la soirée. Le soir même, je retrouve Foccart rue de Solférino. Nous nous disons: ça y est, c’est l’occasion.
N. O. – C’est aussi le sentiment de De Gaulle?
P. Lefranc. – Je le vois le 14, à 10 heures, dans son bureau. «Que pensez-vous du coup de Massu? me demande-t-il avec un petit sourire. – Il me semble que cette fois ils ne peuvent pas s’en tirer par des expédients. –
Croyez-vous?», me répond-il. Il faisait le sceptique. Au fond de lui, il vibrait. Mais il affectait de penser que ce n’était qu’une péripétie de plus. Depuis 1947, nous avions si souvent espéré. Et chaque fois les partis avaient réussi
à se maintenir. On pouvait craindre qu’ils ne s’en sortent encore une fois.
N. O. – Qui étaient vos contacts à Alger? Qui vous informait?
P. Lefranc. – Personne. Nous n’avions pas de représentant sur place. Nous suivions les événements par la radio, comme tout le monde.
N. O. – Vous aviez pourtant au moins un homme à vous, Léon Delbecque, envoyé spécial de Chaban. Avec Massu, il a joué un rôle capital dans les journées de mai, donnant un objectif politique – le rappel de De Gaulle – à
cette insurrection qui ne savait pas où elle allait. Il s’active au sein du Comité de Salut public, pousse les gaullistes en avant. Et souffle à Salan, le 15, le fameux «Vive de Gaulle!» qui changera le cours des choses…
P. Lefranc. – Je connaissais Delbecque. Et de Gaulle n’ignorait pas son existence. Il avait été un des délégués du RPF, responsable pour le Nord. Mais nous n’étions pas en rapport avec lui à ce moment-là. Je ne l’avais pas vu
depuis dix ans. Il a sans doute pris des initiatives qui se sont révélées très utiles. Mais même s’il était en contact avec Chaban, c’était des initiatives personnelles. Tout est allé si vite… Il faut faire la part du hasard et de
l’improvisation.
N. O. – Vous récusez donc la thèse du complot.
P. Lefranc. – Je peux témoigner que nous n’avions pas vu venir le coup. Nous étions convaincus de longue date que la IVe République était incapable de résoudre la crise algérienne – le Général l’avait dit publiquement. Mais
cette explosion, sous cette forme-là, et à ce moment-là, nous ne l’avions pas prévue. Et le Général pas davantage. «Surtout, me dit-il le 14, qu’ici on ne se mêle de rien.» Nos possibilités d’action étaient d’ailleurs restreintes. Le
ministre de l’Intérieur, Jules Moch, avait mis les grands moyens pour nous surveiller. Au point que pendant quelques jours, par prudence, nous sommes allés dormir chez des amis. Lorsque Soustelle, qui était une pièce
importante du dispositif gaulliste, a décidé de gagner Alger, il a dû quitter son domicile caché dans le coffre de la voiture de Roger Frey. De Gaulle n’a d’ailleurs pas apprécié. Il ne voulait pas avoir l’air de se mêler de ce qui se
passait à Alger. Après son communiqué du 15 – «Devant les épreuves qui montent à nouveau vers lui, qu’il [le pays] sache que je me tiens prêt à assumer les pouvoirs de la République», il prend du champ.
N. O. – A ce moment, il est beaucoup question d’une intervention de l’armée destinée à imposer le retour de De Gaulle. A Alger, certains travaillent à cette opération, baptisée Résurrection.
P. Lefranc. – Le débat entre nous a été très vif. Pour Foccart, Guichard et moi, il ne pouvait être question que le Général revînt dans les fourgons de l’armée. Ç’aurait été une erreur politique énorme. D’autres, comme Michel
Debré, pensaient qu’il valait mieux tout renverser. De Gaulle a tranché. Il entendait respecter strictement les règles démocratiques. Il a publiquement exhorté l’armée à ne pas sortir de la légalité. Il l’a signifié au général Dulac,
adjoint de Salan, quand il l’a reçu à Colombey: l’intervention de l’armée ne pouvait que compromettre les chances de son retour. Dans cette affaire, la marge de manœuvre du Général était extrêmement étroite. La pression de
l’armée était très importante pour faire céder les politiciens, qui n’avaient aucune envie de renoncer à leurs jeux. Mais elle devait rester une simple menace. C’est là que de Gaulle a manœuvré de façon magistrale, se servant de
cette menace, tout en faisant en sorte qu’elle ne se réalise pas.
Le 13 mai 1958, tandis qu’à Paris les députés délibèrent sur l’investiture du gouvernement Pflimlin, une foule immense envahit les rues d’Alger et s’empare du gouvernement général, mollement gardé par l’armée. Afin de
contrôler le mouvement, Massu accepte de prendre la tête d’un Comité de Salut public qui exige de Paris la création d’un gouvernement de salut public, «seul capable de conserver l’Algérie». Le 14 mai au matin, Massu appelle
de Gaulle à «rompre le silence». Le 15, Salan, pressé par les gaullistes, conclut son discours par: «Vive l’Algérie française… Vive de Gaulle!» La foule exulte. Elle a choisi son camp. Le même jour, de Gaulle se déclare prêt à
«assumer les pouvoirs de la République». Le 29 mai, le président Coty le charge de constituer un nouveau gouvernement. La IVe a vécu.
5. Les camps de regroupement
Agathe Logeart
Les camps de regroupement
Michel Rocard avait rédigé pour la SFIO un rapport dénonçant les atrocités commises par la France en Algérie. Envoyé sur place en 1958 comme inspecteur des finances, il découvre qu’il était encore en
dessous de la vérité.
En ce mois de septembre 1958, Michel Rocard est furieux. Quelle idée stupide de l’envoyer en Algérie avec sa promotion de l’ENA! Comme s’il n’avait pas d’autres chats à fouetter… Des choses essentielles se préparent alors
à Paris: avec ses amis Daniel Mayer et Alain Savary, il est en train de préparer la scission de la SFIO, le lancement du PSA (Parti socialiste autonome), continuité logique d’un parcours de militant socialiste, certes, mais aussi
anticolonialiste, écœuré par la veulerie de Guy Mollet. Et le voilà coincé sur ce maudit bateau pour Alger!
Depuis 1954, l’Algérie est au cœur de son engagement militant. Avec Henri Frenay, au printemps 1957, il a rédigé pour la SFIO un rapport explosif sur le drame algérien, où il dénonce le «génocide» perpétré de l’autre côté de
la Méditerranée par l’Etat français et se prononce clairement en faveur de l’indépendance. Il ne l’a pas signé de son nom: c’est le ministère de l’Intérieur qui arrête la liste des étudiants autorisés à présenter le concours de l’ENA.
Gare à ceux qui ne sont pas dans la ligne! Le rapport, présenté au nom de la fédération de la Seine de la SFIO au congrès de Toulouse de juin 1957, est enterré par la direction du parti. «Cela n’a pas été une surprise: je savais
déjà que Guy Mollet était un salaud», se souvient Michel Rocard.
Pour le pouvoir en place – c’est-à-dire le même Guy Mollet –, le problème algérien n’est pas un problème d’indépendance mais de sous-administration. «Alors, on se décide à dépêcher sur place du fonctionnaire. Envoyer à
Alger un collège de blancs-becs, c’était évidemment une sottise.» Mais un ordre est un ordre. Rocard n’a jamais été favorable à l’insoumission. Il a toujours critiqué les porteurs de valises. Il est un fonctionnaire – inspecteur des
finances – qui a une conscience et un engagement politiques. Il fera donc ce que sa morale lui dicte de faire.
Il fait beau à Alger, ce 4 septembre 1958 quand il descend du bateau. Son ami Jacques Bugnicourt, qui est sous-lieutenant, l’accueille à la coupée. Rocard se dit qu’ils vont «banqueter» pour fêter leurs retrouvailles. Mais
Bugnicourt a bien autre chose en tête. «Ce qui se passe ici est dramatique», lui dit-il. Et il le met immédiatement au courant: l’armée, dans le plus grand secret, est en train de procéder à des déplacements massifs de population.
Des centaines de milliers de paysans sont arrachés de leurs villages. Perdent leurs récoltes, leurs troupeaux. Meurent de faim. Tout ça pour nettoyer le djebel, empêcher le FLN de s’enraciner dans la population et permettre les
bombardements au napalm. «Parfois, raconte Bugnicourt à un Rocard sidéré, on donne un préavis de huit jours aux villageois. Et puis on leur envoie des camions et on les conduit loin de chez eux dans des baraquements
construits à la va-vite. Parfois, on les emmène au milieu de nulle part. Ils laissent derrière eux leurs poulets, leurs lapins. Ils n’emportent rien. Et on leur refile des tentes où ils croupissent avec femmes et enfants dans le plus grand
dénuement. Il faut faire quelque chose.»
Michel Rocard écoute. Des images de son adolescence resurgissent tout à coup. Comme boy-scout, en 1945, il faisait partie des équipes qui à l’Hôtel Lutetia, à Paris, accueillaient les déportés de retour des camps. «Ils
arrivaient pas rasés, pas épouillés, toujours aussi maigres dans leurs ignobles costumes rayés. Ma vie d’adulte a commencé avec ça. Avec la découverte de cette horreur-là.» Qu’allait-il trouver en Algérie?
Paul Delouvrier est alors le délégué général du gouvernement français en Algérie tout récemment nommé par le général de Gaulle. Sous couvert d’une mission d’évaluation du «service de la topographie et de l’organisation
foncière» (!), le jeune inspecteur des finances Michel Rocard, 28 ans, se voit confier officieusement une enquête sur ces camps de regroupement jusque-là passés sous silence. Elle va durer trois mois, de septembre à novembre
1958. Avec sa voiture personnelle, une vieille 403 qui se noie parfois dans la boue et doit être tractée par un tank de l’armée, il sillonne l’Algérie dans un rayon de 300 kilomètres autour d’Alger. Dans la campagne, autour de
Blida, Tiaret, Orléansville, Sétif, il découvre l’horreur.
«Un million de personnes, dont énormément de femmes et d’enfants, sont parquées dans des conditions innommables.» Il estime à 200000 le nombre de ceux qui sont morts de faim. Dans un des camps de l’Ouarsenis, on
dénombre 600 enfants sur 1100 regroupés. Au moment où Michel Rocard le visite, un enfant de 2 ans meurt sous ses yeux dans les bras d’un soldat. C’est le troisième en quatre jours. «Ce génocide n’a rien de systématique ni
de délibéré. C’est le fruit d’un empirisme de colonels locaux qui, pour faire leurs opérations militaires dans leur coin, déplacent les populations à leur guise. Seulement il y a un problème: il n’y a pas d’argent pour nourrir les
déplacés. Alors ils meurent. C’est aussi simple que cela! Les chefs de camp que j’ai vus n’étaient pas des nazis: pour la plupart, ils étaient navrés, et même un peu honteux», commente-t-il aujourd’hui.
Le 17 février 1959, Michel Rocard rend son rapport à Paul Delouvrier, qui le fait taper en neuf exemplaires par sa secrétaire personnelle. Il lui en confie deux en lui demandant de les transmettre par ses propres moyens au plus
proche entourage du général de Gaulle, au cas où il ne parviendrait pas lui-même à entrer en contact avec le chef de l’Etat. Michel Rocard devine que Delouvrier se méfie du Premier ministre, Michel Debré, et voit en de Gaulle
le seul recours possible.
Le 17 avril dans «France Observateur», le 18 dans «le Monde», le rapport est publié. C’est une bombe. Rocard n’y est pour rien dans la fuite: elle vient du cabinet du garde des Sceaux, Edmond Michelet. Même si le nom de
Rocard n’apparaît pas, Michel Debré sait qu’il en est l’auteur. Il demande sa révocation au conseil des ministres – en vain. Interpellé à la Chambre des Députés, Debré affirme qu’il s’agit d’un rapport «communiste». La France
est prise à partie devant l’assemblée générale de l’ONU et risque des sanctions.
Le scandale est tel que le gouvernement est obligé d’agir: 100 millions de francs de l’époque sont débloqués pour nourrir les populations déplacées. Tout nouveau regroupement de population est interdit, sauf autorisation du
délégué général. «En 1962, trois ans plus tard, estime Michel Rocard, on se retrouvera tout de même avec 2 millions de regroupés sur une population de 9 millions d’habitants! Mais c’est autre chose: par rapport à la mort lente,
à la famine, on n’y meurt plus de faim. Alors, c’est vrai, je prétends avoir sauvé de la mort pas moins de 1 million de personnes.»
Pour le jeune haut fonctionnaire, la voie est désormais tracée: «C’est à ce moment que j’ai abandonné la prétention de devenir un jour gouverneur de la Banque de France! Et que j’ai décidé de m’engager en politique de façon
permanente, parce que j’avais compris à quel point la politique pouvait être nocive quand elle était placée dans n’importe quelles mains. L’Algérie a changé toute ma vie.»
6. La gauche sous les tomates
Mollet voulait gagner la guerre puis réformer l’Algérie. Il a échoué sur les deux tableaux. Et ouvert une crise durable au sein de la gauche.
Après les attentats du 1er novembre 1954, le président du Conseil, Pierre Mendès France, déclare qu’on «ne transige pas lorsqu’il s’agit de défendre la paix intérieure de la nation et l’intégrité de la République». Et d’ajouter:
«Les départements d’Algérie font partie de la République, ils sont français depuis longtemps.» Son ministre de l’Intérieur, François Mitterrand, confirme: «L’Algérie, c’est la France. Des Flandres au Congo, il y a la loi, une seule
nation, un seul Parlement. C’est la Constitution et c’est notre volonté. […] Le gouvernement veillera à ce que nos concitoyens d’Algérie sachent qu’ils ont une espérance et que cette espérance est française.»
Pour le Front républicain, constitué par la SFIO de Guy Mollet, le Parti radical de Pierre Mendès France, l’UDSR de François Mitterrand et les républicains sociaux de Jacques Chaban-Delmas, parler de l’Algérie française
c’est alors tenter de mettre fin à cette «guerre imbécile» par une politique de réformes allant vers une égalité réelle entre «Européens» et musulmans. Il s’agit de refuser toute idée d’indépendance ou de négociation directe avec
les rebelles tout en prônant la tenue d’élections libres au collège unique, la modernisation des structures économiques et une réforme agraire. Le gouvernement Mendès tombe le 5 février 1955, soupçonné de préparer l’abandon
de l’Algérie après celui de l’Indochine.
Son successeur à Matignon, Guy Mollet, se rend à Alger le 6 février 1956. Bien qu’il ait proclamé «l’union indissoluble entre l’Algérie et la France» lors de son discours d’investiture, il doit affronter l’hostilité des «Européens»,
chauffés à blanc par le comité de défense de l’Algérie française. Accueilli par des jets de tomates et d’œufs, Mollet révoque son ministre résident, le général Catroux, remplacé par le socialiste Robert Lacoste, et s’engage dans
une politique de plus en plus musclée, refusant toute solution négociée sans cessez-le-feu préalable. Pour la gauche, la «journée des tomates» marque le tournant de la politique algérienne. On continue à parler de réformes. Mais
il est trop tard. Le temps des compromis possibles est révolu. Le durcissement du régime, traduit par le renforcement de l’effort militaire et l’envoi massif de troupes, prépare déjà l’impasse de 1958 et l’écroulement de la IVe
République. Et aussi l’éclatement de la gauche: pour un Rocard, un Savary, un Daniel Mayer, pour toute une génération de jeunes militants écœurés par le mollétisme, la SFIO est discréditée. Le socialisme mettra quinze ans à se
relever de ses ruines.
7. L’autodétermination
Pierre Joxe, officier en Algérie, et fils de Louis, futur négociateur d’Evian, a écouté en direct le discours du 16 septembre 1959. Et vu s’activer ceux qui, dans l’armée et l’administration, sabotaient la
politique algérienne de De Gaulle.
Le Nouvel Observateur. – Le 16 septembre 1959, le général de Gaulle prononce le discours sur «l’autodétermination». Vous êtes alors sous-lieutenant en Algérie. Mesurez-vous la portée de cette intervention?
Pierre Joxe. – Bien sûr, je me souviens très bien de ce discours. Je l’ai écouté à la radio, au mess des officiers, sur la base aérienne de Colomb-Béchar. Quand de Gaulle s’est tu, une partie de la salle s’est levée pour applaudir.
D’autres, minoritaires, sont sortis sans cacher leur trouble. Pour moi, j’ai compris ce jour-là que de Gaulle venait de liquider le rêve illusoire d’une Algérie française. Ce 16 septembre, c’était aussi l’anniversaire de mon père,
Louis Joxe. Il venait d’être nommé secrétaire d’Etat auprès du Premier ministre, dans le but évident de ne pas laisser les mains libres à Michel Debré, dont on savait qu’il désapprouvait la nouvelle orientation de la politique
gaulliste en Algérie. De Colomb-Béchar, je lui ai envoyé un télégramme avec ces simples mots: «Bon anniversaire.»
N. O. – Cela voulait dire aussi: bravo!
P. Joxe. – Et enfin! J’appartiens à une génération qui a voté pour la première fois en 1956. On attendait Pierre Mendès France en pensant qu’il réglerait la crise algérienne – à l’époque, personne ne parlait de guerre – comme il
avait réglé les crises marocaine et tunisienne. On a eu Guy Mollet et l’envoi du contingent, le putsch du 13 mai 1958 et le retour de De Gaulle. Le 16 septembre 1959, j’ai eu le sentiment que l’histoire se remettait à tourner dans
le bon sens. Ce n’était pas faux, même si c’était un peu optimiste.
N. O. – Que faisiez-vous, alors, en Algérie?
P. Joxe. – J’y suis arrivé tard. Au début de l’été 1959, j’avais 24 ans, j’étais marié et père d’une petite fille. J’étais sorti premier de ma promotion de l’école d’officiers. Ayant choisi la spécialité «sécurité militaire» à l’état-major,
j’ai été nommé à Paris, aux Invalides. Là-dessus mon père entre au gouvernement. J’aurais presque travaillé sous ses ordres. C’était impossible. Je suis allé voir mon supérieur, le général Fourquet. Il m’a proposé un poste à
Berlin. J’ai refusé. La seule chose à faire était de partir pour l’Algérie, comme «volontaire»!
N. O. – Fils d’un ministre de De Gaulle, vous étiez clairement engagé à gauche. Comment avez-vous été accueilli?
P. Joxe. – Bien, dans un premier temps. Sur le papier, j’étais un jeune et brillant officier de réserve affecté à la sécurité militaire.
N. O. – Mais de gauche et opposé à la guerre…
P. Joxe. – Je ne cachais pas mes opinions. Avant de partir pour Alger, lors d’un stage à la sécurité militaire, on m’avait remis les dossiers d’une trentaine de responsables de l’Unef en me demandant lesquels étaient communistes. Dans le tas, il y avait le mien! J’ai expliqué que ce type d’enquête était illégal et surtout stupide. Comme si, à cette époque, l’engagement anticolonialiste de la jeunesse était le fait des seuls communistes!
N. O. – En Algérie, un jeune officier pouvait-il soutenir ouvertement de telles opinions?
P. Joxe. – Un officier, oui. On m’a affecté en juillet 1959 au Centre de Coordination interarmées, à Alger. J’ai découvert assez vite que ledit centre était en fait chargé de coordonner les informations obtenues par les DOP, les
détachements opérationnels de protection. Vous voyez ce que je veux dire! Au bout de la chaîne, il y avait la torture. Un jour, on m’a conduit dans une villa de la banlieue d’Alger. J’ai dit à l’officier qui se trouvait là et qui voulait
que je centralise des renseignements venus de la frontière tunisienne que, bien entendu, je ferai remonter par tous les moyens et à qui de droit les faits qui me paraîtraient illégaux. Il est entré dans une colère inouïe. Quelques jours plus tard, j’étais expédié à Colomb-Béchar…
N. O. – Jusqu’au 16 septembre 1959…
P. Joxe. – En quelques minutes, je suis redevenu un officier fréquentable.
N. O. – Gaulliste!
P. Joxe. – Enfant, pendant la guerre, j’avais été gaulliste quand nous vivions avec mon père à Alger. Jeune homme, je l’étais à nouveau sans états d’âme, dès lors que de Gaulle devenait anticolonialiste. De retour à Alger, j’ai été
chargé d’épurer ceux qui m’avaient envoyé à Colomb-Béchar. L’autodétermination, décrétée à Paris, se heurtait à de très fortes résistances à la fois dans l’armée, dans l’administration et chez des pieds-noirs, inquiets de leur
sort, et que la presse locale chauffait à blanc.
N. O. – Vous êtes ainsi devenu censeur!
P. Joxe. – J’ai travaillé un temps à la censure militaire, au moment des barricades. Presque tous les jours, «l’Echo d’Alger» publiait des appels au meurtre que je caviardais méthodiquement, sans d’ailleurs que quiconque
supervise mon action. Quand j’ouvrais le journal, il était plein de carrés blancs, et j’étais responsable de ça. La situation était assez étrange.
N. O. – Dangereuse?
P. Joxe. – Parfois, oui. Le 24 janvier 1960, quand a éclaté l’affaire des barricades, j’étais aux premières loges. Mon bureau, à Alger, était tout près de la rue Michelet, où ont eu lieu les incidents les plus graves. J’ai vu les
gendarmes se faire tirer comme des lapins sous des tirs croisés soigneusement préparés. J’ai vu arriver en camion des légionnaires du 1er REP qui déchargeaient des caisses de mitraillettes, aussitôt distribuées aux insurgés. J’ai vu une administration tétanisée et parfois même complice. Avec des amis loyalistes, nous avons rédigé un appel. Seuls quatre des douze directeurs du gouvernement général ont accepté de la signer. Les autres voulaient «
réfléchir»! Certains ont disparu quelques jours. On les a revus quand l’ordre est revenu.
N. O. – Ont-ils été sanctionnés?
P. Joxe. – Pas toujours. De Gaulle avait un certain mal à se faire obéir. Je l’ai constaté à mon modeste niveau jusqu’à ma démobilisation en juin 1960. Les 5es bureaux, les «bureaux d’action psychologique», par exemple,
avaient été officiellement dissous. Mais il suffisait d’enquêter un tout petit peu – je le faisais sous couvert d’un comité armée-jeunesse bidon – pour constater que tel officier factieux continuait en sous-main son travail de sabotage; le personnel qui avait été dispersé demeurait en liaison; le matériel confisqué avait en fait été récupéré. Il y avait dans l’armée, surtout dans l’armée de terre, une organisation clandestine qui préparait un putsch. On le constatera
en avril 1961.
N. O. – Les autorités légales étaient-elles conscientes du danger?
P. Joxe. – Pas suffisamment. Il est vrai que la situation était complexe. A Alger, quand le 1er REP a été dispersé, après les barricades, j’ai accompagné à l’aéroport de Maison-Blanche des officiers que l’on rapatriait. C’étaient
des baroudeurs. Ils avaient obéi à leurs chefs, on les punissait et, au fond, ils s’en fichaient. Ils avaient fait les guerres coloniales. Ils trouvaient légitime d’employer toutes les méthodes pour vaincre l’ennemi – et légitime, aussi, de
se révolter contre une politique voulue par des civils qui, à leurs yeux, ne comprenaient rien à la situation algérienne. La grande force de De Gaulle, face à ces officiers, c’était d’être un militaire. Quand il apparaissait à la télévision
en uniforme, beaucoup se mettaient soudain à douter.
N. O. – Vous informiez Paris de cet état d’esprit?
P. Joxe. – Je parlais souvent à mon père, qui était été chargé par de Gaulle de la mise en œuvre de toute sa politique algérienne. Ce qui n’était pas facile vu la résistance – pour ne pas dire plus! – de Michel Debré. Au sein même du gouvernement, l’information circulait mal. Je l’ai constaté au printemps 1960 quand je suis venu quelques jours à Paris. Je suis allé voir le général Fourquet, mon ancien supérieur. Je lui ai raconté ce que je voyais sur le terrain.
Il m’a conduit chez un conseiller du ministre des Armées. C’était Xavier Deniau, futur député RPR. Il m’a écouté et m’a emmené voir son ministre. C’est ainsi que je me suis retrouvé face à Pierre Messmer, dans un bureau que
j’allais occuper trente ans plus tard. J’ai réalisé, abasourdi, que même à ce niveau-là l’information était partielle et l’analyse de la situation en Algérie, étrangement décalée.
N. O. – A Paris, on ne savait pas ou on ne voulait pas savoir?
P. Joxe. – Sans doute un peu des deux…
Le 4 juin 1958, de Gaulle se rend à Alger. Dans le fameux discours du «Je vous ai compris» qui déchaîne les foules, il entretient une certaine ambiguïté quant à ses intentions. Le 6 juin, à Mostaganem, pour la première et dernière fois, il lance: «Vive l’Algérie française!» Par la suite, il va progressivement infléchir le cap. Le 23 octobre, il propose aux combattants algériens «la paix des braves». Elle est refusée par le GPRA, qui vient d’être créé (19
septembre 1958).
Le discours sur «l’autodétermination» marque un tournant décisif. Le 3 mars 1960, au cours de sa deuxième «tournée des popotes», de Gaulle parle de «l’Algérie algérienne». Puis, le 4 novembre 1960, de «la République
algérienne qui existera un jour».
8. La tournée des popotes d’Eddy Mitchell
En 1962, l’appelé Claude Moine a lui aussi servi en Algérie: en chantant pour les appelés, qui avaient le moral dans les chaussettes.
C’est toujours le même cauchemar. Quel que soit l’endroit du monde où il se trouve, on frappe à la porte. C’est un soldat. Il regarde un bout de papier. Il lit son nom. Et lui dit qu’il faut y retourner. Et là Eddy Mitchell devient
fou. Il ne veut pas. Non, c’est non. Il se réveille. C’est un cauchemar. Son cauchemar.
Il lui a fallu vingt-cinq ans pour, un jour dans un coin de studio, mettre enfin des mots sur la mélodie qui a su porter ses souvenirs. La chanson s’appelle «Soixante, soixante-deux»: «Soixante, soixante-deux / Y avait pas que des
rockers / Terrorisme et OAS / Infos d’époque, RAS / La vérité sur ces années / Est encore taboue / J’aime mieux rester éveillé / Quand je cauch’marde, j’vois brûler / Les feux de la braise / Qu’attise la haine / Qui dormait en
nous / Tous dans l’même bateau / Je préfère les naufrageurs / L’Algérie c’est beau / Oui mais vue du Sacré-Cœur / Soixante, soixante-deux / Quelque part ça m’fait peur»…
Oui, peur. L’Algérie, quand on a commencé à en parler, il savait à peine où c’était, lui le môme de Belleville qui habitait précisément boulevard d’Algérie, à la lisière des fortifs. Il était Chaussette Noire, lui. Banane et gomina.
Twist à Saint-Tropez, bottes souples à bout carré et dactylo rock, s’il vous plaît.
Quand l’armée l’a rattrapé, elle s’est dit qu’elle faisait une bonne affaire. D’accord, il a mis le chambard le temps de ses classes à Montlhéry. Incapable d’apprendre à conduire, il a bousillé une Jeep et un camion. Il a menacé de
faire un procès si sa femme le quittait pour cause de boule à zéro. Mais Eddy était une star. Une idée loufoque a alors germé dans la tête d’un fonctionnaire du ministère: puisque Claude Moine, dit Eddy Mitchell, devait – comme
tout le monde – partir en Algérie, autant que cela serve à quelque chose. Il irait donc chanter pour la troupe, histoire de remonter un moral passablement déclinant après huit ans de guerre. Pas de discussion: c’est ça ou la taule.
Alors va pour le théâtre aux armées…
Mais, attention! M. Eddy n’aime pas qu’on lui force la main et il a une franche détestation de tout ce qui est militaire. Il voulait bien chanter mais à ses conditions: pas question de se couper les cheveux. Ni de manger à la table
des officiers. Ni de dormir à la caserne. Ni de se priver de la présence de sa femme. Pour le reste, s’ils voulaient qu’il chante, eh bien il chanterait. L’armée s’est même offert une semaine de Chaussettes Noires à l’Olympia avant
le départ. Et a encaissé la recette pour ses bonnes œuvres.
L’Algérie, Eddy Mitchell connaissait déjà. Il y avait fait une tournée en 1961. Alger, Tiaret… Pas que de bons souvenirs. A Oran, le gala au théâtre de verdure avait dû être annulé: l’OAS menaçait de mettre une bombe; il n’était
pas question qu’Arabes et «Européens » puissent assister ensemble au spectacle. Dans une rue, un jour, il avait vu de jeunes « Européens » courser de jeunes Arabes avec une lanière de cuir et une pierre au bout. La veille, un
pied-noir aurait été égorgé. En représailles, deux Arabes auraient été balancés dans le port. Eddy a commencé à comprendre pourquoi son copain Michel, revenu de vingt-huit mois de service militaire, se jetait par terre chaque
fois qu’un pot d’échappement faisait trop de bruit. Maintenant, ça le faisait moins rigoler.
Il savait bien qu’en Algérie les gens ne s’embrassaient pas sur la bouche. Mais il pensait que ça se passait loin. Dans le bled. Alors il y est retourné chanter. En emmerdant les officiers le plus possible. Il les traitait de cons, leur
disait que s’ils n’étaient pas contents il ne chanterait pas. Il jouait au sale gosse. Comme pour se venger des récits hargneux de ceux qui, à leur vingtième bière, se vantaient d’avoir massacré les Arabes qui leur étaient tombés
entre les mains. Il tentait de chasser les vilaines images. Il se disait que, comme tous les mômes, il ne comprenait rien. Qu’il y avait des gens formidables des deux côtés et qu’ils devraient arriver à s’entendre.
Il a chanté donc. Et puis il est rentré en France. Et son cauchemar a commencé. Soixante, soixante-deux, y avait pas que des rockers…
9. L’OAS
Jean-Jacques Susini* raconte la création de l’Organisation armée secrète. Un simple sigle au départ, une coquille vide, dont devait sortir une redoutable machine de mort.
Alors, Armée secrète?» Les deux hommes se regardent. Pierre Lagaillarde, ancien député d’Alger, un tribun adoré des foules algéroises. Et son partenaire, son contraire: Jean-Jacques Susini, 27 ans, maigre et sec, méticuleux
jeune homme d’apparence glacée, brûlant d’un feu tout politique. Armée secrète, pourquoi pas? Un mouvement de Résistance portait ce nom pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce sera donc la résistance, l’union sacrée des
Français d’Algérie contre la trahison que Paris leur prépare. Armée secrète, donc? Non. «Organisation armée secrète!», lance Lagaillarde. OAS. Ainsi naissent les légendes noires.
Madrid, le 10 février 1961. Le Madrid de Franco. «Une ville encore marquée par la guerre civile, aux murs parfois criblés de balles, se souvient aujourd’hui Susini. On croisait des soldats qui portaient encore la croix de fer
allemande, des anciens de la division Azul qui s’étaient battus sur le front russe.» OAS. Les trois lettres qui marqueront, dans le feu et dans le sang, la fin de l’Algérie française naissent dans la dernière capitale du fascisme
européen, qui abrite des exilés d’une cause déjà perdue. Susini: «Je pensais depuis longtemps que c’était foutu. Mais il fallait tenter quelque chose. L’OAS, c’était juste un sigle pour unifier tous les mouvements pieds-noirs en
Algérie. A Alger, les militaires préparaient le putsch. On le savait. Mais je n’avais pas confiance en eux. Il fallait une force civile à côté d’eux pour contrebalancer leur pouvoir.»
En quittant Lagaillarde, Susini s’en va retrouver le général Salan, ancien commandant en Algérie, un vétéran conquis par l’Algérie française, mis au placard par le régime gaulliste. Aigri, Salan a pris sa retraite, quitté Paris, rejoint
Madrid pour attendre sa revanche. Il est le seul militaire en qui Susini a confiance. Le mouvement qu’il a inventé, il le lui offre. «Je ne lui prêtais pas un énorme sens politique. Mais il était vraiment attaché aux Français d’Algérie.»
Salan est protégé par un dignitaire du régime, Serrano Suñer, beau-frère de Franco. Serrano Suñer héberge les conjurés, les garde, il fera venir un avion d’Angleterre pour les ramener en Algérie, le moment venu. Ce protecteur
a un passé: dans les années 1940, ministre des Affaires étrangères, il était l’homme de l’alliance avec Hitler et Mussolini. Salan ne se rend compte de rien. Susini: «Dans des dîners, il racontait à Serrano Suñer comment lui, Salan, avait été envoyé par Georges Mandel pour aider l’armée éthiopienne contre l’Italie en 1935… L’aide de camp de Salan, Ferrandi, m’a demandé d’avertir le général que ce genre de souvenirs risquait de déplaire…»
Salan, vieux général républicain en train de se perdre. Cet ancien d’Indo entretient Susini de sa passion pour la philosophie bouddhiste. Tandis que Lagaillarde s’en va faire retraite dans un monastère où les pensionnaires
s’infligent des châtiments corporels. L’attente ne leur vaut rien. Susini, avec son regard scalpel, ne perd rien de leurs ridicules. Lui-même a ses obsessions. «Je travaillais à l’hôtel de Salan. J’écrivais un projet de constitution. Je
mettais au point un plan de mobilisation d’une garde nationale des Français d’Algérie pour tenir le territoire après le soulèvement. J’avais copié la mobilisation de l’armée d’Algérie en 1943. Je pensais qu’il fallait expulser le
contingent, le renvoyer en France, prendre notre défense en main…»
A 27 ans, Susini est déjà un vétéran de la cause pied-noir. Fils d’un communiste, soutien probable du FLN, mais, par sa mère, issu d’une famille nationaliste. Natif d’Alger, il a quitté Strasbourg, où il étudiait la médecine, pour se
jeter dans le combat fin 1958. Il s’est fait élire à la tête des étudiants d’Alger. Il a inspiré Jo Ortiz, le cafetier du Forum qui enflammait la foule pied-noir. Après la semaine des « barricades » (janvier 1960), Susini a été arrêté,
conduit en métropole, interné à la Santé puis remis en liberté provisoire au moment du procès. On est en novembre 1960. «Je logeais chez mon oncle, qui était aussi mon avocat, Me Palmiéri. Une nuit, il est venu me trouver:
"Lagaillarde ne sera pas à l’audience demain. Il vient de partir en Espagne. Si tu veux partir aussi, c’est maintenant." Je me suis décidé tout de suite. Il y avait urgence.»
Sitôt à Madrid, Susini se précipite chez Lagaillarde, qui l’a précédé. Il le trouve trop orgueilleux, pas assez politique. Il entreprend alors la conquête de Salan. L’amitié de Ferrandi – «un Corse, comme moi» – va lui faciliter les
choses. Le vieux général et le jeune activiste vont se trouver. Quelques semaines plus tard, l’OAS est créée. «Une simple coquille vide. Rien de commun avec l’OAS telle qu’on l’a connue ensuite.» C’est après l’échec du putsch d’Alger, le retour vain de Salan et de Susini en Algérie et la débandade de l’Algérie française que l’opération politicienne des exilés de Madrid deviendra une machine de mort.
(*) Condamné à mort par contumace, puis amnistié, Jean-Jacques Susini rentrera en France et reprendra ses études de médecine. Membre du Front national, il a aujourd’hui 71 ans.
Le sigle OAS apparaît sur les murs d’Alger le 16 mars 1961. L’échec du putsch précipite l’Organisation dans l’action terroriste. Plusieurs centaines d’attentats et d’exécutions suivront, en Algérie et en métropole. Le plastiquage
du domicile d’André Malraux, au cours duquel la petite Delphine Renard est grièvement blessée, provoque l’indignation de l’opinion (7 février 1962). Les activistes tenteront à plusieurs reprises d’assassiner le général de Gaulle,
notamment au Petit-Clamart (22 août 1962). En France, 44 condamnations à mort sont prononcées contre des membres de l’OAS, 4 sont exécutés. En 1968, de Gaulle prononcera une amnistie générale. Entre mai 1961 et
septembre 1962, l’OAS aura tué 2700 personnes, dont 2400 Algériens.
10. L’exil
Enrico Macias avait 22 ans. Sur le bateau qui l’emmenait loin de sa terre, il improvisa une chanson qui commençait par: «J’ai quitté mon pays, j’ai quitté ma maison...»
Il s’appelle encore Gaston, Gaston Ghrenassia. Il a 22 ans, des valises plein les bras, mais pas sa guitare. Il y a sa mère, son père, son frère, la grand-mère, qui pour l’occasion s’est vêtue à l’européenne alors qu’il l’a toujours
vue avec un foulard sur la tête. Et puis la famille de «tonton Raymond», sa fille Suzy en tête. Suzy, la copine d’enfance de Gaston, son amour de toujours, sa promise, sa femme, bientôt. On a fait les paquets à la hâte. On a
claqué la porte de l’appartement de Constantine. Et on est parti. Le bateau, ce 29 juillet 1961, quitte Philippeville pour Marseille. «Quand on s’est éloigné du port, on n’avait pas la force de regarder en arrière.» Trop de sang,
trop de larmes. Ils avaient déjà eu le cercueil, il ne leur restait plus que la valise.
Un mois plus tôt, «tonton Raymond», cheikh Raymond Leyris, grand maître du maalouf, l’ancestrale musique arabo-andalouse, sortait tranquillement de son magasin de disques de la rue Zevaco, tenant sa fille Viviane par la
main. Un homme s’est approché. Viviane n’a rien entendu. Son père s’est écroulé. Le tueur avait utilisé un silencieux pour tirer deux balles dans la gorge du plus célèbre des chanteurs et musiciens du Constantinois. Gaston,
depuis l’âge de 15 ans, était son disciple et n’allait pas tarder à devenir son gendre. Il est anéanti. En liquidant «tonton Raymond», le FLN a voulu détruire un symbole, celui de la coexistence entre juifs et Arabes, et donner aux
50000 juifs de la ville (sur 150000 habitants) le signal du départ. Un tract aussitôt circule: tout l’orchestre est visé. Donc le père de Gaston, violoniste virtuose, et Gaston lui-même. «Alors on est tous partis. On n’avait pas le
choix. C’était une question de survie.»
Le maalouf est une musique étrange et savante que l’on se transmet de génération en génération. Ses codes sont connus. Les thèmes, les mélodies survivent aux siècles, enrichis, enluminés comme des parchemins qui disent
l’amour et la douleur, la peine et les joies. On a le droit aussi d’improviser. Et sur ce bateau qui l’éloigne à jamais de sa terre, de celle de ses ancêtres, Gaston, le guitariste virtuose qui vient de perdre son maître, n’a plus que sa
voix à offrir pour conjurer les démons. Alors, oui, a cappella il improvise.Il avait chanté, déjà. Pour des mariages, des bar-mitsva. Avec ses potes gitans, aussi: il se grimait, en espérant n’être pas reconnu. On l’appelait «le petit
Enrico». Il avait gagné des radio-crochets en faisant le chanteur de charme avec des bluettes de sa composition: «Ton premier baiser», «Chiquita». Là, sur ce pont où les femmes tire-bouchonnent leurs mouchoirs, où les hommes serrent le poing au fond des poches, une voix s’élève, contre le vent mauvais. Elle dit: «J’ai quitté mon pays / J’ai quitté ma maison… / Soleil! Soleil de mon pays perdu / Des villes blanches que j’aimais / Des filles que j’ai jadis
connues…» Autour, on reprend le refrain: «J’ai quitté mon pays…» Quelqu’un lui tend une guitare. S’il oublie les paroles qui sont sorties toutes seules de sa gorge nouée, les passagers les lui soufflent. Et jusqu’au port ils
chantent ensemble.
Quelques mois plus tard, Gaston Ghrenassia s’est trouvé un nom de scène: il s’appelle désormais Enrico Macias. Il court le cachet dans d’improbables cabarets, pendant que la famille s’entasse dans un de ces appartements
minuscules que la diaspora des rapatriés d’Algérie a appris à partager, sous l’œil soupçonneux des voisins. Enrico Macias, donc, vient de finir un petit tour de chant au Pigalle, une boîte de Vichy, quand le téléphone sonne dans
sa chambre d’hôtel. «Allô? C’est Igor Barrère…» Le jeune homme croit à une blague. Igor Barrère, l’homme du mythique magazine «Cinq Colonnes à la Une»? Que pourrait-il bien lui vouloir? Mais le téléphone sonne à
nouveau. C’est bien Barrère, qui, pour une émission sur les rapatriés, cherche une illustration musicale. On lui a parlé de ce jeune pied-noir inconnu qui a fait pleurer tout un bateau avec sa seule voix nue. Il le veut. Il l’aura.
Le 5 octobre 1962, devant leur poste de télévision, un million de rapatriés découvrent, penché sur sa guitare, un jeune homme un peu gauche qui, sans haine, a su trouver les mots pour dire l’arrachement et la peine de leur
inéluctable exil. A. L.
Le cessez-le-feu du 19 mars 1962 marque la fin des combats entre l’armée française et l’ALN, mais il déclenche une nouvelle vague de violences qui va précipiter le départ d’un million de pieds-noirs. Ils sont 70000 à fuir début
1962. Et 520000 entre mai et août. Les accords d’Evian garantissaient aux Français d’Algérie les mêmes droits qu’aux Algériens. Mais la politique de la terre brûlée pratiquée par l’OAS et la peur des représailles algériennes
font que ces assurances resteront lettre morte. Le massacre d’Oran du 5juillet 1962 hante toujours la mémoire pied-noir: 200 à 300 Européens sont assassinés par la population musulmane. On dénombre plus de 2 000 «
disparus ».
11. Le massacre des harkis
Jean-Mary D. était sergent dans les Aurès. Fin mars 1962, lui et ses camarades ont été évacués. Pas les supplétifs algériens, abandonnés à une mort certaine.
La petite école, à quelques centaines de mètres du village, a été fortifiée. Sur le toit, on a dressé des créneaux et aménagé une petite chambre. C’est la chambre du sergent Jean-Mary D. De là la vue est belle, sur l’oued aride où
s’accrochent quelques oliviers et lauriers-roses. Plus loin, les collines des Aurès, d’où parviennent parfois des bruits de tirs. Les rebelles sont à portée de fusil. Si proches. Si inquiétants. Après dix-huit mois de service militaire
passés en France, Jean-Mary espérait jusqu’à la veille de son départ échapper à l’Algérie. Qu’irait-il faire là-bas, lui, le tout jeune fonctionnaire des impôts de Jarnac, plutôt de gauche? Pour lui, l’Algérie, c’est un pays peuplé
d’Arabes, avec quelques colons blancs. Un pays qui comme tous les autres devrait un jour avoir son indépendance, voilà tout.
Mais depuis qu’il a rejoint le 10e bataillon de chasseurs à pied dans ce trou paumé des Aurès, il se dit qu’il a peut-être de la chance: il est vaguemestre. C’est-à-dire chargé de distribuer le courrier. Pas de participer aux
opérations de ratissage dans le maquis. Là, au cantonnement, il découvre les harkis qui se battent aux côtés des Français. «Le premier jour, en allant chercher mon arme, j’entends tirer dans la pièce où ils logeaient. Une porte
s’ouvre à toute volée. Un Arabe en marcel blanc taché de sang s’écroule devant moi. Mort.» Les copains le mettent vite au parfum. «C’est tous les jours comme ça: un règlement de comptes entre harkis. Sûrement un rallié du
FLN qui a fait un sale coup dans un village et qui tombe justement sur un type qui le reconnaît.» Ils sont vingt-cinq, encadrés par un FSNA (un sergent français de souche nord-africaine). Quelques vieux qui ont fait 39-45 et
portent ostensiblement leurs décorations, des jeunes attirés par la solde, d’autres dont la famille a été massacrée parce qu’elle refusait de se rallier au FLN. «Officiellement, ils sont pour la France.»
Etranges compagnons qui vivent entre eux et ne parlent pas un mot de français. Ils sont utiles – très utiles – au cours des opérations de ratissage. Sans doute aussi assistent-ils parfois à ces étranges séances qui se déroulent à
l’abri des regards, sous une tente, dans la cour, d’où s’échappent quelquefois des hurlements qui vrillent le cœur. «C’était là qu’on torturait», dit sobrement Jean-Mary, qui n’a jamais, affirme-t-il, participé aux «interrogatoires»
des fellagas. La vie n’est pas trop dure pour le sergent Jean-Mary. Tout juste essuie-t-il quelques tirs en allant, en convoi, chercher le courrier à quelques dizaines de kilomètres du poste.
La guerre n’en finit pas de finir, quand, un jour de la fin mars 1962, le commandant du bataillon annonce à ses hommes qu’ils vont être démobilisés. Il faut lever le camp. «Pour moi, c’était évident: on partait tous ensemble, avec
nos harkis.» Mais un officier convoque les sous-officiers et leur donne l’ordre de récupérer les culasses des harkis qui, sinon, «pourraient déserter». Bientôt arrivent une dizaine de camions. «Les gradés ont envoyé les harkis
toucher leur solde. Pendant ce temps, on nous a fait monter dans les camions. Des vieux GMC qui avaient fait l’Indochine et qui ne roulaient pas bien vite. Quand les harkis ont compris qu’on les laissait, ils se sont mis à courir
derrière les camions. Certains ont réussi à s’accrocher aux hayons. Nous, on a voulu les hisser pour les emmener avec nous.» L’ordre d’un gradé tombe, sec comme une rafale de mitraillette: «Faites lâcher! On a ordre de ne pas les emmener!» A coups de crosse sur les mains qui s’agrippent, on «fait lâcher». «Sur la route, vêtus de treillis neuf, plusieurs centaines de soldats de l’ALN venus de l’armée des frontières nous présentaient les armes. Ils allaient reprendre notre poste. Entre eux et nous, il y avait les harkis. Pour nous, c’était clair: ils allaient se faire massacrer. Il n’y avait pas d’autre issue. C’était dégueulasse. Ils ont disparu de notre vue. Et puis il y a eu le silence, et
comme un vide dans ma tête.»
Le 12 mai 1962, Pierre Messmer, ministre des Armées, ordonnera que tout «ancien supplétif» arrivé en métropole sans autorisation soit «refoulé» vers l’Algérie.
Près de cinquante ans plus tard, quand le sergent Jean-Mary a appris que huit anciens harkis avaient décidé de porter plainte contre X pour crime contre l’humanité, le souvenir enfoui a resurgi. «Je n’avais rien fait. Rien pu faire.
Là, au moins, pour la mémoire, je pouvais faire quelque chose.» Alors, de son écriture ronde, en phrases toutes simples, il a rédigé son témoignage et l’a transmis à la justice, comme on lance une bouteille à la mer. A. L
Les harkis sont les membres d’une «harka» (mouvement): une unité d’auxiliaires musulmans rattachée à l’armée française. On compte 30000 harkis fin 1957; plus de 70000 un an plus tard. A la veille des accords
d’Evian,120000 musulmans d’Algérie servent sous le drapeau français, dont 50000militaires réguliers et 70000supplétifs. Le cessez-le-feu est proclamé le 19 mars.
Les officiers reçoivent l’ordre de désarmer les harkis. Ne peuvent embarquer sur les navires à destination de la métropole que ceux qui y ont été expressément autorisés. 93500musulmans, femmes et enfants compris, devront
leur salut à des officiers qui ont désobéi.
Entre 30000 et 60000 supplétifs –les chiffres restent débattus– sont massacrés par le FLN au moment de l’indépendance.
12. Mémoires de la guerre et guerres de la mémoire.
Après un demi-siècle d’amnésie et d’arrangements avec l’histoire, le temps est proche où, de part et d’autre de la Méditerranée, on osera enfin regarder toutes les vérités en face
Le Nouvel Observateur. – Vous avez l’un et l’autre analysé dans vos ouvrages comment subtilement mensonges, refoulements et «trous de mémoire», de part et d’autre de la Méditerranée, se sont longtemps combinés pour
occulter ou déformer l’histoire de la guerre d’Algérie. En est-on encore là aujourd’hui?
Benjamin Stora. – Pour ce qui concerne la France, mon sentiment est que la société française n’a pas – n’a toujours pas – mémorisé l’histoire coloniale. Je dis bien «histoire coloniale» et pas simplement guerre d’Algérie. A
l’exception des groupes directement impliqués – pieds-noirs, soldats du contingent, immigrés algériens, harkis, militants de l’indépendance algérienne ou de l’Algérie française, soit environ 5 millions de personnes –, la société
française ne s’est pas sentie véritablement concernée par cette histoire qui apparaissait comme extérieure, périphérique, par rapport à l’histoire générale de la France. Au fond, elle n’a commencé à s’intéresser vraiment à
l’Algérie qu’à partir du moment où le contingent y est allé, en 1956. Si, aux référendums de 1961 et 1962, elle a voté massivement oui à l’indépendance de l’Algérie, c’était moins par anti-colonialisme que pour se débarrasser
du Sud – c’est-à-dire de «l’homme du Sud». Au-jourd’hui encore, lorsque la société française se pose la question des immigrés algériens en France, elle fait comme s’ils avaient de tout temps été étrangers à l’histoire nationale.
Alors que l’histoire des Algériens appartient à l’histoire coloniale, qui est partie intégrante de l’histoire de la France. C’est cela, à mon sens, qui favorise l’oubli.
N. O. – Oubli ou déni? La guerre d’indépendance algérienne obligeait à des révisions déchirantes. Aux mythes glorieux de l’épopée coloniale – la France bienfaitrice, la «mission civilisatrice» – succédait une autre vision de la
colonisation: la France qui «fait suer le burnous», la répression, la torture. N’est-ce pas tout cela que la France des années 1960 et 1970 a voulu refouler?
Mohammed Harbi. – Avec la décolonisation, la mémoire officielle française a été confrontée à un problème de réinterprétation du passé colonial. Cette tâche nécessaire, elle ne l’a pas accomplie, parce qu’elle voulait surtout
cicatriser les plaies de la guerre d’Algérie. Elle a préféré le silence. D’autant que dans cette affaire l’armée française, élément central de l’identité nationale, s’était déchirée. Cette réalité, ni la gauche ni la droite n’étaient prêtes à
l’affronter. Seuls des groupes restreints – l’extrême-droite, les Français d’Algérie, les officiers qui s’étaient insurgés contre de Gaulle... – ont continué à faire de la guerre d’Algérie un objet de débat permanent. Le réexamen de
l’histoire n’a véritablement commencé que dans les années 1980, lorsque la mémoire de la guerre d’Algérie a croisé celle de Vichy. Je pense notamment à l’affaire Papon. A partir de là, il y a eu une explosion d’articles de
presse, d’ouvrages, de travaux universitaires. On a vu ressortir tous les dossiers noirs du passé colonial avec la multiplication des témoignages et des mémoires. Ce débat a d’ailleurs gagné l’Algérie, où l’on a commencé à
débattre du problème de la violence, des fins et des moyens et à remettre en question le FLN lui-même. Les drames des années 1990 invitaient à un inventaire critique de l’historiographie officielle qui n’avait jamais été fait
jusque-là.
B. Stora. – Un autre élément a été fondamental: les enfants de l’immigration algérienne en France sont venus contester la vision traditionnelle d’une histoire coloniale nostalgique et embellie. Un nouveau groupe porteur de
mémoire faisait irruption sur la scène publique et interpellait la France au nom des principes de la République: «Où étaient-elles, dans l’Algérie de nos pères et de nos grands-pères, les idées d’universalité, d’égalité des citoyens?» Ce sont les combats citoyens du présent qui ont bousculé la mémoire coloniale et amené l’ensemble de la société française à se sentir concerné par cette histoire – je dirai «enfin!».
N. O. – Quel bilan tire-t-elle aujourd’hui de l’affaire algérienne? La France se perçoit-elle comme victime ou coupable?
B. Stora. – Coupable sûrement pas. Je n’ai jamais cru à ces histoires de «sanglot de l’homme blanc». La société française n’a manifesté ni regret ni remords par rapport à l’Algérie et, plus généralement, par rapport à son histoire coloniale. Il n’y a jamais eu de repentance. Jamais! Selon un sondage réalisé en novembre 2003, donc après l’affaire Aussaresses et les révélations du «Monde» sur la torture, 55% des Français estimaient que la France n’avait
pas à demander pardon à l’Algérie pour cent trente années de colonisation.
Une particularité de la guerre d’Algérie, c’est que tous les groupes porteurs de mémoire, en France, se sont posés en victimes. Tous estiment qu’ils ont été abandonnés ou trahis. Les pieds-noirs par de Gaulle; les harkis par leurs
officiers; les soldats par ceux qui les avaient entraînés dans cette guerre. Quant aux officiers, ils obéissaient au pouvoir politique. Il y a une espèce de concurrence victimaire qui fait que personne n’est jamais coupable de quoi que ce soit! Mais il faut bien, à un moment donné, quitter la position de la victime pour assumer ses responsabilités. De la fin 1956 à avril 1961, qui exerçait le pouvoir politique en Algérie? C’est l’armée – ou certains cercles de
l’armée. Et elle s’était installée aux commandes par la démission des pouvoirs en place, c’est-à-dire de la gauche, et notamment de la SFIO. Cela, on s’est arrangé pour l’évacuer. La gauche a reconstruit son récit de la guerre
d’Algérie autour de l’antifascisme, c’est-à-dire de sa lutte contre l’OAS. Mais elle n’était pas majoritairement anticolonialiste. Il faut se référer aux textes de l’époque. Les partisans de l’indépendance à la SFIO ou au PCF se
sont retrouvés en dissidence, en rupture.
N. O. – L’examen de conscience a vraiment commencé dans les années 1980, avec l’arrivée aux responsabilités d’une génération politique de gauche née du combat anticolonialiste…
M. Harbi. – C’est une génération qui n’avait pas les mêmes réticences à aller au fond des choses. Mais qui n’avait pas les forces suffisantes pour désigner les coupables. Elle les connaissait; mais pour prendre place elle devait
louvoyer.
N. O. – En Algérie, la situation est très différente. Benjamin Stora a écrit que ce n’est pas l’oubli mais au contraire la «frénésie commémoratrice» qui sert à occulter le passé. Est-ce encore vrai? Ce 50e anniversaire du 1er
novembre 1954 sera-t-il l’occasion de réactiver les mythes fondateurs de la jeune nation algérienne ou au contraire de faire véritablement de l’histoire?
M. Harbi. – La mémoire de la guerre d’Algérie a fondamentalement été une mémoire officielle, dont la fonction était à la fois de parachever la décolonisation et d’asseoir un nouveau système d’intérêts et de pouvoir. Jusqu’à
récemment, si vous vouliez connaître quelque chose sur la torture, sur les camps de regroupement, sur le fonctionnement de la justice pendant cette guerre, ce n’est pas dans les ouvrages algériens que vous le trouviez, mais dans
les ouvrages publiés en France. Je crois qu’on approche du moment où les Algériens vont faire de l’histoire.
N. O. – A quoi tient la faiblesse de l’historiographie algérienne? A la confiscation de l’histoire par le régime, à la pauvreté de l’université, au manque de sources écrites?
M. Harbi. – Ne croyez pas cela. Il y a énormément d’archives en Algérie – celles du GPRA et du FLN sont très riches –, mais jusqu’à présent elles n’ont pas été sérieusement exploitées. Cela ne fait que quelques années qu’on
a permis à des chercheurs – choisis par les autorités – de les consulter.
B. Stora. – La faiblesse du débat tient aussi à l’exil. Beaucoup d’intellectuels sont partis. Il y a une terrible érosion des élites. Voyez le nombre d’universitaires algériens qui vivent en France.
N. O. – La figure centrale de cette «mémoire officielle», c’est le martyr anonyme…
M. Harbi. – Les martyrs. On s’appesantissait d’autant plus sur cette dimension martyrologique que l’histoire de la lutte d’indépendance était une histoire anonyme, parce que les principaux acteurs en avaient été évincés. D’abord
la génération des pionniers, autour de Messali Hadj, évacuée au moment de la guerre civile algérienne entre FLN et MNA. Puis la génération des fondateurs du FLN, qui a été évacuée en deux étapes: en 1962, au moment de la
crise du FLN, toute une partie de l’establishment politique qui avait négocié les accords d’Evian est écartée par l’armée, qui s’appuie sur Ben Bella; lequel est à son tour évincé en 1965. Pour occulter cette genèse conflictuelle
du pouvoir FLN et entretenir le mythe d’une nation unie dans le combat, le seul point de ralliement, c’était le martyre.
B. Stora. – A ces générations successives de militants, il faudrait ajouter ceux, «nationa-listes» au sens large, qui n’appartenaient pas au courant indépendantiste pur. Je pense en particulier à l’UDMA (Union démocratique du
Manifeste algérien) de Ferhat Abbas, composée en grande partie de notables, souvent francophones, ayant entamé leur carrière par le processus d’assimilation et qui ensuite, par déception, se sont tournés vers le nationalisme
politique...
N. O. – Des gens dont le souvenir dérange parce qu’ils suggèrent qu’une autre voie était possible...
B. Stora. – …Qu’il y avait d’autres histoires. Je pense à une autre mouvance, d’ailleurs proche de la précédente: celle des oulémas, qui combattaient pour la réappropriation de la langue arabe et de la pratique religieuse. Et aussi
au Parti communiste algérien, qui n’était pas, lui non plus, pour une séparation radicale avec la France. Ces trois courants ont été balayés ou se sont ralliés au FLN. La logique de la guerre, sa brutalité, plus bien sûr la stratégie
exclusiviste développée par le FLN font que leur histoire reste à écrire.
N. O. – Après toutes ces purges de la mémoire, qui célèbre-t-on aujourd’hui? Quelles sont les figures de la révolution que l’on donne à admirer?
M. Harbi. – Les précurseurs: Abd el-Kader, qui dirigea la résistance à la conquête, et Ben Badis, créateur de l’Association des Oulémas, qui anima le mouvement unanimiste des années 1930…
B. Stora. – Ensuite, pendant et après la révolution, les figures célébrées furent celles des cadres tués au combat: Mourad Didouche, premier dirigeant tué par les Français (en janvier 1955), Mostefa Ben Boulaïd, Larbi Ben
M’hidi... Mais, fait nouveau, on voit réapparaître aujourd’hui des noms qui avaient été effacés des tablettes. Je pense à des dirigeants éliminés physiquement après l’indépendance, comme Krim Belkacem, assassiné en 1970 à
Francfort par la sécurité algérienne, ou Mohammed Khider, autre fondateur du FLN, assassiné à Madrid en 1967. Et à d’autres, encore vivants, qui retrouvent une place dans les manuels scolaires, comme Ben Bella ou Aït
Ahmed. On a même vu resurgir la figure de Messali. L’aéroport de Tlemcen porte son nom.
N. O. – Comment l’expliquez-vous?
M. Harbi. – Dès lors que les autorités ont décidé de reconnaître le pluralisme politique, même s’il a un caractère très artificiel, les mémoires refoulées sont remontées à la surface.
B. Stora. – La guerre civile algérienne a amené la société à s’interroger sur la généalogie de la violence. On s’est alors retourné vers des figures comme Messali ou Ferhat Abbas pour essayer de comprendre ce qui avait mal
tourné.
N. O. – Comme si la violence des années 1990 était la réplique sismique de la violence extrême de la guerre d’indépendance, et une conséquence de la confiscation de la révolution par le FLN?
M. Harbi. – On ne peut pas ne pas s’interroger sur le rapport entre les méthodes employées pendant la guerre de libération et celles qu’utilisent aujourd’hui les islamistes ou l’armée. Les gens sont conscients que la gestation du
pouvoir algérien et de ses pratiques s’est faite au cours de la révolution même. Et que, pour n’avoir pas suffisamment réfléchi sur ce qui est arrivé à l’époque, les mêmes faits ont fini par se reproduire. Mais méfions-nous d’une
vision déterministe qui consisterait à dire: ce qui se passe aujourd’hui, c’est ce qui est arrivé hier. Ce serait évacuer totalement le rôle et la responsabilité des acteurs. La suite n’était pas écrite. Je ne vois malheureusement pas, en
Algérie, de travaux sur ce problème de la violence. J’ai écrit des articles sur le sujet. Ils sont parus. Mais on n’en a pas parlé. On ne censure pas, mais on ne débat pas…
B. Stora. – Une guerre pousse l’autre, une mémoire pousse l’autre. Des souvenirs enfouis resurgissent. Le cas de Ramdane Abbane est exemplaire. Ce fondateur et théoricien du FLN avait été présenté comme mort au champ
d’honneur en mai 1958, alors qu’il a été assassiné par ses compagnons en décembre 1957. Un certain nombre de militants kabyles en ont fait une figure emblématique du retour de l’histoire réelle contre une histoire falsifiée. On
a là l’exemple d’une sorte de contre-mémoire souterraine, opprimée, qui refait surface et que certains courants politiques tentent d’instrumentaliser à leur tour.
M. Harbi. – Et une contre-mémoire un peu frelatée. Car Abbane a été tué à cause de la rivalité pour le leadership du FLN entre lui et Krim Belkacem. C’étaient deux leaders kabyles qui s’affrontaient.
N. O. – Reste-t-il, vu d’Alger, de grands tabous liés à l’histoire algérienne?
B. Stora. – Bien sûr. L’appartenance de la communauté juive à l’histoire algérienne, par exemple, reste un point aveugle. Les jeunes Algériens ignorent toujours que des juifs habitaient en Algérie depuis des siècles, qu’ils étaient
là avant même l’invasion arabe.
M. Harbi. – Il en va de même pour la communauté européenne. Les enfants algériens croient qu’en Algérie il n’y avait que des musulmans, que les « Européens » n’y sont venus que pour faire la guerre.
B. Stora. – Taboue encore la question harkie. Du côté français, on n’a voulu retenir que les massacres après l’indépendance. Et cette version française n’est rendue possible que parce que, du côté algérien, il n’y a pas de
travaux sérieux sur le sujet. Les historiens n’osent pas encore aborder la question de front.
M. Harbi. – C’est le problème de l’unanimisme idéologique. Etudier la question des supplétifs algériens de l’armée française, c’est se pencher sur les fractures au sein de la société algérienne.
B. Stora. – Cela obligerait à s’interroger sur le nombre des harkis – qui a été considérable – et sur leur origine sociale... Quand tout le discours officiel a été bâti sur une notion d’«authenticité», de valeurs paysannes opposées à
la dépravation citadine, comment expliquer que la plupart de ces gens étaient des paysans ne parlant même pas le français? Car les harkis étaient beaucoup moins «francisés» que les immigrés algériens en France, qui, eux, furent
des nationalistes fervents. C’est le paradoxe de l’histoire algérienne.
Enfin, il reste très difficile de débattre en Algérie de ce qu’on pourrait appeler le «monde du contact» entre la société «indigène» et la société coloniale européenne. Ces personnages, comme Camus, qui étaient à la lisière et que
l’histoire algérienne n’arrive pas à se réapproprier. Question très sensible, car elle touche à la fabrication de l’identité nationale algérienne.
M. Harbi. – Au lieu d’accepter l’idée que le mouvement national s’est constitué progressivement, et qu’il s’est radicalisé face aux blocages qu’il rencontrait, on a érigé une définition de l’identité fondée sur le retour à la période
antécoloniale.
N. O. – Benjamin Stora disait tout à l’heure que, vue de France, la «question algérienne» était au fond périphérique. Vue d’Algérie, au contraire, la «question française» reste centrale.
M. Harbi. – La nation algérienne s’est créée au cœur de l’empire français – et contre la France. Il y a donc une centralité du phénomène français dans la conscience algérienne. Lorsqu’on réfléchit sur les difficultés que vit
l’Algérie, on a encore du mal à admettre qu’elles ont souvent des causes internes, et qui n’ont rien à voir avec la France. Ce qui a permis au pouvoir algérien d’éluder ses responsabilités.
N. O. – Les dérives de l’Algérie indépendante, culminant avec la guerre civile des années 1990, ont également amené certains intellectuels de gauche français qui s’étaient engagés en faveur du FLN à s’interroger: ne s’étaient-ils
pas trompés de révolution, n’avaient-ils pas idéalisé la cause algérienne?
B. Stora. – J’introduirais deux correctifs. D’abord, les partisans de l’indépendance de l’Algérie n’étaient qu’une petite minorité dans l’intelligentsia française. Il ne faut pas réécrire l’histoire. La majorité des intellectuels étaient
pour l’Algérie française. En 1955, une pétition de soutien à Soustelle, gouverneur général de l’Algérie, a été signée par un millier d’universitaires. Le basculement ne s’est fait qu’après le discours sur l’autodétermination.
Ensuite, il n’y a pas eu, après 1962, d’endormissement ou d’aveuglement des intellectuels engagés dans ce combat. La plupart n’ont pas attendu la tragédie des années 1990 pour découvrir la vraie nature du pouvoir FLN.
Vidal-Naquet a condamné les massacres des harkis dès 1962. Et Daniel Guérin, en 1963, dénonçait les dérives bureaucratiques de l’Algérie socialiste. Sans parler de Castoriadis, Lyotard ou Lefort qui, dès 1956-1957, ne se
faisaient aucune d’illusion.
N. O. – Vous avez codirigé un ouvrage collectif intitulé «la Guerre d’Algérie, 1954-2004. La fin de l’amnésie» (Robert Laffont). Le temps est-il venu d’écrire une histoire franco-algérienne commune, une histoire à deux voix qui
serait audible des deux côtés?
M. Harbi. – C’est une idée que j’ai avancée, mais je pense qu’elle n’est pas encore mûre. Il faudrait que les forces intellectuelles soient quasiment au même niveau.
B. Stora. – On ne peut pas brûler les étapes. Il faut construire pas à pas un travail intellectuel commun, par des échanges, des colloques, des publications. Ce qui est en train de se faire. Mais l’Algérie est une nation jeune, dont le
nationalisme est encore très vivace. Elle a besoin de continuer à s’interroger sur ses mythes fondateurs.
N. O. – En France même, on l’a vu avec les protestations contre la venue de Bouteflika pour la commémoration du débarquement en Provence, il y a des gens, à droite, qui n’ont pas tourné la page…
B. Stora. – La droite, comme la gauche, a un problème énorme avec la mémoire de l’Algérie. Elle a dû reconstruire son récit des événements. Au départ, elle était pour la guerre en Algérie parce qu’elle était fondamentalement
attachée au maintien de l’empire. Puis elle s’est déchirée dans une véritable guerre franco-française. A tel point que certains courants de l’extrême-droite française, voire de la droite, pendant très longtemps – je dirais même
jusqu’à aujourd’hui –, n’ont pas admis l’existence d’un Etat algérien indépendant. Dans leur tête, la guerre continue à travers la question de l’immigration et la présence des Arabes en France. C’est une des clés du vote Front
national. Dans les mémoires qui font retour, il n’y a pas que des bonnes choses: certaines mémoires sont dangereuses.
M. Harbi. – Il faut se méfier du culte de la mémoire. Lorsqu’il est tourné exclusivement vers le passé, il débouche sur la rumination et l’exacerbation de la détresse.
Benjamin Stora , originaire de Constantine, est professeur d’histoire du Maghreb à l’Inalco (Langues O). Fondateur de l’Institut Maghreb-Europe (Paris-VIII), il est l’auteur d’ouvrages sur l’histoire du Maghreb et de l’Algérie,
dont «la Gangrène et l’oubli (Poche-La Découverte, 1998), «Messali Hadj» (Poche-Hachette, 2004) et «Algérie 1954» (l’Aube, 2004).
Mohammed Harbi a exercé d’importantes responsabilités au sein du FLN durant la guerre d’indépendance. Emprisonné en 1965, il s’évade en 1973 et rejoint la France. Professeur à Paris-VIII, il est un des grands spécialistes
de l’histoire de l’Algérie contemporaine. Auteur entre autres du « FLN, mirages et réalité» (Jeune Afrique, 1980) et «Une vie debout» (La Découverte, 2001).
Mise à jour le Mercredi, 16 Mars 2011 16:08