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LA COLONISATION TELLE QU'ON L'ENSEIGNE
avec des fiches pédagogiques pour un travail en équipe
L'histoire expurgée de la guerre d'Algérie
Par MAURICE T. MASCHINO
Journaliste, auteur de Oubliez les philosophes, Complexe , Bruxelles, 2001.
Le Monde Diplomatique
FÉVRIER 2001. Pages 8 et 9.
Source: http://www.monde-diplomatique.fr/2001/02/MASCHINO/14870.html
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Fiches pédagogiques pour le professeur
Il aura fallu près de quarante ans pour que s'engage enfin en France le débat sur la torture durant la guerre d'Algérie (1954-1962), pour que l'on accepte d'écouter les voix meurtries des victimes. Avec bien des embarras et des et malgré les réticences, voire les entraves des autorités officielles, tant il est difficile de revenir sur cette « guerre sans nom », enfouie au plus profond des mémoires. Tant il est difficile aussi de lever le voile qui s'est abattu sur l'histoire coloniale et ses innombrables crimes, cette histoire que les manuels scolaires présentent toujours comme « une belle aventure intellectuelle » dont le bilan serait « globalement positif ».
Septembre 1957 : composée de diverses personnalités et nommée par le gouvernement français sous la pression de l'opposition de gauche, la Commission de sauvegarde des droits et des libertés individuelles constate, dans un rapport accablant, que la torture est une pratique courante en Algérie.
Décembre 2000 : devant l'émoi suscité par la publication, dans Le Monde, de nouveaux témoignages sur la torture, le premier ministre estime qu'il s'agit là de « dévoiements minoritaires ». Première contrevérité. Mais il n'est pas hostile, ajoute-t-il sans rire, à ce que les historiens fassent la lumière sur ces « dévoiements » : deuxième contrevérité... Contrairement à son engagement du 27 juillet I997, et sauf dérogation durement arrachée, les archives les plus sensibles ne sont toujours pas consultables.
1957-2001 : depuis quarante-quatre ans, de Guy Mollet à M. Lionel Jospin, la France officielle vit dans la culture du mensonge. Fait mine de vouloir s'informer et bloque le libre accès à l'information. Avoue à demi (« La France a éprouvé quelque difficulté à regarder sa propre histoire avec lucidité », dit M. Jospin), puis se rétracte. Et ne veut rien savoir. Ou le moins possible. Et, lorsqu'un général déclare au journal télévisé de 20 heures qu'il a, de sa propre main, et au mépris de toutes les lois de la guerre, exécuté froidement vingt-quatre prisonniers algériens, fait la sourde oreille.
Au demeurant, sans le moindre remords. Si forte aussi est la conviction, largement partagée par les citoyens, y compris des historiens et des enseignants, que, malgré d'inévitables et « regrettables » « bavures », la France a beaucoup apporté - des routes, des hôpitaux, des écoles, comme on sait... - aux peuples qu'elle a soumis.
« Oui, la colonisation a eu du positif, affirme B.D., professeur en classe préparatoire dans l'un des deux lycées parisiens où se concentre l'élite de demain. On a quand même légué à l'Algérie des infrastructures modernes, un système éducatif, des bibliothèques, des centres sociaux... Il n'y avait que 10 % d'étudiants algériens en 1962 ? C'est peu, bien sûr, mais ce n'est pas rien ! »
Bonne conscience des uns, mauvaise foi des autres : c'est dans cette atmosphère d'autosatisfaction, de déni permanent et d'occultation à tout prix d'une réalité épouvantable (lorsqu'on l'examine sans lunettes tricolores) que s'inscrit, dans les écoles, l'enseignement de l'histoire. Chapeauté par un pouvoir politique, tous partis confondus, qui entend maintenir les citoyens dans l'ignorance, tout en leur faisant croire qu'il les informe, cet enseignement est incapable d'instruire les jeunes sur les réalités du système colonial - la négation absolue qu'il représente de l'être humain comme des valeurs proclamées de la République - pas davantage qu'il ne leur permet de comprendre ce que, jusqu'au 10 août 1999, on se refusait, officiellement, à appeler une guerre.
Instructions ministérielles, programmes, horaires, manuels, tout l'arsenal pédagogique est mis en oeuvre pour que les élèves des écoles, des collèges et des lycées en sachent le moins possible.
Tout commence dès l'école élémentaire. Où l'instituteur doit survoler en cinq ans deux mille ans d'histoire. « La colonisation ? Oui, j'en parle, très vite, dit l'un d'eux. Mais les photos du livre complètent le cours. » Ou le contredisent (éventuellement) : presque toutes donnent une image positive de l'occupation française. Algérie 1860, de gentils petits « indigènes » boivent la parole du maître, des colons mettent en valeur des terres (Hachette [1]).
L'instituteur, sans doute, peut en faire un commentaire critique, mais, le plus souvent, il ne veut pas « choquer » de « jeunes esprits », et, comme le reconnaît notre interlocuteur, « on n'insiste pas trop sur les mauvais côtés de la colonisation ». Nul doute que ces « côtés »-là sont vite oubliés, d'autant plus qu'aucune photo - enfumades de Bugeaud, coups de matraque, enfants loqueteux, gourbis misérables - n'en donne la moindre idée.
En guise d'histoire, de la propagande. La plus grossière qui soit. La plus cynique. Autant par ce qu'elle tait que par ce qu'elle célèbre : rien n'est dit aux élèves, qui étudient en 4e « le partage du monde », des pillages et exactions de toutes sortes auxquels ce partage a donné lieu ; tout les incite, au contraire, à admirer la belle « aventure intellectuelle » qu'a représentée pour les Européens l'exploration du monde du XIXe siècle. « On sera attentif, précisent les instructions officielles de 1995, aux aspects culturels du phénomène : développement des sociétés de géographie, essor de l'ethnologie (2)... » De l'utilité du « bon sauvage »...
Groupe A : L'histoire expurgée de la guerre d'Algérie
1. Commentez la citation d’un professeur en classe préparatoire
« Oui, la colonisation a eu du positif, affirme B.D., professeur en classe préparatoire dans l'un des deux lycées parisiens où se concentre l'élite de demain. On a quand même légué à l'Algérie des infrastructures modernes, un système éducatif, des bibliothèques, des centres sociaux... Il n'y avait que 10 % d'étudiants algériens en 1962 ? C'est peu, bien sûr, mais ce n'est pas rien ! »
2. Commentez
Bonne conscience des uns, mauvaise foi des autres : c'est dans cette atmosphère d'autosatisfaction, de déni permanent et d'occultation à tout prix d'une réalité épouvantable (lorsqu'on l'examine sans lunettes tricolores) que s'inscrit, dans les écoles, l'enseignement de l'histoire.
3. Comment la guerre d’Algérie est-elle traitée
a) à l’école primaire
b) au collège
Des programmes réduits et réducteurs
MIS en condition par leurs années d'école et de collège, les élèves sont prêts, au lycée, à accepter sans le moindre esprit critique (puisqu'on a tout fait pour l'étouffer) la version tronquée, expurgée et globalement propre de la guerre d'Algérie.
A condition, naturellement, que l'enseignant la prenne comme objet d'étude. La guerre d'Algérie n'est pas expressément mentionnée dans le programme de 3e, ou dans cette partie du programme, elle-même réduite à la portion congrue, qui permet de l'aborder : « De la guerre froide au monde d'aujourd'hui (relations Est-Ouest, décolonisation, éclatement du monde communiste). »
« Les programmes actuels sont beaucoup plus réduits, et réducteurs, que les précédents, constate O.D., professeur agrégé. Loin de former un chapitre à part, la décolonisation ne représente plus qu'un paragraphe dans l'étude des relations internationales de 1945 à nos jours. Autrement dit, presque rien. Quel temps peut-on consacrer à la guerre d'Algérie lorsqu'on doit expliquer la conférence de Bandung, la décolonisation de l'Inde, de l'Indonésie, de l'Indochine ? Une heure, c'est déjà beaucoup, et les manuels sont très succincts : conformes aux programmes de 1989, les nouveaux accordent moins de place à la décolonisation qu'à la colonisation et à la seconde guerre mondiale. »
Sur la table, dans la « salle des profs », quelques spécimens. « En Algérie, la répression et la guerre (1954-1962) répondent à la guérilla menée par le FLN » (Bréal, 3e). Mais pourquoi cette « guérilla » ? La chronologie, dans la partie « documents », n'explique rien, et pas davantage les extraits d'un discours de Bigeard. Le Magnard fait encore mieux : dans la partie « cours », il « liquide » en cinq lignes la guerre d'Algérie et publie comme « documents » quatre photos peu suggestives (par exemple, un bureau de vote à Alger en 1962).
Ecole élémentaire, collège, lycée : austérité jospinienne oblige - le régime maigre, pour tous, est de rigueur.
Les « terminales » ne sont pas mieux servis. Et ne sont même pas en état, pour la plupart, d'entendre les propos sensés qu'un enseignant, éventuellement, peut leur tenir : le matraquage idéologique auquel ils ont été soumis les années précédentes les rend souvent insensibles à un contre-discours. « Seuls ceux dont la famille a été touchée posent des questions, observe G.R., professeur agrégé dans un lycée de province. Les autres prennent des notes, gentiment. Comme j'en prenais quand, en classe, on me parlait de la guerre de 14... »
Abreuvés d'images qui célèbrent, même si elles ne la nomment pas, la « mission civilisatrice » de la « métropole », ignorant presque tout des profits (matériels, symboliques) que « métropolitains » et colons tiraient de l'exploitation du peuple algérien, n'ayant jamais eu l'occasion d'analyser le système colonial dans ses manifestations « concrètes », telles que les ont subies les colonisés (racisme - dont aucun manuel, excepté le Bréal de terminale, ne dit mot -, injustices de toutes sortes, inégalités économiques, sociales, politiques, culturelles), ils ne sont pas à même de comprendre pour quelles raisons, sinon leur « fanatisme » ou leur « ingratitude », les « musulmans » se sont révoltés, ni pourquoi la France s'est opposée si violemment à leur « émancipation », comme disent pudiquement les livres de classe.
« Comme les Algériens n'apparaissent pas dans leur condition d'"indigènes" et leur statut de sous-citoyens, comme l'histoire du mouvement nationaliste n'est jamais évoquée, comme aucune des grandes figures de la résistance - Messali Hadj, Ferhat Abbas - n'émerge ni ne retient l'attention, dit Benjamin Stora, bref, comme on n'explique pas aux élèves ce qu'a été la colonisation, on les rend incapables de comprendre pourquoi il y a eu décolonisation. »
« C'est vrai, admet Jean-Pierre Rioux, inspecteur général d'histoire, la décolonisation arrive un peu ex-abrupto. Mais rien n'interdit au professeur de combler les lacunes. » Rien non plus ne l'y oblige ; tout l'incite, au contraire - et d'abord, la façon même, quasi clandestine, dont la guerre d'Algérie s'insère dans le programme -, à ne pas s'attarder sur une question « mineure ».
De la même manière qu'en 3e, et selon la même logique de désinformation, ou d'information au rabais qui sévit dans l'ensemble des programmes d'histoire, la guerre d'Algérie n'est pas l'objet, en terminale, d'un chapitre particulier.
Elle n'est même mentionnée, comme telle, dans aucune des sections du programme - le monde de 1939 à nos jours. « Elle est repoussée dans les coins », constate l'historien Gilles Manceron. Marginalisée. Etudiée éventuellement comme exemple dans la rubrique Emancipation des peuples colonisés (« Certains collègues l'expédient en quelques mots et préfèrent insister sur l'Inde ou l'Indonésie », assure L.P., professeur agrégé), elle peut aussi être abordée en rapport avec la fin de la IVe République, c'est-à-dire comme une affaire française (qui a mal tourné) et dans une perspective avant tout hexagonale. « On a pour mission de présenter aux élèves un paysage vu du côté français », confirme l'inspecteur général Rioux.
Groupe B : Des programmes réduits et réducteurs
1) Commentez le titre
2) Comment la guerre d’Algérie est traitée
a) en troisième
b) au lycée
c) les « terminales »
3) Quels manuels soulèvent la question et comment ?
4) Quelles questions les manuels n’entament-ils pas ? Pourquoi ?
5) Qu’entendez-vous par « matraquage idéologique » ?
6) Quel est le rapport entre « colonisation » et « décolonisation » ?
En plenum : Peut-on parler de désinformation systématique ou d’information au rabais ?
Ne pas surcharger l'élève de mauvais souvenirs
IL n'est donc pas étonnant que beaucoup d'enseignants ne s'y attardent pas. Non (ou pas seulement) à cause du manque de temps et de la surcharge des programmes, mais parce que ce paysage-là n'est pas particulièrement plaisant à contempler. Evoquer les horreurs que l'armée française a commises, la lâcheté et la duplicité des divers gouvernements, les compromissions des partis, de gauche comme de droite, en gêne plus d'un : « La guerre d'Algérie n'est pas très bien placée dans une vision du politiquement correct qui découlerait tout entier du plus jamais ça après Auschwitz », convient l'inspecteur général Rioux, qui ne semble pas souhaiter, au demeurant, qu'on s'y arrête trop longtemps.
Et de poursuivre : « Au nom de quoi faudrait-il s'attarder délibérément sur la guerre d'Algérie ? Pourquoi ne pas s'attarder sur la guerre du Vietnam ou le Kosovo ? C'est un peu sans fin. Et au détriment d'aspects plus flatteurs ou plus positifs du siècle. Nous n'attirons pas assez l'attention des élèves sur ce qu'a été le développement des médias ou le développement des sciences et des techniques Je ne suis pas sûr qu'on prépare bien les jeunes à comprendre des révolutions du type Internet. Et puis, il y a d'autres échéances civiques : l'Europe, par exemple. C'est aussi important qu'un long épilogue sur la guerre d'Algérie. »
Affaire entendue - et classée : comme les élèves ne doivent pas être « les otages du devoir de mémoire », selon l'inspecteur général Jean-Louis Nembrini, il n'est donc pas question de les surcharger de (mauvais) souvenirs. Et le mieux (dans cette optique) est de s'en tenir aux quelques repères, toujours très maigres, que proposent les manuels.
Légèrement retouchés, ils parlent bien de guerre. Mais, comme effrayés de leur audace, ils n'en disent pas plus : de quelle guerre s'agit-il ? D'une guerre de libération ? Impensable dans une perspective française, la seule retenue. D'une guerre de reconquête coloniale ? Assurément, mais l'expression est gênante, et trop parlante. Excepté le Bréal - le seul qui n'ait pas peur des mots et soit d'une honnêteté remarquable : « Du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes », annonce le titre du chapitre sur la guerre d'Algérie -, tous les autres s'en tiennent à un prudent clair-obscur.
La même ambiguïté concerne les combattants. Si l'on ne sait pas de quelle guerre il s'agit, on ne sait pas davantage qui se bat : les termes qu'on emploie tout naturellement lorsqu'on traite de la seconde guerre mondiale (les Allemands, les SS, l'occupant / les Français, les résistants) sont évidemment bannis. « L'occupant ? s'insurge une professeure agrégée. Mais vous perdez la tête ! L'occupant, c'est Klaus Barbie à Lyon. » Et Massu à Alger, non ? « Ah non, dit-elle en s'étouffant presque, vous exagérez ! Pourquoi vouloir assimiler la colonisation à autre chose ? »
Mais que les manuels assimilent implicitement la guerre d'Algérie à une croisade ne la choque pas outre mesure : « Les mots qui reviennent le plus souvent - les Européens, les musulmans - ne sont pas très exacts, j'en conviens, mais ce sont les plus commodes. » Les plus commodes, en effet, pour brouiller les cartes et diaboliser l'ennemi : comment s'identifier à des musulmans, quand, à l'école primaire, on a pris parti pour Charles Martel ?
Groupe C : Ne pas surcharger l'élève de mauvais souvenirs
- Pourquoi la plupart des enseignants n’abordent pas l’étude de la guerre d’Algérie ? Quel est le rapport avec le « politiquement correct » ?
- Commentez : Et de poursuivre : « Au nom de quoi faudrait-il s'attarder délibérément sur la guerre d'Algérie ? Pourquoi ne pas s'attarder sur la guerre du Vietnam ou le Kosovo ? C'est un peu sans fin. Et au détriment d'aspects plus flatteurs ou plus positifs du siècle. Nous n'attirons pas assez l'attention des élèves sur ce qu'a été le développement des médias ou le développement des sciences et des techniques Je ne suis pas sûr qu'on prépare bien les jeunes à comprendre des révolutions du type Internet. Et puis, il y a d'autres échéances civiques : l'Europe, par exemple. C'est aussi important qu'un long épilogue sur la guerre d'Algérie. »
- Commentez l’énoncé de l’inspecteur général Jean-Louis Nembrini « les élèves ne doivent pas être « les otages du devoir de mémoire »…
- Expliquez l’ambiguïté de l’emploi de termes « guerre » et « combattants ».
Ni maquisards, ni résistants, ni patriotes
LE vocabulaire des manuels manque totalement de rigueur et d'honnêteté, prête constamment à confusion, mêle les genres (le politique et le psychologique) : l'un parle de « séparation douloureuse » (Hachette) - mais « douloureuse » pour qui ? l'autre, de « déchirements coloniaux » (Magnard), tel autre, d'indépendance « arrachée », avec guillemets, tandis qu'un quatrième, plus audacieux, n'en met pas. Presque tous éprouvent les plus grandes difficultés à nommer clairement cette guerre, sa finalité, ceux qu'elle confronte : aux Européens, aux colons, aux parachutistes s'opposent des musulmans, des fellaghas, des terroristes - jamais des maquisards, des résistants, des patriotes.
Les manuels sont tout aussi mal à l'aise quand il s'agit de nommer les faits. La plupart s'en tiennent au minimum, très peu évoquent les massacres de Sétif en 1945, encore moins le carnage de Philippeville en août 1955 et, entre le 1er novembre 1954 (« Toussaint rouge », « insurrection », « vague d'attentats ») et les accords d'Evian, citent, de la façon la plus neutre, la plus plate, les épisodes majeurs de la guerre : bataille d'Alger, chute de la IVe République, arrivée au pouvoir de de Gaulle, putsch des généraux, OAS, « retour des pieds-noirs ».
Presque tous évoquent la torture, mais la minimisent : « Certains militaires utilisent la torture » (Hatier), les massacres d'Européens entraînent une répression très dure « et même des tortures de la part de l'armée » (Belin). C'est regrettable, mais l'armée y est « contrainte » (Hachette), et comme il s'agit d'« arracher des renseignements » (Istra, Nathan), de « démonter les réseaux du FLN » (Hatier) et d'empêcher des attentats (presque toujours cités dans la même phrase où l'on parle des tortures), la fin, somme toute, justifie les moyens.
Ce n'est certes pas écrit noir sur blanc, c'est suggéré : loin de faire réfléchir les élèves sur le scandale d'une République qui foule aux pieds ses valeurs, les manuels font le dos rond, excusent quasiment, quand ils ne s'efforcent pas de justifier ou de légitimer ce qu'ils présentent presque tous comme un mal nécessaire, mais efficace : « Les paras brisent par la torture les réseaux du FLN » (Magnard). Les voilà donc absous : de tortionnaires, ils deviennent des Tarzans au grand coeur.
Gênés, d'autres emploient des euphémismes et disent sans dire : « Le FLN est malmené » (« bataille d'Alger »). « On est bien obligé de tenir compte des groupes de pression, du lobby de l'armée, par exemple, qui est très fort », explique un responsable éditorial des éditions Hachette, qui « assume », comme il dit, la phrase incriminée : « Nous avons fait le choix de ne pas citer la torture, qui est un sujet polémique. Un manuel n'est pas une tribune... On ne s'interdit pas de citer les faits, naturellement, mais il y a trois ans, quand le manuel a été écrit, donc avant le livre et les aveux de Massu, la torture n'était pas encore un fait historique. »
Un cas particulier, ce manuel ? Sur la torture, oui. Mais la plupart des autres choisissent tout autant leurs faits. Très discrets sur les raisons de cette guerre (ils invoquent plus volontiers l'opposition des Etats-Unis et de l'Union soviétique au maintien de la présence française en Algérie que les horreurs du colonialisme), très circonspects sur le déroulement des opérations (ratissages de mechtas, exécutions sommaires, napalm sur les Aurès, camps de regroupement ne sont pas évoqués), très avares de chiffres (aucun ne précise que plus de deux millions d'appelés ont été envoyés en Algérie), ils ne disent presque rien de l'opposition française à la reconquête.
Quelques-uns citent la démission du général de Bollardière, publient, dans la partie « documents » (ce qui évite de commenter), le « Manifeste des 121 » (3), signalent La Question, d'Henri Alleg. Mais aucun ne présente des extraits du Déserteur, de Maurienne, ou du Désert à l'aube, de Noël Favrelière, aucun ne rappelle la lettre-réquisitoire de Sartre au procès Jeanson (ici ou là, une vague allusion aux « porteurs de valises »), aucun ne mentionne les 269 saisies de livres et journaux en « métropole » (586 en Algérie), ni les films interdits (4), aucun n'analyse cette extraordinaire manipulation de l'opinion à laquelle se sont livrés, pendant huit ans, les différents gouvernements de la République : fausses promesses, mensonges, dénis - les « historiens » scolaires ne connaissent pas.
Aucun, enfin, ne prête attention aux conséquences, politiques, humaines, en France comme en Algérie, de la guerre : à la trappe les harkis, les pieds-noirs, les rappelés et leurs traumatismes, les centaines de milliers d'Algériens aux douars détruits, aux vies saccagées. La guerre, dites-vous ? Mais quelle guerre ? Commencée sans raison (puisqu'on n'en parle pas), la guerre d'Algérie s'achève, huit ans plus tard, sans laisser de traces (puisqu'on ne les évoque pas). Neutralisée, aseptisée, quasiment évacuée, elle ne risque pas d'inciter les élèves à la réflexion.
Ce n'est pas l'opinion, évidemment, de l'inspecteur général Jean-Louis Nembrini, qui se réjouit que sa présentation, dans les manuels, évite toute « dramatisation » : « Faire ressortir de manière excessive l'émotionnel, ce n'est pas servir l'objectivité historique. Il faut éviter le clinquant... Faire assimiler aux élèves les valeurs de la démocratie et de la République, ce n'est pas rechercher des coupables. »
Mais quelles valeurs transmet-on lorsque, sous prétexte d'objectivité, on met sur le même plan les bourreaux et les victimes, les tortionnaires et les torturés, le général de Bollardière, mis aux arrêts de forteresse pour s'être opposé à la torture, et les généraux putschistes, réhabilités par François Mitterrand ? Loin de respecter les valeurs, les porte-parole du pouvoir les bafouent, tout autant que leurs commanditaires.
« Les manuels sont de véritables véhicules de l'histoire officielle », analyse Sandrine Lemaire, agrégée d'histoire, chercheuse, et qui eut le plus grand mal à faire accepter à l'éditeur son chapitre sur la guerre d'Algérie. « Ce sont des échantillons particulièrement révélateurs de ce qu'un Etat veut faire passer en tant que mémoire. »
Les enseignants, sans doute, ne sont pas obligés de transmettre le message tel qu'il est émis : ils sont libres - les Instructions officielles ne cessent de le rappeler - de construire leur cours comme ils l'entendent et de fournir aux élèves tous matériaux de réflexion qu'ils jugent utiles.
C'est vrai, mais l'exercice de cette liberté est singulièrement difficile. « Les programmes sont agencés de telle sorte, explique Mme V., qu'après avoir étudié la conquête de l'Algérie en 1re, les élèves abordent, en terminale, la décolonisation. Mais le système colonial lui-même, et les résistances qu'il a suscitées dès le début, sont évacués de la lettre des programmes. Il y a un grand vide entre la mise en place du système impérialiste et sa contestation. »
Le plus contraignant, poursuit cette historienne, n'est pas tellement le contenu idéologique - « Nous sommes quand même capables de prendre de la distance ! », mais « l'obligation d'assurer un enseignement exclusivement synthétique, sans avoir donné des pistes d'analyse. C'est là que le bât blesse. On présente aux élèves une synthèse que ne prépare aucune analyse. » Autrement dit, une pseudo-synthèse. Ou un résumé, sans étude préalable de ce qui est résumé. C'est absurde, et c'est voulu : c'est à ce prix-là qu'on n'entre pas dans les détails, passe sous silence ce qui gêne, construit un discours le plus consensuel possible et propose aux élèves une lecture sans relief des événements.
Groupe D : Ni maquisards, ni résistants, ni patriotes
- En quoi consiste la confusion au niveau de l’emploi du vocabulaire ?
- Quels faits les manuels évoquent-ils / n’évoquent-ils pas ?
- Comment minimisent-ils les faits ou la responsabilité ?
- Comment justifient ou légitiment-ils la trahison des valeurs républicaines?
- Parlent-ils des raisons de cette guerre ? En quels termes ?
- Parlent-ils des conséquences de la guerre ? Quels faits dissimulent-ils ?
- Commentez : « Les manuels sont de véritables véhicules de l'histoire officielle », analyse Sandrine Lemaire, agrégée d'histoire, chercheuse, et qui eut le plus grand mal à faire accepter à l'éditeur son chapitre sur la guerre d'Algérie. « Ce sont des échantillons particulièrement révélateurs de ce qu'un Etat veut faire passer en tant que mémoire. »
« Un cours d'histoire n'est pas une cour d'appel »
La parade, pour l'enseignant qui respecte son métier et refuse de faire le jeu (truqué) du pouvoir ? Essayer de combler les lacunes, en privilégiant l'étude détaillée de deux ou trois questions du programme - du coup, il en sacrifie d'autres -, en composant pour ses élèves des fiches complémentaires, en chargeant des volontaires de constituer un dossier. « Tâche difficile, souligne Mme V. Il faut ruser avec le temps, qui nous presse, et ne pas oublier qu'en fin d'année il y a l'examen - le brevet, le bac. On doit donc faire tout le programme, et si l'on s'arrête un peu trop sur une question, on risque de passer trop vite sur une autre. C'est un vrai casse-tête. »
De temps à autre, Mme V. et ses collègues invitent un intervenant. Mais en dehors des heures de cours, et à condition que l'administration donne son accord. Celle de leur lycée est libérale. Mais il arrive qu'à l'échelon du proviseur, de l'inspecteur d'académie ou du rectorat il y ait blocage : en poste, il y a peu d'années, dans l'académie de Reims, Sandrine Lemaire se vit interdire par le recteur l'organisation d'une exposition sur « images et colonies » : le bureaucrate qui la reçut pour lui signifier cette interdiction refusa de lui transmettre la lettre du recteur - parfaitement arbitraire.
Mme V., Sandrine Lemaire, d'autres professeurs, ici et là : une minorité. La plupart ne prennent pas d'initiatives « intempestives », font leur cours sans zèle excessif et s'en tiennent à un discours qu'ils croient neutre : « Un cours d'histoire n'est pas une cour d'appel, décrète une agrégée... La torture ? Je n'y passe pas plus de dix minutes ! ajoute-t-elle, excédée. Il y a beaucoup trop de pathos autour de ça. Moi, je réagis en historienne... Ce qui n'autorise pas, bien sûr, à tenir un discours purement chirurgical, mais enfin... »
Sont-ils moins méprisants, bien des enseignants ne sont pas outillés intellectuellement pour construire un contre-discours. Formés comme tout le monde par l'école républicaine, ils manquent souvent d'éléments pour s'écarter des chemins balisés. D'une université à l'autre, les programmes varient - on peut très bien réussir aux concours sans avoir étudié en détail la guerre d'Algérie, qui, au demeurant, « tombe » très rarement à l'oral, et encore plus rarement à l'écrit - et l'on peut devenir professeur des écoles (instituteur) sans avoir appris ce qu'on devra enseigner : « Les deux tiers des candidats qui se présentent au concours d'entrée à l'IUFM n'ont pas fait d'histoire depuis le bac, explique Gilles Ragache, maître de conférences en poste dans un institut universitaire de formation des maîtres. Et au concours, l'histoire est une matière à option... »
Mais il y a pire : il n'est pas sûr que les horaires d'histoire, dans les nouveaux programmes, ne soient pas réduits. Certains craignent même que l'histoire, comme les arts plastiques ou la musique, ne soit reléguée dans les matières à option : « L'introduction à l'école élémentaire des langues vivantes et de la technologie exige des coupes claires ailleurs, annonce une responsable d'IUFM. L'histoire est directement menacée. »
Des programmes allégés (au mieux !), des maîtres encore moins bien formés, des élèves encore plus ignorants et, dans le second cycle, moins capables d'assimiler des connaissances encore plus condensées et souvent biaisées : c'est toute la mémoire d'une jeunesse qu'en fidèles héritiers de Guy Mollet les faussaires en place manipulent. « La décolonisation, la guerre d'Algérie, c'est un peu comme une étoile qui s'éloigne, conclut un enseignant, ce n'est déjà plus qu'un point dans le ciel. » Un point, si toutes choses demeurent égales, que demain on ne verra plus.
Groupe E: « Un cours d'histoire n'est pas une cour d'appel »
- Commentez le titre.
- Pourquoi la plupart des professeurs ne sortent pas des chemins « balisés » ?
- Commentez : Des programmes allégés (au mieux !), des maîtres encore moins bien formés, des élèves encore plus ignorants et, dans le second cycle, moins capables d'assimiler des connaissances encore plus condensées et souvent biaisées : c'est toute la mémoire d'une jeunesse qu'en fidèles héritiers de Guy Mollet les faussaires en place manipulent. « La décolonisation, la guerre d'Algérie, c'est un peu comme une étoile qui s'éloigne, conclut un enseignant, ce n'est déjà plus qu'un point dans le ciel. » Un point, si toutes choses demeurent égales, que demain on ne verra plus.
- Quelle est, à votre avis, la responsabilité des professeurs d’histoire en France ou de français en Allemagne lorsqu’il s’agit d’exposer un passé peu glorieux et compromettant pour la nation ?
- En plenum : Faites quelques propositions pour étudier la guerre d’Algérie en cours de français. Esquissez un petit plan !
Impasse. C’était en automne 1992. Encadré par un foulard, le visage d’une adolescente, Samira Kherouaa, 13 ans, était au cœur de l’actualité. Avec ses parents, la jeune musulmane venait alors de gagner une bataille. Expulsée, deux ans plus tôt, d’un collège de Seine-Saint-Denis pour avoir refusé d’ôter son voile en classe, elle y revenait, tête haute et voilée. Ainsi en avait décidé le Conseil d’État. L’affaire, comme la première du genre en 1989, avait fait du bruit. D’autres, semblables, ont suivi - près de 400 entre 1994 et 1998. Si la circulaire Bayrou de 1994 interdit le port ostentatoire de signes religieux à l’école, le problème n’est pas réglé pour autant et divise régulièrement les classes intellectuelle et politique françaises. Tandis que de nombreux chefs d’établissement ne veulent pas du foulard islamique dans l’espace scolaire au nom de la laïcité, les tribunaux administratifs, eux, ont de plus en plus tendance à le tolérer au nom de la liberté d’expression. C’est l’impasse.
Laïcité, principe fondamental. En France, la laïcité de l’enseignement public remonte à 1882. Depuis cette date, l’école de la République est neutre, et le contenu des programmes laïque, tout comme le personnel pédagogique du primaire et du secondaire. Pression, propagande ou provocation de nature religieuse n’y sont pas acceptées. Selon les récentes décisions du Conseil d’État, le port du voile islamique n’est pas incompatible avec le principe de la laïcité. A condition de rester discret. Mais où sont les limites ? L’État, laïque depuis la « loi de séparation » de 1905, « assure la liberté de conscience » et « garantit le libre exercice des cultes ». Dans quelle mesure les religions ont-elles alors le droit de quitter la sphère du privé et d’être visibles aux yeux de tous ?
Pour le foulard à l’école, revendiquent d’abord le droit à la différence, qui lui aussi fait partie des traditions républicaines de liberté. L’école, disent-ils, est un lieu où on devrait apprendre à accepter l’autre non l’exclure ; si son enseignement est laïc, elle n’a pas à imposer l’athéisme. La France, pays multiculturel, devrait respecter les particularités de toutes les religions pratiquées sur son sol. D’autant que l’islam est la deuxième religion de l’Hexagone. Quelque 4 millions de musulmans, soit 7 % de sa population totale, y vivent. Dont la moitié est de nationalité française.
Contre le foulard. Tolérance zéro chez les féministes ou des intellectuels comme le philosophe Alain Finkielkraut. Le voile symbolise l’oppression des filles et des femmes musulmanes dans la vie publique et leur soumission complète à leurs familles. Incompatible avec le principe de l’égalité des sexes, il est en outre l’expression d’un extrémisme religieux : en Algérie, des femmes ont été assassinées par des islamistes parce qu’elles avaient refusé de porter ce vêtement. Autoriser de le mettre en classe est scandaleux : c’est menacer les valeurs républicaines de liberté et de laïcité. L’école doit permettre la coexistence de tous les élèves dans une absolue neutralité. Sinon, c’est la porte ouverte à tous les excès.
Que disent les jeunes voilées ? Leurs parents ne les contraignent pas à porter le foulard islamique, entend-on ici et là. Elles le feraient, au contraire, en toute liberté. Ce qui est sûr, c’est que les jeunes musulmanes d’aujourd’hui cherchent leur voie entre la culture de leurs pères et celle de la France, où elles ont grandi. À certaines, il semble possible d’être citoyenne française à part entière tout en étant musulmane. D’occuper une vraie place dans la société française tout en choisissant de porter le foulard par conviction religieuse.
Après le 11 septembre. Depuis les attentats à New York et Washington le 11 septembre dernier, la question du foulard pourrait à nouveau peser lourdement sur les écoles. La situation, au quotidien, est délicate pour tous les acteurs : professeurs, élèves, chefs d’établissement. La tolérance de tous est mise à rude épreuve. Mais là encore, avec sa grande capacité d’intégration des différences, le subtil principe de laïcité devrait être assez fort pour faire face à ces temps difficiles.
Manifeste des 121
Un mouvement très important se développe en France, et il est nécessaire que l'opinion française et internationale en soit mieux informée, au moment où le nouveau tournant de la guerre d'Algérie doit nous conduire à voir, non à oublier, la profondeur de la crise qui s'est ouverte il y a six ans.
En fait, par une décision qui constituait un abus fondamental, l'Etat a d'abord mobilisé des classes entières de citoyens à seule fin d'accomplir ce qu'il désignait lui-même comme une besogne de police contre une population opprimée, laquelle ne s'est révoltée que par un souci de dignité élémentaire, puisqu'elle exige d'être enfin reconnue comme communauté indépendante.
Ni guerre de conquête, ni guerre de "défense nationale", ni guerre civile, la guerre d'Algérie est peu à peu devenue une action propre à l'armée et à une caste qui refusent de céder devant un soulèvement dont même le pouvoir civil, se rendant compte de l'effondrement général des empires coloniaux, semble prêt à reconnaître le sens.
- Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien.
- Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d'apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français.
- La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres
Arthur ADAMOV - Robert ANTELME - Georges AUCLAIR - Jean BABY - Hélène BALFET - Marc BARBUT - Robert BARRAT - Simone de BEAUVOIR - Jean-Louis BEDOUIN - Marc BEIGBEDER - Robert BENAYOUN - Maurice BLANCHOT - Roger BLIN - Arsène BONNAFOUS-MURAT - Geneviève BONNEFOI - Raymond BORDE - Jean-Louis BORY - Jacques-Laurent BOST - Pierre BOULEZ - Vincent BOUNOURE - André BRETON - Guy CABANEL - Georges CONDAMINAS - Alain CUNY - Dr Jean DALSACE - Jean CZARNECEI - Adrien DAX - Hubert DAMISCE - Bernard DORT - Jean DOUASSOT - Simone DREYFUS - Marguerite DURAS - Yves ELLEOUËT - Dominique ÉLUARD - Charles ESTIENNE - Louis-René des FORETS - Dr Théodore FRAENKEL - André FRENAUD - Jacques GERNET - Edouard GLISSANT - Anne GUÉRIN - Daniel GUÉRIN - Jacques HOWLETT - Edouard JAGUER - Pierre JAOUEN - Gérard JARLOT - Robert JAULIN - Alain JOUBERT - Henri KREA - Robert LAGARDE - Monique LANGE - Claude LANZMANN - Robert LAPOUJADE - Henri LEFEBVRE - Gérard LEGRAND - Michel LEIRIS - Paul LEVY - Jérôme LINDON - Eric LOSFELD - Robert LOUZON - Olivier de MAGNY - Florence MALRAUX - André MANDOUZE - Maud MANNONI - Jean MARTIN - Renée MARCEL-MARTINET - Jean-DanieI MARTINET - Andrée MARTY-CAPGRAS - Dionys MASCOLO - François MASPERO - André MASSON - Pierre de MASSOT - Jean-Jacques MAYOUX - Jehan MAYOUX - Théodore MONOD - Marie MOSCOVICI - Georges MOUNIN - Maurice NADEAU - Georges NAVEL - Claude OLLIER - Hélène PARMELIN - Marcel PÉJU - José PIERRE - André PIEYRE de MANDIARGUES - Edouard PIGNON - Bernard PINGAUD - Maurice PONS - J.-B. PONTALIS - Jean POUILLON - Denise RENE - Alain RESNAIS - Jean-François REVEL - Alain ROBBE-GRILLET - Christiane ROCHEFORT - Jacques-Francis ROLLAND - Alfred ROSMER - Gilbert ROUGET - Claude ROY - Marc SAINTSAENS - Nathalie SARRAUTE - Jean-Paul SARTRE - Renée SAUREL - Claude SAUTET - Jean SCHUSTER - Robert SCIPION - Lonis SEGUIN - Geneviève SERREAU - Simone SIGNORET - Jean-Claude SILBERMANN - Claude SIMON - SINÉ - René de SOLIER - D. de la SOUCHERE - Jean THIERCELIN - Dr René TZANCK - VERCORS - J.-P. VERNANT - Pierre VIDAL-NAQUET - J.-P. VIELFAURE - Claude VISEUX - YLIPE - René ZAZZO.
a) « Le corps électoral est un tout indivisible ; quand la gangrène s’y met, elle s’étend à l’instant même à tous les électeurs »
b) « Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur (...), une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend c) « Il n’est pas bon, mes compatriotes, vous qui connaissez tous les crimes commis en notre nom, il n’est vraiment pas bon que vous n’en souffliez mot à personne, pas même à votre âme, par crainte d’avoir à vous juger. Au début vous ignoriez, je veux le croire, ensuite vous avez douté, à présent vous savez, mais vous vous taisez toujours. Huit ans de silence, ça dégrade. (...) Il suffit aujourd’hui que deux Français se rencontrent pour qu’il y ait un cadavre entre eux. Et quand je dis : un...La France, autrefois, c’était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d’une névrose »
d) « Quel bavardage : liberté, égalité, fraternité, amour, honneur, patrie, que sais-je ? Cela ne nous empêchait pas de tenir en même temps des discours racistes, sale nègre, sale juif, sale raton, mais, pis, en fait synonyme de fascisme : « Il est notre honte, il se moque de nos lois ou les caricature ; il nous infecte de son racisme (...) Il oblige nos jeunes gens à mourir malgré eux pour les principes nazis que nous combattions il y a dix ans ; il tente de se défendre en suscitant un fascisme jusque chez nous, en France. Notre rôle, c’est de l’aider à mourir. Non seulement en Algérie, mais partout où il existe. (...) La seule chose que nous puissions et devrions tenter – mais c’est aujourd’hui l’essentiel –, c’est de lutter à ses côtés pour délivrer à la fois les Algériens et les Français de la tyrannie coloniale »
Pour Albert Camus, la revendication arabe est équivoque. Autant sont légitimes la dénonciation du colonialisme, de l'attitude méprisante des Français, d'une répartition agraire injuste et d'une assimilation toujours proposée mais jamais réalisée, autant est illégitime le concept de nation algérienne : l'Algérie est issue d'immigrations successives (Juifs, Turcs, Grecs, Italiens, Berbères, Arabes puis Français), et les Arabes sont poussés par l'impérialisme mené par l'Egypte et soutenu par l'URSS, pas par le sentiment d'appartenance à une nation algérienne.
La troisième voie qu'il préconise consiste à intégrer davantage les Français Musulmans dans la République :
Cette voie doit surmonter deux obstacles majeurs : le cessez-le-feu préalable, difficile à obtenir d'un FLN intransigeant, et la volonté nécessaire à la métropole pour réformer la constitution.
Elle ne sera jamais retenue : le FLN, loin d'arréter les combats, renforcera les attentats, et la métropole, avec De Gaulle au pouvoir, changera sa constitution mais pas dans le sens de l'intégration des Français Musulmans (au nom d'une certaine idée de la France ?). Aussi la France s'engagera-t-elle dans la voie redoutée par Camus dès Janvier 1958 :
Un grand nombre de Français, plutôt que de renoncer à leur niveau de vie, préfèreront abandonner les Algériens à leur destin [...] et se désolidariser de leurs compatriotes d'Algérie [...] La France se trouvera forcée de lacher également les Arabes et les Français d'Algérie; nous sommes devant cet enjeu. Si ce dernier malheur arrivait, les conséquences seraient nécessairement graves et les Algériens ne seraient pas certainement seuls à entrer en sécession. C'est le dernier avertissement qu'il faille honnêtement formuler.
Pour le lauréat du prix Nobel de littérature (en décembre 1957), un écrivain ne trouve sa justification que s'il accepte "les deux charges qui font la grandeur de son métier: le service de la vérité et celui de la liberté". A relire les écrits de Camus, il apparaît que, dans toutes les grandes querelles qui ont agité son époque et divisé les esprits - de la Résistance à la guerre d'Algérie, du communisme soviétique au terrorisme -, il est resté fidèle à ces deux vertus. Plus encore que la lucidité, le courage et l'honneur se sont, presque toujours, trouvés de son côté.
C'est que l'homme échappait aux vices si répandus dans le milieu intellectuel: à l'idéologie comme au fanatisme, à l'utopie comme à la mauvaise foi. Il n'avait rien, non plus, d'un pacifiste béat et d'un humaniste juste-milieu, caricature à quoi ses ennemis l'ont souvent réduit. La justesse de ses positions, voire le prophétisme de certaines de ses vues, ressortent avec force d'une anthologie de ses "Réflexions sur le terrorisme", présentées par Jacqueline Lévi-Valensi, et commentées par Antoine Garapon et Denis Salas, ainsi que de la réédition de ses "Chroniques algériennes". Ecrits entre 1939 et 1958, ces textes relèvent des genres les plus divers: la fiction, avec "La Peste", l'essai, avec "Lettres à un ami allemand" ou "l'Homme révolté", le théâtre, avec "L'Etat de siège" ou "Les Justes", le journalisme à "Combat" et à "L'Express", la conférence, avec "Appel pour une trêve civile en Algérie".
Plus de quarante ans après la mort de l'écrivain, non seulement ces écrits n'ont pas vieilli, mais ils semblent avoir été rédigés pour notre époque. Comme le note Jacqueline Lévi-Valensi, les analyses de Camus, à la fois enracinées dans l'histoire et s'efforçant d'y préserver "cette part de l'homme qui ne lui appartient pas, ont gardé toute leur valeur, leur puissance et leur actualité".
Rien d'abstrait ni de dogmatique dans ses "Réflexions sur le terrorisme", considéré dans ses implications historiques et dans ses rapports avec les notions de révolte, de justice, de liberté et de dignité humaine. Nullement angélique, l'écrivain admet que la violence est inséparable de l'histoire et de la lutte que les hommes mènent pour la liberté ou la justice, mais elle doit se fixer des règles et des limites, ne jamais être acceptée comme naturelle et légitime et, surtout, ne jamais devenir une fin en soi. "Je dis qu'il faut refuser toute légitimation de la violence, que cette légitimation lui vienne d'une raison d'Etat absolue ou d'une philosophie totalitaire. La violence est à la fois inévitable et injustifiable. Il faut lui garder son caractère exceptionnel et la resserrer dans les limites qu'on peut."
Et Camus de définir le sens de son combat par un plaidoyer en faveur de la nuance, cette nuance qui sépare le sacrifice de la mystique, l'énergie de la violence, la force de la cruauté, le justicier du terroriste, le vrai du faux et "l'homme que nous espérons des dieux lâches que vénèrent terroristes et totalitaires". Contre la "casuistique du sang", la dialectique infernale de l'agression et des représailles, contre la tentation du recours aux mêmes armes que celles du terrorisme, Camus en appelle, sans illusions, à la "pensée du midi" qui, seule, peut assurer la victoire sur la violence indifférenciée du nihilisme terroriste. "Si je peux comprendre, écrivait-il, le combattant d'une libération, je n'ai que dégoût devant le tueur de femmes et d'enfants".
Le drame algérien mit cruellement à l'épreuve cet impératif moral dont il refusa toujours de se départir. Se sentant par toutes ses fibres fils de l'Algérie, l'écrivain ne cessa, dans tous ses écrits, de lutter à la fois contre l'exploitation coloniale et contre le terrorisme du FLN, et de plaider pour une politique qui permettrait aux deux peuples constitutifs de l'Algérie de vivre en bonne entente: "Toute autre politique, concluait-il, n'amènera pas seulement la mort inutile de Français et d'Arabes, elle accentuera la solitude arabe et la solitude française, et le malheur de deux peuples". Dans son appel poignant pour une trêve entre les deux camps, l'écrivain invitait ses frères de sang, pieds-noirs et Arabes, à n'être "ni victimes ni bourreaux", à refuser "d'exercer et de subir la terreur" et à mériter de vivre en hommes libres. On sait ce qu'il en advint mais l'on peut rêver à ce qu'aurait pu être cette Algérie nouvelle qu'il appelait de ses voeux, une Algérie fondée sur une fédération de nationalités différentes associées à la gestion de leur intérêt et de leur devenir communs...
Cette tension est bien décrite dans l'excellente étude de David Schalk "War and The Ivory Tower" (Guerre et la Tour d'Ivoire) une analyse de l'engagement des intellectuels pendant la guerre menée par la France en Algérie (19546-1962) et la guerre des Etats-Unis au Vietnam (1964-1975). Ce livre, d'abord publié en 1991 puis réédité en 2005, comporte de nouvelles préfaces de Benjamin Stora (un historien français né en Algérie) et de George Herring (un diplomate et historien américain) de même qu'une nouvelle introduction de Schalk (spécialiste de l'histoire intellectuelle européenne).
Schalk définit les intellectuels par ce qu'il appelle "leur rôle social plus abstrait et distancié qui contraste vivement avec presque tous les autres au sein d'une société moderne. Leur fonction inclus une certaine forme de créativité, habituellement par l'écrit, et d'une certaine façon, celle de s'occuper d'idées, appliquant souvent des idées de manière éthique ce qui peut remettre en cause la légitimité des autorités en place." Ainsi, donc, "un pourcentage signifiant de professeurs et de journalistes peuvent être appelés des intellectuels, de même qu' une partie importante de la communauté artistique… qui théorise sur papier leur créativité". Selon lui, " il y a eu, et peut être il y a –t-il encore, une relation symbolique entre les intellectuels et l'engagement " un mot français signifiant "contestation".
Schalk argumente de façon convaincante en disant qu'il y a eu des similarités remarquables entre la guerre d'Algérie et celle du Vietnam. Cela inclus : l'utilisation de la torture, le précédent menaçant des jugements passés à Nuremberg ; la révolte anticoloniale ; l'ébranlement de la démocratie; le caractère trouble de la diplomatie ; les opinions racistes des troupes occidentales ; l'optimisme injustifié et arrogant de l'armée et des dirigeants politiques ; les déplacements forcés de populations ; et la transformation des campagnes des deux pays en un vaste "champ de tir libre" où l'armée cherchait à détruire tout ce qui bougeait.
Il y a eu aussi d'importantes différences, note-t-il, parmi celles-ci, l'absence du Marxisme au sein du FLN (Front de Libération National); l'importante population de colons français en Algérie; et la présence en France de quelque 300 000 travailleurs algériens, qui remettaient tous les mois au FLN et son gouvernement en exil, un part importante de ce qui était nécessaire pour couvrir la lutte pour l'indépendance.
Albert Camus a souvent été cité comme un exemple de la résistance intellectuelle à la guerre d'Algérie. Mais Schalk révèle que Camus était tiraillé concernant cette guerre, et s'est tu à un moment donné. "Un modèle beaucoup plus approprié" selon Schalk, c'est l'intelligentsia catholique française, plus particulièrement les intellectuels de gauche qui se regroupaient autour de la revue "Esprit". De 1954 à 1962, ce journal a publié 211 articles sur la guerre d'Algérie, 42 d'entre eux écrits par le codirecteur (plus tard directeur) Jean Maris Domenach. La responsabilité des intellectuels explique Domenach s'était de montrer que "entre le mot frivole et le recours aux armes il existe un voie" la voie de la non violence et de la protestation pacifique, concluait-il. La gauche française, croyait-il, devait être réveillée de son sens paralysant d'impuissance de sorte qu'elle ne puisse plus "cultiver le désespoir, qui est l'arme secrète de la tyrannie".
Comme le note Schalk, la résistance proéminente d'Esprit à la guerre ne voulait pas dire que l'intelligentsia catholique française s'opposait fermement à la politique du gouvernement. En fait, certains intellectuels catholiques conservateurs soutenaient avec empressement la guerre de la France en Algérie. Dénonçant les objecteurs de conscience, Monseigneur Jean Rodhain, a déclaré avec suffisance en 1960, que s'ils ne voulaient pas se battre pour la France, ils devaient "aller vivre dans un autre pays".
Jean Paul Sartre et des écrivains en liaison avec son journal "Les Temps Modernes" ont aussi joué un rôle essentiel dans la résistance à la guerre d'Algérie. Une fois que l'entière signification du conflit est apparue évident pour Sartre, pour Simone de Beauvoir, et pour leurs associés, ils s'en sont beaucoup occupés dans ce journal. Schalk remarque que en tant que "guide spirituel" des Temps Modernes, Sartre a dirigé son étonnante énergie et son pouvoir intellectuel dans le combat pour mettre fin à cette guerre. Ses articles portaient "sans ménagement sur des problèmes de culpabilité collective en faisant un parallèle avec les années du nazisme, la torture, les crimes de guerre, et le danger du fascisme." Il a aussi publié un compte rendu sur le premier congres clandestin de la Jeune Résistance, un groupe de résistants à la conscription, qui avait pour mission d'aider les déserteurs et ce qui refusaient l'incorporation, à quitter la France et trouver un emploi ailleurs.
A la fin de 1960, Sartre et d'autres ont fait sensation en faisant circuler ce qui est devenu célèbre sous le nom de Manifeste des 121, "la Déclaration du Droit à l'insoumission dans la Guerre d'Algérie". Interdit par le gouvernement, et n'ayant pu être publié (les pages dans Les Temps Modernes où il devait apparaître sont restés remarquablement vides), il dénonçait vigoureusement la guerre d'Algérie, notant que "le militarisme français…. A réussi à restaurer la torture, et fait en sorte que cela redevienne pratiquement une institution en Europe". Les signataires ont déclaré qu'ils "respectaient et considéraient comme justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien," de même que la "conduite des français qui…ont fourni de l'aide et protéger les algériens qui sont oppressés au nom du peuple français." Ils concluaient que "la cause du peuple algérien, qui a contribué de manière décisive à détruire le système colonialiste, est la cause de tous les hommes libres."
L'acte de résistance le plus dramatique et controversé des intellectuels français a été organisé par Francis Jeansen, un philosophe et ancien protégé de Sartre. Dans une déclaration puissante publiée dans Esprit en mai 1957, il dénonçait les crimes de guerre français en Algérie, faisant remarquer que "cette politique est la notre, ces horreurs nous sont imputables". Selon Jeansen, la responsabilité terrible des français pour leur conduite honteuse en Algérie nécessitait une action hors du commun. En conséquence, lui et ses étudiants ont commencé à transporter des valises pleines d'argent des travailleurs algériens en France, les transportant en passant la frontière suisse, dans les Banque de ce pays. De là, cet argent servait à acheter des armes pour la lutte pour l'indépendance algérienne. Bien que certains de ses associés furent arrêtés, Jeansen n'a jamais été attrapé par la police secrète française, bien qu'il soit apparu pour une brève conférence de presse clandestine à Paris.
Ces activités conduites par des intellectuels français de renom, a permis d'accélérer la visibilité de la résistance publique. Une manifestation silencieuse contre la guerre a eu lieu à Paris en juin 1957. Interdite par le gouvernement, elle n'en a pas moins attiré 500 à 600 personnes, dont Sartre et François Mauriac ; 49 des manifestants ont été arrêtés pour ce "crime". En décembre 1961, 50 000 personnes ont participé à une marche dans Paris contre le terrorisme de l'OAS. Cette marche a aussi été interdite par le gouvernement et a été cassée par la police, avec plus d'une centaine de participants hospitalisés à cause des brutalités policières. En février 1962, quand les autorités ont finalement donné l'autorisation pour qu'ait lieu une manifestation pacifique, une foule d'un demi million a surgi dans Paris.
Comme ce compte rendu le suggère, la résistance à la guerre s'est faite sur fond d'assaut verbal et physique important. S'adressant aux groupes d'anciens combattants français, Robert La Coste, le ministre résident en Algérie, accusait "les exhibitionnistes du cœur, et les intellectuels qui ont organisé la campagne contre la torture" d'être "responsable de la résurgence du terrorisme…je vous les présente pour les livrer à votre mépris". La position de plus en plus critique d'Esprit a conduit à des arrestations et des saisies du journal par le gouvernement. A deux reprises, l'OAS a commis un attentat à la bombe au siège du journal. L'appartement de Sartre et les bureaux des Temps Modernes ont aussi été plastiqués, et des militants pro guerre ont défilé dans les rues de Paris demandant à ce que Sartre soit assassiné.
Malgré les obstacles érigés par le gouvernement et les fanatiques colonialistes, finalement, à la fin de la guerre, les intellectuels français étaient dans un état de révolte, la majorité d'entre eux dénonçant le rôle de la France en Algérie.
De même, selon Schalk, parmi les intellectuels américains – et plus particulièrement ceux affiliés à des institutions éducatives d'élites et ceux qui étaient les écrivains les plus connus, essayistes, artistes et poètes – l'opposition à l'effort de guerre des Etats-Unis au Vietnam devint "écrasante". En octobre 1969, par exemple, la faculté d'Harvard a voté contre la présence militaire au Vietnam par 255 voix contre 81, et 391 contre 16 pour soutenir un jour de commémoration contre la guerre. Dans le New York Times et ailleurs, des pétitions sans fin sont apparues, signées par des facultés d'universités réputées, et par d'autres intellectuels célèbres.
La plus influente de ces pétitions- qui s'était inspirée du Manifeste des 121 – appelée "l'Appel à Résister à l'Autorité Illégitime" a été publiée le 12 octobre 1967 dan le New York Review of Books. Signée par Philip Berrigan, Noam Chomsky, Paul Goodman, Denise Levertov, Dwight Macdonald, Herbert Marcuse, Linus Pauling, Susan Sontag et d'autres, cet "Appel" avançait que les types d'actions menées par les troupes américaines au Vietnam – la destruction de villages, l'internement de populations civiles dans des camps de concentrations, les exécutions sommaires de civils – étaient des actions que les Etats-Unis et leurs alliés pendant la seconde guerre mondiale avaient "déclaré être des crimes contre l'humanité… pour lesquels des allemands ont été condamnées à Nuremberg." Chacun doit "choisir sa façon de résister, selon sa conscience et les circonstances" mais la résistance au service militaire au Vietnam, est "courageux et justifié". S'adressant à tous les hommes de bonne volonté, ils demandaient de se joindre à cette "confrontation à une autorité immorale…Maintenant c'est le moment de résister."
Dans des écrits plus tardifs, Chomsky a admis qu'il s'était senti "inconfortable sur le fait de proposer publiquement le refus de la conscription, parce que c'était quelque chose de facile pour quelqu'un de mon âge". Mais il a effectivement prôné la résistance à l'impôt. "Parce que cela symbolisait à la fois le refus de faire une contribution volontaire à la machine de guerre, et aussi parce que cela montrait une volonté… de prendre des mesures illégales pour s'opposer à ce gouvernement indécent." De plus, Chomsky a participé aux démonstrations anti guerre et a été arrêté pendant la marche sur le Pentagon d'octobre 1967. Néanmoins, comme la plupart des intellectuels américains et français, Chomsky a constamment rejeté la protestation violente. Il a écrit :" les actions de masse en continu, les explications patientes, une résistance basée sur des principes peut être ennuyeuse, déprimante. Mais, ceux qui programment les attaques par les B-52 et les actions de "pacification", ne s'ennuient pas, et aussi longtemps qu'ils continuent, nous aussi nous devons continuer."
D'autres intellectuels de premier plan se sont engagés, parmi eux Hans Morgenthau, Robert Lowell, Elizabeth Hardwick, Joseph Heller, Mary McCarthy, Norman Mailer, Muriel Rukeyser, Eric Bentley, Ann Sexton, William Styron, Anais Nin, Henry Steele Commager, et Robert Penn Warren. Des conseils sur la conscription, des ateliers contre la guerre, et des cérémonies anti guerre étaient devenus des préoccupations pour certains de ces grands esprits. " Pour beaucoup d'intellectuels" observe Schalk, " l'époque du Vietnam se range dans une catégorie spéciale. Elle est en dehors des normes habituelles du débat". Comme Martin Bernal le dit, dans un autre article de la New York Review, la guerre du Vietnam pouvait être rangée dans la même catégorie que les "camps de concentrations nazis". Reflètant leur amertume Susan Sontag écrivait en 1967 : "Les Etats-Unis sont devenu un pays criminel, sinistre – gonflé par l'importance qu'il s'attribue, engourdi par l'abondance, faisant montre d'une monstrueuse suffisance comme quoi il dispose d'un mandat pour conduire le destin du monde, de la vie elle-même, selon ses propres intérêts et son jargon."
Schalk a présenté cette chronique de l'engagement croissant en France et aux Etats-Unis en 3 étapes : une étape pédagogique, pendant laquelle les intellectuels critiquaient les justifications officielles des guerres de leurs pays ; une étape morale, où ils interpellaient la base éthique du comportement de leur pays, et une étape contre légale, où ils ont appelé à la désobéissance civile. Ce modèle proposé par Schalk convient tout à fait aux formes de résistance développées dans les deux pays.
En fait Schalk a écrit une œuvre majeure qui est resté solide depuis sa première publication jusqu'à celle de fin 2005. Son style prudent, ses recherches pertinentes, et ses conclusions judicieuses en font une étude excellente de l'engagement intellectuel. Sa pertinence dépasse les crises de conscience des intellectuels dans la société moderne en France et aux Etats-Unis face aux guerres brutales menées dans le Tiers Monde.
Dans un cadre plus large, Schalk se pose la question de savoir si l'engagement intellectuel est un phénomène appartenant au passé, et a conclu que cela ne l'était probablement pas. Mais "pour provoquer une réaction morale profonde de ses élites intellectuelles", il insiste, "un gouvernement au pouvoir doit faire quelque chose de suffisamment stupide et mauvais". De plus, "la situation externe historique… ne doit pas paraître complètement sans espoir et imperméable au changement".
Et malgré cela, note-t-il, la dissidence intellectuelle est restée relativement muette. "Où est l'outrage contre les mensonges et fautes du gouvernement ? Où est l'appel à résister à l'autorité illégale ?"
Néanmoins, il y a des signes qu'un orage se prépare, et que les intellectuels, actuellement agités, de nouveau mèneront l'action pour exposer les mensonges et la fausseté des puissants, comme ils l'avaient fait si efficacement pendant les guerres d'Algérie et du Vietnam. Et s'ils se plongent de nouveau dans le débat public et la résistance, ils puiseront certainement dans l'exemple de leurs prédécesseurs rapporté si brillamment dans "War and The Ivory Tower".
Il y a des années, avec le pessimisme qui le caractérise, Chomsky se demandait ce qu'il adviendrait de cette conscience historique de la guerre du Vietnam alors que les gardiens de l'histoire se mettaient au travail. Comme David Schalk nous le montre, un historien sensible et intègre peut illuminer le terrain sombre du passé et du présent.
Laurence S. Wittner 21 février 2006
Mise à jour le Vendredi, 18 Mars 2011 12:59