La colonisaiton telle qu'on l'enseigne et le rôle des intellectuels: Sartre / Camus B2-C1

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La colonisation telle qu'on l'enseigne
et le rôle des intellectuels: Sartre / Camus

La colonisation telle qu'on l'enseigne - Niveau B2/C1
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Le tourment algérien d'Albert Camus - Niveau C1
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LA COLONISATION TELLE QU'ON L'ENSEIGNE
avec des fiches pédagogiques pour un travail en équipe
L'histoire expurgée de la guerre d'Algérie
Par MAURICE T. MASCHINO
Journaliste, auteur de Oubliez les philosophes, Complexe , Bruxelles, 2001.
Le Monde Diplomatique
FÉVRIER 2001. Pages 8 et 9.
Source: http://www.monde-diplomatique.fr/2001/02/MASCHINO/14870.html

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Fiches pédagogiques pour le professeur

Il aura fallu près de quarante ans pour que s'engage enfin en France le débat sur la torture durant la guerre d'Algérie (1954-1962), pour que l'on accepte d'écouter les voix meurtries des victimes. Avec bien des embarras et des et malgré les réticences, voire les entraves des autorités officielles, tant il est difficile de revenir sur cette « guerre sans nom », enfouie au plus profond des mémoires. Tant il est difficile aussi de lever le voile qui s'est abattu sur l'histoire coloniale et ses innombrables crimes, cette histoire que les manuels scolaires présentent toujours comme « une belle aventure intellectuelle » dont le bilan serait « globalement positif ».

    Septembre 1957 : composée de diverses personnalités et nommée par le gouvernement français sous la pression de l'opposition de gauche, la Commission de sauvegarde des droits et des libertés individuelles constate, dans un rapport accablant, que la torture est une pratique courante en Algérie.

    Décembre 2000 : devant l'émoi suscité par la publication, dans Le Monde, de nouveaux témoignages sur la torture, le premier ministre estime qu'il s'agit là de « dévoiements minoritaires ». Première contrevérité. Mais il n'est pas hostile, ajoute-t-il sans rire, à ce que les historiens fassent la lumière sur ces « dévoiements » : deuxième contrevérité... Contrairement à son engagement du 27 juillet I997, et sauf dérogation durement arrachée, les archives les plus sensibles ne sont toujours pas consultables.

    1957-2001 : depuis quarante-quatre ans, de Guy Mollet à M. Lionel Jospin, la France officielle vit dans la culture du mensonge. Fait mine de vouloir s'informer et bloque le libre accès à l'information. Avoue à demi (« La France a éprouvé quelque difficulté à regarder sa propre histoire avec lucidité », dit M. Jospin), puis se rétracte. Et ne veut rien savoir. Ou le moins possible. Et, lorsqu'un général déclare au journal télévisé de 20 heures qu'il a, de sa propre main, et au mépris de toutes les lois de la guerre, exécuté froidement vingt-quatre prisonniers algériens, fait la sourde oreille.

    Au demeurant, sans le moindre remords. Si forte aussi est la conviction, largement partagée par les citoyens, y compris des historiens et des enseignants, que, malgré d'inévitables et « regrettables » « bavures », la France a beaucoup apporté - des routes, des hôpitaux, des écoles, comme on sait... - aux peuples qu'elle a soumis.

    « Oui, la colonisation a eu du positif, affirme B.D., professeur en classe préparatoire dans l'un des deux lycées parisiens où se concentre l'élite de demain. On a quand même légué à l'Algérie des infrastructures modernes, un système éducatif, des bibliothèques, des centres sociaux... Il n'y avait que 10 % d'étudiants algériens en 1962 ? C'est peu, bien sûr, mais ce n'est pas rien ! »

    Bonne conscience des uns, mauvaise foi des autres : c'est dans cette atmosphère d'autosatisfaction, de déni permanent et d'occultation à tout prix d'une réalité épouvantable (lorsqu'on l'examine sans lunettes tricolores) que s'inscrit, dans les écoles, l'enseignement de l'histoire. Chapeauté par un pouvoir politique, tous partis confondus, qui entend maintenir les citoyens dans l'ignorance, tout en leur faisant croire qu'il les informe, cet enseignement est incapable d'instruire les jeunes sur les réalités du système colonial - la négation absolue qu'il représente de l'être humain comme des valeurs proclamées de la République - pas davantage qu'il ne leur permet de comprendre ce que, jusqu'au 10 août 1999, on se refusait, officiellement, à appeler une guerre.

    Instructions ministérielles, programmes, horaires, manuels, tout l'arsenal pédagogique est mis en oeuvre pour que les élèves des écoles, des collèges et des lycées en sachent le moins possible.

    Tout commence dès l'école élémentaire. Où l'instituteur doit survoler en cinq ans deux mille ans d'histoire. « La colonisation ? Oui, j'en parle, très vite, dit l'un d'eux. Mais les photos du livre complètent le cours. » Ou le contredisent (éventuellement) : presque toutes donnent une image positive de l'occupation française. Algérie 1860, de gentils petits « indigènes » boivent la parole du maître, des colons mettent en valeur des terres (Hachette [1]).

    L'instituteur, sans doute, peut en faire un commentaire critique, mais, le plus souvent, il ne veut pas « choquer » de « jeunes esprits », et, comme le reconnaît notre interlocuteur, « on n'insiste pas trop sur les mauvais côtés de la colonisation ». Nul doute que ces « côtés »-là sont vite oubliés, d'autant plus qu'aucune photo - enfumades de Bugeaud, coups de matraque, enfants loqueteux, gourbis misérables - n'en donne la moindre idée.
    En guise d'histoire, de la propagande. La plus grossière qui soit. La plus cynique. Autant par ce qu'elle tait que par ce qu'elle célèbre : rien n'est dit aux élèves, qui étudient en 4e « le partage du monde », des pillages et exactions de toutes sortes auxquels ce partage a donné lieu ; tout les incite, au contraire, à admirer la belle « aventure intellectuelle » qu'a représentée pour les Européens l'exploration du monde du XIXe siècle. « On sera attentif, précisent les instructions officielles de 1995, aux aspects culturels du phénomène : développement des sociétés de géographie, essor de l'ethnologie (2)... » De l'utilité du « bon sauvage »...

 

Groupe A : L'histoire expurgée de la guerre d'Algérie

1. Commentez la citation d’un professeur en classe préparatoire

« Oui, la colonisation a eu du positif, affirme B.D., professeur en classe préparatoire dans l'un des deux lycées parisiens où se concentre l'élite de demain. On a quand même légué à l'Algérie des infrastructures modernes, un système éducatif, des bibliothèques, des centres sociaux... Il n'y avait que 10 % d'étudiants algériens en 1962 ? C'est peu, bien sûr, mais ce n'est pas rien ! »

2. Commentez

Bonne conscience des uns, mauvaise foi des autres : c'est dans cette atmosphère d'autosatisfaction, de déni permanent et d'occultation à tout prix d'une réalité épouvantable (lorsqu'on l'examine sans lunettes tricolores) que s'inscrit, dans les écoles, l'enseignement de l'histoire.

3. Comment la guerre d’Algérie est-elle traitée
    a) à l’école primaire
    b) au collège

 

Des programmes réduits et réducteurs
 

    MIS en condition par leurs années d'école et de collège, les élèves sont prêts, au lycée, à accepter sans le moindre esprit critique (puisqu'on a tout fait pour l'étouffer) la version tronquée, expurgée et globalement propre de la guerre d'Algérie.

    A condition, naturellement, que l'enseignant la prenne comme objet d'étude. La guerre d'Algérie n'est pas expressément mentionnée dans le programme de 3e, ou dans cette partie du programme, elle-même réduite à la portion congrue, qui permet de l'aborder : « De la guerre froide au monde d'aujourd'hui (relations Est-Ouest, décolonisation, éclatement du monde communiste). »

    « Les programmes actuels sont beaucoup plus réduits, et réducteurs, que les précédents, constate O.D., professeur agrégé. Loin de former un chapitre à part, la décolonisation ne représente plus qu'un paragraphe dans l'étude des relations internationales de 1945 à nos jours. Autrement dit, presque rien. Quel temps peut-on consacrer à la guerre d'Algérie lorsqu'on doit expliquer la conférence de Bandung, la décolonisation de l'Inde, de l'Indonésie, de l'Indochine ? Une heure, c'est déjà beaucoup, et les manuels sont très succincts : conformes aux programmes de 1989, les nouveaux accordent moins de place à la décolonisation qu'à la colonisation et à la seconde guerre mondiale. »

    Sur la table, dans la « salle des profs », quelques spécimens. « En Algérie, la répression et la guerre (1954-1962) répondent à la guérilla menée par le FLN » (Bréal, 3e). Mais pourquoi cette « guérilla » ? La chronologie, dans la partie « documents », n'explique rien, et pas davantage les extraits d'un discours de Bigeard. Le Magnard fait encore mieux : dans la partie « cours », il « liquide » en cinq lignes la guerre d'Algérie et publie comme « documents » quatre photos peu suggestives (par exemple, un bureau de vote à Alger en 1962).

    Ecole élémentaire, collège, lycée : austérité jospinienne oblige - le régime maigre, pour tous, est de rigueur.

    Les « terminales » ne sont pas mieux servis. Et ne sont même pas en état, pour la plupart, d'entendre les propos sensés qu'un enseignant, éventuellement, peut leur tenir : le matraquage idéologique auquel ils ont été soumis les années précédentes les rend souvent insensibles à un contre-discours. « Seuls ceux dont la famille a été touchée posent des questions, observe G.R., professeur agrégé dans un lycée de province. Les autres prennent des notes, gentiment. Comme j'en prenais quand, en classe, on me parlait de la guerre de 14... »

    Abreuvés d'images qui célèbrent, même si elles ne la nomment pas, la « mission civilisatrice » de la « métropole », ignorant presque tout des profits (matériels, symboliques) que « métropolitains » et colons tiraient de l'exploitation du peuple algérien, n'ayant jamais eu l'occasion d'analyser le système colonial dans ses manifestations « concrètes », telles que les ont subies les colonisés (racisme - dont aucun manuel, excepté le Bréal de terminale, ne dit mot -, injustices de toutes sortes, inégalités économiques, sociales, politiques, culturelles), ils ne sont pas à même de comprendre pour quelles raisons, sinon leur « fanatisme » ou leur « ingratitude », les « musulmans » se sont révoltés, ni pourquoi la France s'est opposée si violemment à leur « émancipation », comme disent pudiquement les livres de classe.

    « Comme les Algériens n'apparaissent pas dans leur condition d'"indigènes" et leur statut de sous-citoyens, comme l'histoire du mouvement nationaliste n'est jamais évoquée, comme aucune des grandes figures de la résistance - Messali Hadj, Ferhat Abbas - n'émerge ni ne retient l'attention, dit Benjamin Stora, bref, comme on n'explique pas aux élèves ce qu'a été la colonisation, on les rend incapables de comprendre pourquoi il y a eu décolonisation. »

    « C'est vrai, admet Jean-Pierre Rioux, inspecteur général d'histoire, la décolonisation arrive un peu ex-abrupto. Mais rien n'interdit au professeur de combler les lacunes. » Rien non plus ne l'y oblige ; tout l'incite, au contraire - et d'abord, la façon même, quasi clandestine, dont la guerre d'Algérie s'insère dans le programme -, à ne pas s'attarder sur une question « mineure ».
    De la même manière qu'en 3e, et selon la même logique de désinformation, ou d'information au rabais qui sévit dans l'ensemble des programmes d'histoire, la guerre d'Algérie n'est pas l'objet, en terminale, d'un chapitre particulier.

    Elle n'est même mentionnée, comme telle, dans aucune des sections du programme - le monde de 1939 à nos jours. « Elle est repoussée dans les coins », constate l'historien Gilles Manceron. Marginalisée. Etudiée éventuellement comme exemple dans la rubrique Emancipation des peuples colonisés (« Certains collègues l'expédient en quelques mots et préfèrent insister sur l'Inde ou l'Indonésie », assure L.P., professeur agrégé), elle peut aussi être abordée en rapport avec la fin de la IVe République, c'est-à-dire comme une affaire française (qui a mal tourné) et dans une perspective avant tout hexagonale. « On a pour mission de présenter aux élèves un paysage vu du côté français », confirme l'inspecteur général Rioux.
 

Groupe B : Des programmes réduits et réducteurs

1)    Commentez le titre
2)    Comment la guerre d’Algérie est traitée
a)    en troisième
b)    au lycée
c)    les « terminales »
3)    Quels manuels soulèvent la question et comment ?
4)    Quelles questions les manuels n’entament-ils pas ? Pourquoi ?
5)    Qu’entendez-vous par « matraquage idéologique » ?
6)    Quel est le rapport entre « colonisation » et « décolonisation » ?

En plenum : Peut-on parler de désinformation systématique ou d’information au rabais ?

 

 

Ne pas surcharger l'élève de mauvais souvenirs
 

    IL n'est donc pas étonnant que beaucoup d'enseignants ne s'y attardent pas. Non (ou pas seulement) à cause du manque de temps et de la surcharge des programmes, mais parce que ce paysage-là n'est pas particulièrement plaisant à contempler. Evoquer les horreurs que l'armée française a commises, la lâcheté et la duplicité des divers gouvernements, les compromissions des partis, de gauche comme de droite, en gêne plus d'un : « La guerre d'Algérie n'est pas très bien placée dans une vision du politiquement correct qui découlerait tout entier du plus jamais ça après Auschwitz », convient l'inspecteur général Rioux, qui ne semble pas souhaiter, au demeurant, qu'on s'y arrête trop longtemps.

    Et de poursuivre : « Au nom de quoi faudrait-il s'attarder délibérément sur la guerre d'Algérie ? Pourquoi ne pas s'attarder sur la guerre du Vietnam ou le Kosovo ? C'est un peu sans fin. Et au détriment d'aspects plus flatteurs ou plus positifs du siècle. Nous n'attirons pas assez l'attention des élèves sur ce qu'a été le développement des médias ou le développement des sciences et des techniques Je ne suis pas sûr qu'on prépare bien les jeunes à comprendre des révolutions du type Internet. Et puis, il y a d'autres échéances civiques : l'Europe, par exemple. C'est aussi important qu'un long épilogue sur la guerre d'Algérie. »

    Affaire entendue - et classée : comme les élèves ne doivent pas être « les otages du devoir de mémoire », selon l'inspecteur général Jean-Louis Nembrini, il n'est donc pas question de les surcharger de (mauvais) souvenirs. Et le mieux (dans cette optique) est de s'en tenir aux quelques repères, toujours très maigres, que proposent les manuels.

    Légèrement retouchés, ils parlent bien de guerre. Mais, comme effrayés de leur audace, ils n'en disent pas plus : de quelle guerre s'agit-il ? D'une guerre de libération ? Impensable dans une perspective française, la seule retenue. D'une guerre de reconquête coloniale ? Assurément, mais l'expression est gênante, et trop parlante. Excepté le Bréal - le seul qui n'ait pas peur des mots et soit d'une honnêteté remarquable : « Du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes », annonce le titre du chapitre sur la guerre d'Algérie -, tous les autres s'en tiennent à un prudent clair-obscur.

    La même ambiguïté concerne les combattants. Si l'on ne sait pas de quelle guerre il s'agit, on ne sait pas davantage qui se bat : les termes qu'on emploie tout naturellement lorsqu'on traite de la seconde guerre mondiale (les Allemands, les SS, l'occupant / les Français, les résistants) sont évidemment bannis. « L'occupant ? s'insurge une professeure agrégée. Mais vous perdez la tête ! L'occupant, c'est Klaus Barbie à Lyon. » Et Massu à Alger, non ? « Ah non, dit-elle en s'étouffant presque, vous exagérez ! Pourquoi vouloir assimiler la colonisation à autre chose ? »

    Mais que les manuels assimilent implicitement la guerre d'Algérie à une croisade ne la choque pas outre mesure : « Les mots qui reviennent le plus souvent - les Européens, les musulmans - ne sont pas très exacts, j'en conviens, mais ce sont les plus commodes. » Les plus commodes, en effet, pour brouiller les cartes et diaboliser l'ennemi : comment s'identifier à des musulmans, quand, à l'école primaire, on a pris parti pour Charles Martel ?

Groupe C : Ne pas surcharger l'élève de mauvais souvenirs

  1. Pourquoi la plupart des enseignants n’abordent pas l’étude de la guerre d’Algérie ? Quel est le rapport avec le « politiquement correct » ?
  2. Commentez : Et de poursuivre : « Au nom de quoi faudrait-il s'attarder délibérément sur la guerre d'Algérie ? Pourquoi ne pas s'attarder sur la guerre du Vietnam ou le Kosovo ? C'est un peu sans fin. Et au détriment d'aspects plus flatteurs ou plus positifs du siècle. Nous n'attirons pas assez l'attention des élèves sur ce qu'a été le développement des médias ou le développement des sciences et des techniques Je ne suis pas sûr qu'on prépare bien les jeunes à comprendre des révolutions du type Internet. Et puis, il y a d'autres échéances civiques : l'Europe, par exemple. C'est aussi important qu'un long épilogue sur la guerre d'Algérie. »
  3. Commentez l’énoncé de l’inspecteur général Jean-Louis Nembrini « les élèves ne doivent pas être « les otages du devoir de mémoire »…
  4. Expliquez l’ambiguïté de l’emploi de termes « guerre » et « combattants ».

 

Ni maquisards, ni résistants, ni patriotes
 

    LE vocabulaire des manuels manque totalement de rigueur et d'honnêteté, prête constamment à confusion, mêle les genres (le politique et le psychologique) : l'un parle de « séparation douloureuse » (Hachette) - mais « douloureuse » pour qui ? l'autre, de « déchirements coloniaux » (Magnard), tel autre, d'indépendance « arrachée », avec guillemets, tandis qu'un quatrième, plus audacieux, n'en met pas. Presque tous éprouvent les plus grandes difficultés à nommer clairement cette guerre, sa finalité, ceux qu'elle confronte : aux Européens, aux colons, aux parachutistes s'opposent des musulmans, des fellaghas, des terroristes - jamais des maquisards, des résistants, des patriotes.

    Les manuels sont tout aussi mal à l'aise quand il s'agit de nommer les faits. La plupart s'en tiennent au minimum, très peu évoquent les massacres de Sétif en 1945, encore moins le carnage de Philippeville en août 1955 et, entre le 1er novembre 1954 (« Toussaint rouge », « insurrection », « vague d'attentats ») et les accords d'Evian, citent, de la façon la plus neutre, la plus plate, les épisodes majeurs de la guerre : bataille d'Alger, chute de la IVe République, arrivée au pouvoir de de Gaulle, putsch des généraux, OAS, « retour des pieds-noirs ».

    Presque tous évoquent la torture, mais la minimisent : « Certains militaires utilisent la torture » (Hatier), les massacres d'Européens entraînent une répression très dure « et même des tortures de la part de l'armée » (Belin). C'est regrettable, mais l'armée y est « contrainte » (Hachette), et comme il s'agit d'« arracher des renseignements » (Istra, Nathan), de « démonter les réseaux du FLN » (Hatier) et d'empêcher des attentats (presque toujours cités dans la même phrase où l'on parle des tortures), la fin, somme toute, justifie les moyens.

    Ce n'est certes pas écrit noir sur blanc, c'est suggéré : loin de faire réfléchir les élèves sur le scandale d'une République qui foule aux pieds ses valeurs, les manuels font le dos rond, excusent quasiment, quand ils ne s'efforcent pas de justifier ou de légitimer ce qu'ils présentent presque tous comme un mal nécessaire, mais efficace : « Les paras brisent par la torture les réseaux du FLN » (Magnard). Les voilà donc absous : de tortionnaires, ils deviennent des Tarzans au grand coeur.

    Gênés, d'autres emploient des euphémismes et disent sans dire : « Le FLN est malmené » (« bataille d'Alger »). « On est bien obligé de tenir compte des groupes de pression, du lobby de l'armée, par exemple, qui est très fort », explique un responsable éditorial des éditions Hachette, qui « assume », comme il dit, la phrase incriminée : « Nous avons fait le choix de ne pas citer la torture, qui est un sujet polémique. Un manuel n'est pas une tribune... On ne s'interdit pas de citer les faits, naturellement, mais il y a trois ans, quand le manuel a été écrit, donc avant le livre et les aveux de Massu, la torture n'était pas encore un fait historique. »

    Un cas particulier, ce manuel ? Sur la torture, oui. Mais la plupart des autres choisissent tout autant leurs faits. Très discrets sur les raisons de cette guerre (ils invoquent plus volontiers l'opposition des Etats-Unis et de l'Union soviétique au maintien de la présence française en Algérie que les horreurs du colonialisme), très circonspects sur le déroulement des opérations (ratissages de mechtas, exécutions sommaires, napalm sur les Aurès, camps de regroupement ne sont pas évoqués), très avares de chiffres (aucun ne précise que plus de deux millions d'appelés ont été envoyés en Algérie), ils ne disent presque rien de l'opposition française à la reconquête.

    Quelques-uns citent la démission du général de Bollardière, publient, dans la partie « documents » (ce qui évite de commenter), le « Manifeste des 121 » (3), signalent La Question, d'Henri Alleg. Mais aucun ne présente des extraits du Déserteur, de Maurienne, ou du Désert à l'aube, de Noël Favrelière, aucun ne rappelle la lettre-réquisitoire de Sartre au procès Jeanson (ici ou là, une vague allusion aux « porteurs de valises »), aucun ne mentionne les 269 saisies de livres et journaux en « métropole » (586 en Algérie), ni les films interdits (4), aucun n'analyse cette extraordinaire manipulation de l'opinion à laquelle se sont livrés, pendant huit ans, les différents gouvernements de la République : fausses promesses, mensonges, dénis - les « historiens » scolaires ne connaissent pas.

    Aucun, enfin, ne prête attention aux conséquences, politiques, humaines, en France comme en Algérie, de la guerre : à la trappe les harkis, les pieds-noirs, les rappelés et leurs traumatismes, les centaines de milliers d'Algériens aux douars détruits, aux vies saccagées. La guerre, dites-vous ? Mais quelle guerre ? Commencée sans raison (puisqu'on n'en parle pas), la guerre d'Algérie s'achève, huit ans plus tard, sans laisser de traces (puisqu'on ne les évoque pas). Neutralisée, aseptisée, quasiment évacuée, elle ne risque pas d'inciter les élèves à la réflexion.

    Ce n'est pas l'opinion, évidemment, de l'inspecteur général Jean-Louis Nembrini, qui se réjouit que sa présentation, dans les manuels, évite toute « dramatisation » : « Faire ressortir de manière excessive l'émotionnel, ce n'est pas servir l'objectivité historique. Il faut éviter le clinquant... Faire assimiler aux élèves les valeurs de la démocratie et de la République, ce n'est pas rechercher des coupables. »
    Mais quelles valeurs transmet-on lorsque, sous prétexte d'objectivité, on met sur le même plan les bourreaux et les victimes, les tortionnaires et les torturés, le général de Bollardière, mis aux arrêts de forteresse pour s'être opposé à la torture, et les généraux putschistes, réhabilités par François Mitterrand ? Loin de respecter les valeurs, les porte-parole du pouvoir les bafouent, tout autant que leurs commanditaires.

    « Les manuels sont de véritables véhicules de l'histoire officielle », analyse Sandrine Lemaire, agrégée d'histoire, chercheuse, et qui eut le plus grand mal à faire accepter à l'éditeur son chapitre sur la guerre d'Algérie. « Ce sont des échantillons particulièrement révélateurs de ce qu'un Etat veut faire passer en tant que mémoire. »

    Les enseignants, sans doute, ne sont pas obligés de transmettre le message tel qu'il est émis : ils sont libres - les Instructions officielles ne cessent de le rappeler - de construire leur cours comme ils l'entendent et de fournir aux élèves tous matériaux de réflexion qu'ils jugent utiles.

    C'est vrai, mais l'exercice de cette liberté est singulièrement difficile. « Les programmes sont agencés de telle sorte, explique Mme V., qu'après avoir étudié la conquête de l'Algérie en 1re, les élèves abordent, en terminale, la décolonisation. Mais le système colonial lui-même, et les résistances qu'il a suscitées dès le début, sont évacués de la lettre des programmes. Il y a un grand vide entre la mise en place du système impérialiste et sa contestation. »

    Le plus contraignant, poursuit cette historienne, n'est pas tellement le contenu idéologique - « Nous sommes quand même capables de prendre de la distance ! », mais « l'obligation d'assurer un enseignement exclusivement synthétique, sans avoir donné des pistes d'analyse. C'est là que le bât blesse. On présente aux élèves une synthèse que ne prépare aucune analyse. » Autrement dit, une pseudo-synthèse. Ou un résumé, sans étude préalable de ce qui est résumé. C'est absurde, et c'est voulu : c'est à ce prix-là qu'on n'entre pas dans les détails, passe sous silence ce qui gêne, construit un discours le plus consensuel possible et propose aux élèves une lecture sans relief des événements.
 

Groupe D : Ni maquisards, ni résistants, ni patriotes

  1. En quoi consiste la confusion au niveau de l’emploi du vocabulaire ?
  2. Quels faits les manuels évoquent-ils / n’évoquent-ils pas ?
  3. Comment minimisent-ils les faits ou la responsabilité ?
  4. Comment justifient ou légitiment-ils la trahison des valeurs républicaines?
  5. Parlent-ils des raisons de cette guerre ? En quels termes ?
  6. Parlent-ils des conséquences de la guerre ? Quels faits dissimulent-ils ?
  7. Commentez : « Les manuels sont de véritables véhicules de l'histoire officielle », analyse Sandrine Lemaire, agrégée d'histoire, chercheuse, et qui eut le plus grand mal à faire accepter à l'éditeur son chapitre sur la guerre d'Algérie. « Ce sont des échantillons particulièrement révélateurs de ce qu'un Etat veut faire passer en tant que mémoire. »

 

« Un cours d'histoire n'est pas une cour d'appel »
 

    La parade, pour l'enseignant qui respecte son métier et refuse de faire le jeu (truqué) du pouvoir ? Essayer de combler les lacunes, en privilégiant l'étude détaillée de deux ou trois questions du programme - du coup, il en sacrifie d'autres -, en composant pour ses élèves des fiches complémentaires, en chargeant des volontaires de constituer un dossier. « Tâche difficile, souligne Mme V. Il faut ruser avec le temps, qui nous presse, et ne pas oublier qu'en fin d'année il y a l'examen - le brevet, le bac. On doit donc faire tout le programme, et si l'on s'arrête un peu trop sur une question, on risque de passer trop vite sur une autre. C'est un vrai casse-tête. »

    De temps à autre, Mme V. et ses collègues invitent un intervenant. Mais en dehors des heures de cours, et à condition que l'administration donne son accord. Celle de leur lycée est libérale. Mais il arrive qu'à l'échelon du proviseur, de l'inspecteur d'académie ou du rectorat il y ait blocage : en poste, il y a peu d'années, dans l'académie de Reims, Sandrine Lemaire se vit interdire par le recteur l'organisation d'une exposition sur « images et colonies » : le bureaucrate qui la reçut pour lui signifier cette interdiction refusa de lui transmettre la lettre du recteur - parfaitement arbitraire.

    Mme V., Sandrine Lemaire, d'autres professeurs, ici et là : une minorité. La plupart ne prennent pas d'initiatives « intempestives », font leur cours sans zèle excessif et s'en tiennent à un discours qu'ils croient neutre : « Un cours d'histoire n'est pas une cour d'appel, décrète une agrégée... La torture ? Je n'y passe pas plus de dix minutes ! ajoute-t-elle, excédée. Il y a beaucoup trop de pathos autour de ça. Moi, je réagis en historienne... Ce qui n'autorise pas, bien sûr, à tenir un discours purement chirurgical, mais enfin... »

    Sont-ils moins méprisants, bien des enseignants ne sont pas outillés intellectuellement pour construire un contre-discours. Formés comme tout le monde par l'école républicaine, ils manquent souvent d'éléments pour s'écarter des chemins balisés. D'une université à l'autre, les programmes varient - on peut très bien réussir aux concours sans avoir étudié en détail la guerre d'Algérie, qui, au demeurant, « tombe » très rarement à l'oral, et encore plus rarement à l'écrit - et l'on peut devenir professeur des écoles (instituteur) sans avoir appris ce qu'on devra enseigner : « Les deux tiers des candidats qui se présentent au concours d'entrée à l'IUFM n'ont pas fait d'histoire depuis le bac, explique Gilles Ragache, maître de conférences en poste dans un institut universitaire de formation des maîtres. Et au concours, l'histoire est une matière à option... »

    Mais il y a pire : il n'est pas sûr que les horaires d'histoire, dans les nouveaux programmes, ne soient pas réduits. Certains craignent même que l'histoire, comme les arts plastiques ou la musique, ne soit reléguée dans les matières à option : « L'introduction à l'école élémentaire des langues vivantes et de la technologie exige des coupes claires ailleurs, annonce une responsable d'IUFM. L'histoire est directement menacée. »

    Des programmes allégés (au mieux !), des maîtres encore moins bien formés, des élèves encore plus ignorants et, dans le second cycle, moins capables d'assimiler des connaissances encore plus condensées et souvent biaisées : c'est toute la mémoire d'une jeunesse qu'en fidèles héritiers de Guy Mollet les faussaires en place manipulent. « La décolonisation, la guerre d'Algérie, c'est un peu comme une étoile qui s'éloigne, conclut un enseignant, ce n'est déjà plus qu'un point dans le ciel. » Un point, si toutes choses demeurent égales, que demain on ne verra plus.

 

Groupe E: « Un cours d'histoire n'est pas une cour d'appel »

  1. Commentez le titre.
  2. Pourquoi la plupart des professeurs ne sortent pas des chemins « balisés » ?
  3. Commentez : Des programmes allégés (au mieux !), des maîtres encore moins bien formés, des élèves encore plus ignorants et, dans le second cycle, moins capables d'assimiler des connaissances encore plus condensées et souvent biaisées : c'est toute la mémoire d'une jeunesse qu'en fidèles héritiers de Guy Mollet les faussaires en place manipulent. « La décolonisation, la guerre d'Algérie, c'est un peu comme une étoile qui s'éloigne, conclut un enseignant, ce n'est déjà plus qu'un point dans le ciel. » Un point, si toutes choses demeurent égales, que demain on ne verra plus.
  4. Quelle est, à votre avis, la responsabilité des professeurs d’histoire en France ou de français en Allemagne lorsqu’il s’agit d’exposer un passé peu glorieux et compromettant pour la nation ?
  5. En plenum : Faites quelques propositions pour étudier la guerre d’Algérie en cours de français. Esquissez un petit plan !

 

Pour ou contre le foulard islamique à l'école
Niveau (B 2)
Revue de la Presse, No 11, novembre 2001, par Sonia Nowoselsky
 
 

Impasse. C’était en automne 1992. Encadré par un foulard, le visage d’une adolescente, Samira Kherouaa, 13 ans, était au cœur de l’actualité. Avec ses parents, la jeune musulmane venait alors de gagner une bataille. Expulsée, deux ans plus tôt, d’un collège de Seine-Saint-Denis pour avoir refusé d’ôter son voile en classe, elle y revenait, tête haute et voilée. Ainsi en avait décidé le Conseil d’État. L’affaire, comme la première du genre en 1989, avait fait du bruit. D’autres, semblables, ont suivi - près de 400 entre 1994 et 1998. Si la circulaire Bayrou de 1994 interdit le port ostentatoire de signes religieux à l’école, le problème n’est pas réglé pour autant et divise régulièrement les classes intellectuelle et politique françaises. Tandis que de nombreux chefs d’établissement ne veulent pas du foulard islamique dans l’espace scolaire au nom de la laïcité, les tribunaux administratifs, eux, ont de plus en plus tendance à le tolérer au nom de la liberté d’expression. C’est l’impasse.

Laïcité, principe fondamental. En France, la laïcité de l’enseignement public remonte à 1882. Depuis cette date, l’école de la République est neutre, et le contenu des programmes laïque, tout comme le personnel pédagogique du primaire et du secondaire. Pression, propagande ou provocation de nature religieuse n’y sont pas acceptées. Selon les récentes décisions du Conseil d’État, le port du voile islamique n’est pas incompatible avec le principe de la laïcité. A condition de rester discret. Mais où sont les limites ? L’État, laïque depuis la « loi de séparation » de 1905, « assure la liberté de conscience » et « garantit le libre exercice des cultes ». Dans quelle mesure les religions ont-elles alors le droit de quitter la sphère du privé et d’être visibles aux yeux de tous ?

Pour le foulard à l’école, revendiquent d’abord le droit à la différence, qui lui aussi fait partie des traditions républicaines de liberté. L’école, disent-ils, est un lieu où on devrait apprendre à accepter l’autre non l’exclure ; si son enseignement est laïc, elle n’a pas à imposer l’athéisme. La France, pays multiculturel, devrait respecter les particularités de toutes les religions pratiquées sur son sol. D’autant que l’islam est la deuxième religion de l’Hexagone. Quelque 4 millions de musulmans, soit 7 % de sa population totale, y vivent. Dont la moitié est de nationalité française. 

Contre le foulard. Tolérance zéro chez les féministes ou des intellectuels comme le philosophe Alain Finkielkraut. Le voile symbolise l’oppression des filles et des femmes musulmanes dans la vie publique et leur soumission complète à leurs familles. Incompatible avec le principe de l’égalité des sexes, il est en outre l’expression d’un extrémisme religieux : en Algérie, des femmes ont été assassinées par des islamistes parce qu’elles avaient refusé de porter ce vêtement. Autoriser de le mettre en classe est scandaleux : c’est menacer les valeurs républicaines de liberté et de laïcité. L’école doit permettre la coexistence de tous les élèves dans une absolue neutralité. Sinon, c’est la porte ouverte à tous les excès.

Que disent les jeunes voilées ? Leurs parents ne les contraignent pas à porter le foulard islamique, entend-on ici et là. Elles le feraient, au contraire, en toute liberté. Ce qui est sûr, c’est que les jeunes musulmanes d’aujourd’hui cherchent leur voie entre la culture de leurs pères et celle de la France, où elles ont grandi. À certaines, il semble possible d’être citoyenne française à part entière tout en étant musulmane. D’occuper une vraie place dans la société française tout en choisissant de porter le foulard par conviction religieuse.

Après le 11 septembre. Depuis les attentats à New York et Washington le 11 septembre dernier, la question du foulard pourrait à nouveau peser lourdement sur les écoles. La situation, au quotidien, est délicate pour tous les acteurs : professeurs, élèves, chefs d’établissement. La tolérance de tous est mise à rude épreuve. Mais là encore, avec sa grande capacité d’intégration des différences, le subtil principe de laïcité devrait être assez fort pour faire face à ces temps difficiles.

 
Sujets d’étude
1.      Trouvez des synonymes pour « impasse », puis interprétez le terme dans le contexte.
2.      Décrivez la « bataille » de Samira Kherouaa. Y a-t-il eu des cas similaires auparavant ?
3.      Pourquoi la circulaire Bayrou ne règle-t-elle pas le problème ?
4.      Expliquez les trois principes de la laïcité et donnez-en des exemples.
5.      Quelles actions religieuses sont rejetées ?
6.      Quelles sont les garanties assurées par la loi de séparation ?
7.      Énumérez tous les arguments avancés en faveur du port du voile. Donnez des exemples concrets.
8.      Énumérez tous les arguments avancés en défaveur du port du voile.
9.      Formulez votre avis personnel par écrit.
 
Discussion en plenum
10. En équipes, élaborez une liste avec des arguments pour ou contre le port du voile pour entamer une discussion en classe.
11. A votre avis, peut-on être citoyen français à part entière tout en étant musulmane et en portant le foulard par conviction religieuse ?
12. Pourquoi, à votre avis, la situation reste délicate pour les professeurs, les élèves et les chefs d’établissement ? Organiser un débat.
 
Pour aller plus loin :
13. Préparez un petit exposé sur la loi de séparation de 1905 en exploitant des sites internet.
 
 
Vocabulaire
 
Le foulard islamique d. islamische Schleier/Kopftuch – impasse (f.) Sackgasse – encadré eingerahmt – adolescent/e Jugendliche/r – expulser qn de qc jdn. von etw. verweisen – Seine-Saint-Denis département de la région parisienne – refuser ablehnen, sich weigern – ôter h. : ablegen – voile (m.) Schleier – le Conseil d’État das höchste Verwaltungsgericht Frankreichs – genre (m.) Art – faire du bruit großes Aufsehehn erregen – circulaire (f.) Runderlass, François Bayrou damaliger Ministre de l’Éducation nationle – le port das Tragen, h. : das ostentative Zurschaustellen – signe (m.) h.: sichtbares Zeichen – régler un problème ein Problem lösen – pour autant deswegen – diviser spalten – tandis que während – le chef d’établissement (scolaire) der Schulleiter – espace (m.) Raum – (le principe de) la laÎcité das Prinzip der Trennung von Staat und Kirche („la laÎcité, c’est-á-dire l’État neutre entre les religions“, Ernest Renan) – le tribunal administratif das Verwaltungsgericht – la liberté d’expression (f.) die Meinungsfreiheit – remonter à von etw. datieren – neutre gem. das Schulwesen respektiert die Religionen und ist unparteilich – contenu (m.) Inhalt – laïc, -que religionsfrei – le primaire die Grundschule – pression (f.) (gesellschaftlicher, sozialer) Druck – récent jüngst – décision (f.) Entscheidung, h.: Urteil – incompatible avec qn unvereinbar mit einer Sache – à condition de rester discret vorausgesetzt, es (das Tragen) bleibt unauffällig – la loi de séparation (de l’État et de l’Église)assurer la liberté de conscience die Gewissensfreiheit garantieren – le libre exercice des cultes die freie Ausübung der Religionen – quitter verlassen – visible sichtbar – revendiquer geltend machen – le droit à la différence das Recht auf das Anderssein – lieu (m.) Ort – exclure ausschließen – imposer aufzwingen, durchsetzen – particularité (f.) Eigenart, Spezifität – d’autant que zumal – l’Hexagone (m.)das Sechseck, gem.: Frankreich – oppression (f.) Unterdrückung – soumission (f.) Unterwerfung – en outre außerdem – assassiner ermorden – menacer bedrohen, gefährden – valeur (f.) Wert – coexistence (f.) Nebeneinaderbestehen, -leben – contraindre zwingen – voie (f.) Weg – être citoyen/enne francais/e à part entière frz. Staatsbürger/in mit allen Rechten und Pflichen sein – conviction (f.) Überzeugung – peser sur qc auf einer Sache lasten – mettre qc à rude épreuve (f.) etw. auf eine harte Probe stellen – faire face à qc h.: einer Sache gewachsen sein.
 

Manifeste des 121

Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie
suivi de la première liste des signataires
6. septembre 1960

Un mouvement très important se développe en France, et il est nécessaire que l'opinion française et internationale en soit mieux informée, au moment où le nouveau tournant de la guerre d'Algérie doit nous conduire à voir, non à oublier, la profondeur de la crise qui s'est ouverte il y a six ans.
De plus en plus nombreux, des Français sont poursuivis, emprisonnés, condamnés, pour s'être refusés à participer à cette guerre ou pour être venus en aide aux combattants algériens. Dénaturées par leurs adversaires, mais aussi édulcorées par ceux-là mêmes qui auraient le devoir de les défendre, leurs raisons restent généralement incomprises. Il est pourtant insuffisant de dire que cette résistance aux pouvoirs publics est respectable. Protestation d'hommes atteints dans leur honneur et dans la juste idée qu'ils se font de la vérité, elle a une signification qui dépasse les circonstances dans lesquelles elle s'est affirmée et qu'il importe de ressaisir, quelle que soit l'issue des événements.
Pour les Algériens, la lutte, poursuivie, soit par des moyens militaires, soit par des moyens diplomatiques, ne comporte aucune équivoque. C'est une guerre d'indépendance nationale. Mais, pour les Français, quelle en est la nature ? Ce n'est pas une guerre étrangère. Jamais le territoire de la France n'a été menacé. Il y a plus : elle est menée contre des hommes que l'Etat affecte de considérer comme français, mais qui, eux, luttent précisément pour cesser de l'être. Il ne suffirait même pas de dire qu'il s'agit d'une guerre de conquête, guerre impérialiste, accompagnée par surcroît de racisme. Il y a de cela dans toute guerre, et l'équivoque persiste.

En fait, par une décision qui constituait un abus fondamental, l'Etat a d'abord mobilisé des classes entières de citoyens à seule fin d'accomplir ce qu'il désignait lui-même comme une besogne de police contre une population opprimée, laquelle ne s'est révoltée que par un souci de dignité élémentaire, puisqu'elle exige d'être enfin reconnue comme communauté indépendante.

Ni guerre de conquête, ni guerre de "défense nationale", ni guerre civile, la guerre d'Algérie est peu à peu devenue une action propre à l'armée et à une caste qui refusent de céder devant un soulèvement dont même le pouvoir civil, se rendant compte de l'effondrement général des empires coloniaux, semble prêt à reconnaître le sens.
C'est, aujourd'hui, principalement la volonté de l'armée qui entretient ce combat criminel et absurde, et cette armée, par le rôle politique que plusieurs de ses hauts représentants lui font jouer, agissant parfois ouvertement et violemment en dehors de toute légalité, trahissant les fins que l'ensemble du pays lui confie, compromet et risque de pervertir la nation même, en forçant les citoyens sous ses ordres à se faire les complices d'une action factieuse et avilissante. Faut-il rappeler que, quinze ans après la destruction de l'ordre hitlérien, le militarisme français, par suite des exigences d'une telle guerre, est parvenu à restaurer la torture et à en faire à nouveau comme une institution en Europe ?
C'est dans ces conditions que beaucoup de Français en sont venus à remettre en cause le sens de valeurs et d'obligations traditionnelles. Qu'est-ce que le civisme lorsque, dans certaines circonstances, il devient soumission honteuse ? N'y a-t-il pas des cas où le refus est un devoir sacré, où la "trahison" signifie le respect courageux du vrai ? Et lorsque, par la volonté de ceux qui l'utilisent comme instrument de domination raciste ou idéologique, l'armée s'affirme en état de révolte ouverte ou latente contre les institutions démocratiques, la révolte contre l'armée ne prend-elIe pas un sens nouveau ?
Le cas de conscience s'est trouvé posé dès le début de la guerre. Celle-ci se prolongeant, il est normal que ce cas de conscience se soit résolu concrètement par des actes toujours plus nombreux d'insoumission, de désertion, aussi bien que de protection et d'aide aux combattants algériens. Mouvements libres qui se sont développés en marge de tous les partis officiels, sans leur aide et, à la fin, malgré leur désaveu. Encore une fois, en dehors des cadres et des mots d'ordre préétablis, une résistance est née, par une prise de conscience spontanée, cherchant et inventant des formes d'action et des moyens de lutte en rapport avec une situation nouvelle dont les groupements politiques et les journaux d'opinion se sont entendus, soit par inertie ou timidité doctrinale, soit par préjugés nationalistes ou moraux, à ne pas reconnaître le sens et les exigences véritables.
Les soussignés, considérant que chacun doit se prononcer sur des actes qu'il est désormais impossible de présenter comme des faits divers de l'aventure individuelle ; considérant qu'eux-mêmes, à leur place et selon leurs moyens, ont le devoir d'intervenir, non pas pour donner des conseils aux hommes qui ont à se décider personnellement face à des problèmes aussi graves, mais pour demander à ceux qui les jugent de ne pas se laisser prendre à l'équivoque des mots et des valeurs, déclarent :
  • Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien.
  • Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d'apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français.
  • La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres

Arthur ADAMOV - Robert ANTELME - Georges AUCLAIR - Jean BABY - Hélène BALFET - Marc BARBUT - Robert BARRAT - Simone de BEAUVOIR - Jean-Louis BEDOUIN - Marc BEIGBEDER - Robert BENAYOUN - Maurice BLANCHOT - Roger BLIN - Arsène BONNAFOUS-MURAT - Geneviève BONNEFOI - Raymond BORDE - Jean-Louis BORY - Jacques-Laurent BOST - Pierre BOULEZ - Vincent BOUNOURE - André BRETON - Guy CABANEL - Georges CONDAMINAS - Alain CUNY - Dr Jean DALSACE - Jean CZARNECEI - Adrien DAX - Hubert DAMISCE - Bernard DORT - Jean DOUASSOT - Simone DREYFUS - Marguerite DURAS - Yves ELLEOUËT - Dominique ÉLUARD - Charles ESTIENNE - Louis-René des FORETS - Dr Théodore FRAENKEL - André FRENAUD - Jacques GERNET - Edouard GLISSANT - Anne GUÉRIN - Daniel GUÉRIN - Jacques HOWLETT - Edouard JAGUER - Pierre JAOUEN - Gérard JARLOT - Robert JAULIN - Alain JOUBERT - Henri KREA - Robert LAGARDE - Monique LANGE - Claude LANZMANN - Robert LAPOUJADE - Henri LEFEBVRE - Gérard LEGRAND - Michel LEIRIS - Paul LEVY - Jérôme LINDON - Eric LOSFELD - Robert LOUZON - Olivier de MAGNY - Florence MALRAUX - André MANDOUZE - Maud MANNONI - Jean MARTIN - Renée MARCEL-MARTINET - Jean-DanieI MARTINET - Andrée MARTY-CAPGRAS - Dionys MASCOLO - François MASPERO - André MASSON - Pierre de MASSOT - Jean-Jacques MAYOUX - Jehan MAYOUX - Théodore MONOD - Marie MOSCOVICI - Georges MOUNIN - Maurice NADEAU - Georges NAVEL - Claude OLLIER - Hélène PARMELIN - Marcel PÉJU - José PIERRE - André PIEYRE de MANDIARGUES - Edouard PIGNON - Bernard PINGAUD - Maurice PONS - J.-B. PONTALIS - Jean POUILLON - Denise RENE - Alain RESNAIS - Jean-François REVEL - Alain ROBBE-GRILLET - Christiane ROCHEFORT - Jacques-Francis ROLLAND - Alfred ROSMER - Gilbert ROUGET - Claude ROY - Marc SAINTSAENS - Nathalie SARRAUTE - Jean-Paul SARTRE - Renée SAUREL - Claude SAUTET - Jean SCHUSTER - Robert SCIPION - Lonis SEGUIN - Geneviève SERREAU - Simone SIGNORET - Jean-Claude SILBERMANN - Claude SIMON - SINÉ - René de SOLIER - D. de la SOUCHERE - Jean THIERCELIN - Dr René TZANCK - VERCORS - J.-P. VERNANT - Pierre VIDAL-NAQUET - J.-P. VIELFAURE - Claude VISEUX - YLIPE - René ZAZZO.
 
 
Sujets d'étude
 
1.      Comment expliquez-vous le droit à l’insoumission ?
2.      Quel est le mouvement qui se forme en France et quel est son objectif ?
3.      Décrivez en quelques phrases la crise qui s’est ouverte il y a six ans.
4.      Pour quels motifs est-ce que l’on poursuit des Français ?
5.      Quelles en sont les conséquences pour eux ?
6.      Expliquez en quelques lignes la signification de cette protestation qui dépasse les circonstances dans lesquelles elle s’est affirmée.
7.      Commentez : « ...elle est menée contre des hommes que l’Etat affecte de considérer comme français, mais qui, eux, luttent précisément pour cesser de l’être. »
8.      Analysez : « Il ne suffirait même pas de dire qu’il s’agit d’une guerre de conquête, guerre impérialiste, accompagnée par surcroît de racisme. Il y a de cela dans toute la guerre, et l’équivoque persiste. »
9.      Si la lutte des Algériens reste sans aucune équivoque, il n’en est pas de même pour les combats menés par les Français. Expliquez les différents motifs.
10. Dans quelle mesure l’Etat français a abusé de ses citoyens ?
11. Quelles sont les raisons qui ont amené les Algériens à se révolter ?
12. Interprétez la citation suivante : « ..., la guerre d’Algérie est peu à peu devenue une action propre à l’armée... »
13. En quoi consistent les accusations contre l’armée ?
14. Expliquez le rapport entre « civisme » et « soumission honteuse »
15. Dans quelle mesure le refus de faire la guerre peut être considérée comme « un devoir sacré » et « la trahison » comme un « respect courageux du vrai  » ?
16. Pourquoi la guerre d’Algérie se pose-t-elle comme un « cas de conscience » pour les Français ?
17. Quelles sont les mesures immédiates à prendre telles qu’elles sont exigées par les signataires de « Manifeste des 121 » ?



Jean-Paul Sartre et la guerre d’Algérie

Un engagement déterminé contre le colonialisme
 
Anne Mathieu
L’engagement des Temps modernes dans la guerre d’Algérie précède celui de son fondateur et directeur, Jean-Paul Sartre. En mai 1955, la revue fait paraître un numéro sur le conflit et, dans sa livraison de novembre, un article intitulé « L’Algérie n’est pas la France ». Le ton est donné. Les Temps modernes seront saisis tout au long de la guerre : quatre fois en Algérie, une fois en France.
C’est en mars 1956 que paraît le premier article de Sartre sur le sujet. Titré « Le colonialisme est un système », il reprend une intervention effectuée lors d’un meeting pour la paix en Algérie, organisé salle Wagram, à Paris, le 27 janvier 1956, sous l’égide du Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Algérie. L’article démonte les mécanismes politiques et économiques du colonialisme et appelle au combat contre ce « système ».
La prise de conscience anticolonialiste de Sartre ne date pourtant ni de cette date ni du soulèvement algérien de la Toussaint 1954. Depuis plusieurs années, l’intellectuel soutient, en Tunisie, la cause du Néo-Destour (1), au Maroc celle de l’Istiqlal (Indépendance), au congrès duquel il participa en 1948. En 1952, il accorde un entretien au journal de Ferhat Abbas, La République algérienne, et, à l’automne de 1955, apporte son appui au Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre d’Algérie. Francis Jeanson, collaborateur des Temps modernes, qui a publié avec sa femme Colette L’Algérie hors la loi en décembre 1955, contribue également à l’évolution du philosophe.
Le véritable moment de l’engagement sartrien en tant qu’individu intervient en 1956. En janvier, Guy Mollet, dirigeant de la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO), devient président du Conseil. Deux mois plus tard, il obtient les pouvoirs spéciaux, qu’il utilisera pour intensifier la guerre. Le vote favorable des communistes à cette occasion amorce la rupture de Sartre avec eux, laquelle sera effective en novembre, quand le PCF approuvera l’invasion de la Hongrie par les chars soviétiques. Mohammed Harbi le résumera en 1990 : « A partir de là, il s’opère chez lui un glissement éthique qui le mène, par touches successives, à découvrir un nouveau sujet de l’Histoire, plus radical que le prolétariat : les colonisés. La cause algérienne en bénéficiera (2). »
Parus entre mars 1956 et avril 1962, les textes de Sartre (3) révèlent une vigueur polémique et un courage peu courants à notre époque : la vie du philosophe était menacée, son appartement de la rue Bonaparte fut plastiqué à deux reprises par l’Organisation armée secrète (OAS). Et il ne s’agissait nullement des pseudo-provocations comme celles d’aujourd’hui, destinées à lancer la vente d’un ouvrage ou à déclencher des invitations à en parler dans les médias...
En 1957, l’écrivain et essayiste tunisien Albert Memmi publie Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur, dont les premiers extraits paraissent dans Les Temps modernes et dans Esprit. Sartre en rend compte dans le numéro de juillet-août des Temps modernes, dans un article qui servira plus tard de préface à ce livre (4).
Le texte revient largement sur la question de la violence, déjà développée en mars de l’année précédente dans « Le colonialisme est un système ». Sartre y souligne notamment : « La conquête s’est faite par la violence ; la surexploitation et l’oppression exigent le maintien de la violence, dont la présence de l’armée. (...) Le colonialisme refuse les droits de l’homme à des hommes qu’il a soumis par la violence, qu’il maintient de force dans la misère et l’ignorance, donc, comme dirait Marx, en état de “sous-humanité”. Dans les faits eux-mêmes, dans les institutions, dans la nature des échanges et de la production, le racisme est inscrit (5). »
Au couple oppresseur-opprimé récurrent dans l’ensemble des articles sartriens se trouve ici corrélé, implicitement, le couple du colonisateur et du colonisé, notera Mohammed Harbi. L’oppression coloniale paraît à la fois économique et idéologique, et la thématique de la « sous-humanité » demeurera au centre des articles que Sartre consacrera à la guerre d’Algérie. Cette violence prend par conséquent divers visages oppressifs. Le philosophe y reviendra aux lendemains des accords d’Evian, en avril 1962 : dans un article intitulé « Les somnambules » se lit son amertume, mais aussi sa colère encore vivace : « Il faut dire que la joie n’est pas de mise : depuis sept ans, la France est un chien fou qui traîne une casserole à sa queue et s’épouvante chaque jour un peu plus de son propre tintamarre. Personne n’ignore aujourd’hui que nous avons ruiné, affamé, massacré un peuple de pauvres pour qu’il tombe à genoux. Il est resté debout. Mais à quel prix  (6)  ! »
L’idée de la « sous-humanité » vient du fait que, pour Sartre, les colonisés ont été « maintenus par un système oppressif au niveau de la bête (7) », lequel s’est traduit aussi bien par le déni de droit que par le déni de la culture, contraires au respect des « droits de l’homme » sans cesse invoqués par la France. Un texte fameux insiste particulièrement sur ces thématiques de la « violence » et de la « sous-humanité » : il s’agit de la préface qu’il rédige, en septembre 1961, pour les Damnés de la terre, de Frantz Fanon. Psychiatre martiniquais qui épouse très vite la lutte indépendantiste algérienne, membre du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA), animateur d’El Moudjahid clandestin, Fanon s’est déjà fait connaître par les essais Peau noire, masques blancs (1952) et L’An V de la révolution algérienne (1959). La rencontre – intellectuelle mais aussi fraternelle – entre deux hommes qui deviendront amis marquera l’itinéraire sartrien.
Les Damnés de la terre, essai-bréviaire de la lutte anticolonialiste et tiers-mondiste, décrit minutieusement les mécanismes de la violence mis en place par le colonialisme pour asservir le peuple opprimé. Dans sa préface, Sartre soutient sans réserve les thèses de Fanon et se les réapproprie par son style propre, si particulier. Il y écrit notamment : « (...) ordre est donné de ravaler les habitants du territoire annexé au niveau du singe supérieur pour justifier le colon de les traiter en bêtes de somme. La violence coloniale ne se donne pas seulement le but de tenir en respect ces hommes asservis, elle cherche à les déshumaniser. Rien ne sera ménagé pour liquider leurs traditions, pour substituer nos langues aux leurs, pour détruire leur culture sans leur donner la nôtre ; on les abrutira de fatigue (8). » Ce terme de « bête » sera également utilisé au sujet de la torture : pour les bourreaux, dira Sartre, « le plus urgent, s’il en est temps encore, c’est d’humilier [leurs victimes], de raser l’orgueil de leur cœur, de les ravaler au rang de la bête (9) ».
Le premier article de Sartre entièrement consacré à la dénonciation de la torture, « Vous êtes formidables », paraît en mai 1957 dans Les Temps modernes. Au départ, il s’intitulait « Une entreprise de démoralisation », et avait été commandé par Le Monde, qui le refusa, le jugeant trop violent. Un recueil de récits de jeunes recrues, pour la plupart prêtres et aumôniers, venait d’être publié deux mois plus tôt.
La préface collective, « Des rappelés témoignent », porte notamment les signatures de Jean-Marie Domenach, Paul Ricœur et René Rémond. Sartre commente l’ouvrage en s’insurgeant contre la complicité des Français et des médias, seulement capables de porter secours au nom de l’humanitarisme, comme dans une émission populaire de Jean Nohain (« Vous êtes formidables »). Sartre y dénonce avec vigueur la torture, mais aussi les autres formes de violence à l’œuvre en Algérie, qui « ont en commun de révéler cette gangrène (...), l’exercice cynique et systématique de la violence absolue. Pillages, viols, représailles exercées contre la population civile, exécutions sommaires, recours à la torture pour arracher des aveux ou des renseignements (10) ».
La métaphore de la gangrène – qui s’inscrit dans le champ sémantique de la maladie, courant dans ces textes sartriens – sera à nouveau employée un an plus tard, dans la critique du livre d’Henri Alleg La Question. Cet ouvrage, publié en février 1958 aux Editions de Minuit, donne lieu, en mars, à un numéro spécial des Temps modernes. Militant du Parti communiste algérien (PCA), directeur d’Alger républicain, de 1950 à son interdiction en sep-tembre 1955, Alleg est arrêté par les parachutistes en juin 1957 et torturé au centre de tri d’El-Biar. La Question, premier document de ce type à conquérir une réelle audience, est saisi le 28 mars 1958. André Malraux, Roger Martin du Gard, François Mauriac et Sartre rédigent alors une adresse solennelle au président de la République (Albert Camus refuse de s’y associer). Le 30 mai, Sartre participe, avec l’épouse d’Henri Alleg, Laurent Schwartz et François Mauriac, à une conférence de presse sur « les violations des droits de l’homme en Algérie ».
Le 6 mars précédent, au moment de la sortie de La Question, Sartre écrivit dans L’Express un article, titré « Une victoire », qui provoqua la saisie de l’hebdomadaire, alors dirigé par Jean-Jacques Servan-Schreiber. Il y écrivait notamment : « Vous savez ce qu’on dit parfois pour justifier les bourreaux : qu’il faut bien se résoudre à tourmenter un homme si ses aveux permettent d’épargner des centaines de vies. Belle tartufferie. Alleg pas plus qu’Audin n’était un terroriste ; la preuve, c’est qu’il est inculpé d’“atteinte à la sûreté de l’Etat et de reconstitution de ligue dissoute”. Etait-ce pour sauver des vies qu’on lui brûlait les seins, le poil du sexe ? Non : on voulait lui extorquer l’adresse du camarade qui l’avait hébergé. S’il eût parlé, on eût mis un communiste de plus sous les verrous : voilà tout. Et puis l’on arrête au hasard ; tout musulman est “questionnable” à merci : la plupart des torturés ne disent rien parce qu’ils n’ont rien à dire  (11). » Et l’intellectuel d’y reprendre sa métaphore de la maladie contagieuse : « Et d’ailleurs la gangrène s’étend, elle a traversé la mer : le bruit a même couru qu’on mettait à la question dans certaines prisons de la “Métropole”  (12). »
 
Contre le cynisme des dirigeants
 
Une fois l’Algérie devenue une affaire de politique intérieure française, Sartre étend l’analogie au-delà du colonialisme, écrivant en septembre 1958, à propos du référendum relatif à l’adoption, le mois suivant, de la Constitution de la Ve République : « Le corps électoral est un tout indivisible ; quand la gangrène s’y met, elle s’étend à l’instant même à tous les électeurs  (13). » La même image avait été utilisée en 1955 par l’écrivain antillais Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme : « Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur (...), une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend (14). »
Cette image va prendre d’autres formes, tel ce passage de la préface aux Damnés de la terre où Sartre apostrophe les Français : « Il n’est pas bon, mes compatriotes, vous qui connaissez tous les crimes commis en notre nom, il n’est vraiment pas bon que vous n’en souffliez mot à personne, pas même à votre âme, par crainte d’avoir à vous juger. Au début vous ignoriez, je veux le croire, ensuite vous avez douté, à présent vous savez, mais vous vous taisez toujours. Huit ans de silence, ça dégrade. (...) Il suffit aujourd’hui que deux Français se rencontrent pour qu’il y ait un cadavre entre eux. Et quand je dis : un... La France, autrefois, c’était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d’une névrose (15).  »
Dès son premier article de 1956, Sartre insiste sur le silence des Français devant l’horreur, dans l’espoir de leur faire comprendre que le colonialisme engage leur responsabilité collective. Il martèle que la domination coloniale s’oppose aux idéaux dont la France se réclame – « Quel bavardage : liberté, égalité, fraternité, amour, honneur, patrie, que sais-je ? Cela ne nous empêchait pas de tenir en même temps des discours racistes, sale nègre, sale juif, sale raton (16)  » – mais, pis, en fait un synonyme de fascisme : « Il est notre honte, il se moque de nos lois ou les caricature ; il nous infecte de son racisme (...). Il oblige nos jeunes gens à mourir malgré eux pour les principes nazis que nous combattions il y a dix ans ; il tente de se défendre en suscitant un fascisme jusque chez nous, en France. Notre rôle, c’est de l’aider à mourir. Non seulement en Algérie, mais partout où il existe. (...) La seule chose que nous puissions et devrions tentermais c’est aujourd’hui l’essentiel –, c’est de lutter à ses côtés pour délivrer à la fois les Algériens et les Français de la tyrannie coloniale (17). »
Du silence à la complicité, il n’y a qu’un pas, ce que Sartre illustre dans « Vous êtes formidables ». Sa colère le conduit au rappel d’une histoire relativement proche, celle de la seconde guerre mondiale : « Fausse candeur, fuite, mauvaise foi, solitude, mutisme, complicité refusée et, tout ensemble, acceptée, c’est cela que nous avons appelé, en 1945, la responsabilité collective. Il ne fallait pas, à l’époque, que la population allemande prétendît avoir ignoré les camps. “Allons donc ! disions-nous. Ils savaient tout !” Nous avions raison, ils savaient tout, et c’est aujourd’hui seulement que nous pouvons le comprendre : car nous aussi nous savons tout. (...) Oserons-nous encore les condamner ? Oserons-nous encore nous absoudre (18)  ? »
Cette analogie n’est pas le seul fait de Sartre. Elle s’inscrit dans le discours de la presse acquise à la cause de l’indépendance algérienne, de L’Express à France-Observateur – où Claude Bourdet publie en janvier 1955 « Votre Gestapo d’Algérie » – en passant par Esprit. Et Sartre d’assener : « Les crimes que l’on commet en notre nom, il faut bien que nous en soyons personnellement complices puisqu’il reste en notre pouvoir de les arrêter  (19). »
 
Des mots encore difficiles à entendre
 
La mystification des gouvernants profite de la complicité de médias désireux que les Français ne sachent pas ce qui se passe en Algérie : « Cacher, tromper, mentir : c’est un devoir pour les informateurs de la Métropole ; le seul crime serait de nous troubler (20). » L’ensemble apparaît aussi comme le signe de la décadence d’une civilisation : « Fiévreuse et prostrée, obsédée par ses vieux rêves de gloire et par le pressentiment de sa honte, la France se débat au milieu d’un cauchemar indistinct qu’elle ne peut ni fuir ni déchiffrer. Ou bien nous verrons clair ou bien nous allons crever (21). »Le philosophe utilise ce dernier verbe, qui abjure toute litote, pour réagir au cynisme criminel de dirigeants à qui il fait dire : « Mollet, au nom de la Compagnie, a fait tomber la foudre sur ces fellahs insolents : qu’ils crèvent de misère pourvu que les actionnaires de Suez touchent leurs dividendes (22). »
Mais la contamination ne s’arrêtera pas aux confins de l’Occident. La maladie va s’emparer des colonisés : « L’indigénat est une névrose introduite et maintenue par le colon chez les colonisés avec leur consentement (23) », écrit Sartre dans la préface aux Damnés de la terre. La « folie », désormais intrinsèque aux comportements de la gauche française et aux « agents du colonialisme », va atteindre les colonisés. Cette fois, cependant, ils vont s’en emparer et se l’approprier : « Lisez Fanon : vous saurez que, dans le temps de leur impuissance, la folie meurtrière est l’inconscient collectif des colonisés (24). »
En cautionnant leur réaction, à l’instar de Fanon, Sartre opère un renversement axiologique : il charge d’une valeur positive la « folie », retournée par l’opprimé contre l’oppresseur pour se débarrasser de son esclavage, pour se soustraire à la domination coloniale. Il peut alors conclure : « Guérirons-nous ? Oui. La violence, comme la lance d’Achille, peut cicatriser les blessures qu’elle a faites. (...) C’est le dernier moment de la dialectique : vous condamnez cette guerre, mais n’osez pas encore vous déclarer solidaires des combattants algériens ; n’ayez crainte, comptez sur les colons et sur les mercenaires : ils vous feront sauter le pas. Peut-être, alors, le dos au mur, débriderez-vous enfin cette violence nouvelle que suscitent en vous de vieux forfaits recuits. Mais ceci, comme on dit, est une autre histoire. Celle de l’homme. Le temps s’approche, j’en suis sûr, où nous nous joindrons à ceux qui la font  (25). »
Le combat de Sartre pendant la guerre d’Algérie ne fut pas uniquement une « bataille de l’écrit ». Engagé, l’intellectuel le fut, et sur tous les fronts que lui commandèrent les événements. Il intervint dans plusieurs meetings pour la paix en Algérie (en juin 1960 et, en décembre 1961, à Rome, par exemple) ; il participa à la manifestation silencieuse du 1er novembre 1961 consécutive aux massacres du 17 octobre, à celle du 13 février 1962 protestant contre la répression meurtrière du métro Charonne ; il témoigna à plusieurs procès de « porteurs de valise », dont celui, emblématique, de septembre 1960, connu sous le nom de « procès Jeanson ». « Utilisez-moi comme vous voulez », avait insisté Sartre, qui venait de signer le Manifeste des 121  (26), avant de s’envoler pour l’Amérique latine, où il sut, là-bas aussi, porter la cause de l’indépendance algérienne.
« Fusillez Sartre ! », scandèrent des mouvements d’anciens combattants au cours d’une manifestation, en octobre 1960. En juillet 1961 et en janvier 1962, son appartement fut plastiqué. « Où sont les sauvages, à présent ? Où est la barbarie ? Rien ne manque, pas même le tam-tam : les klaxons rythment “Algérie française” pendant que les Européens font brûler vifs des musulmans (27) », criait Sartre dans la préface aux Damnés de la terre.
« Qu’il est plus simple de ne pas faire cas des objets dangereux, de travailler simplement à donner un dernier poli au bel outil universel de la Raison ! De reposer dans le silence, dans l’heureux demi-sommeil conformiste pendant lequel l’Esprit arrangera tout », s’exclamait Paul Nizan, camarade de Sartre à l’Ecole normale, dans Les Chiens de garde, en 1932 (28).
« Non récupérable », la voix de Sartre dérange encore. Elle nous permet de regarder avec moins de honte cette période de notre histoire. Un intellectuel, fidèle à sa conception de l’engagement du clerc, mit sa plume et sa notoriété au service d’une cause qu’il estimait juste. Pour lui, comme pour Jeanson d’ailleurs, cette bataille valait d’autant plus d’être menée qu’elle permettrait aux Algériens de ne pas avoir pour toute vision de la France celle d’un Etat dont les parachutistes torturaient dans les prisons.
La réconciliation franco-algérienne exigeait aux yeux de Sartre que les Français se confrontent à la réalité de leur histoire algérienne : « Vous savez bien que nous sommes des exploiteurs. Vous savez bien que nous avons pris l’or et les métaux, puis le pétrole des “continents neufs”, et que nous les avons ramenés dans les vieilles métropoles. (...) L’Europe, gavée de richesses, accorda de jure l’humanité à tous ses habitants : un homme, chez nous, ça veut dire un complice puisque nous avons tous profité de l’exploitation coloniale (29). » Il n’est pas certain que ces mots soient plus faciles à entendre aujourd’hui qu’en 1962.
Si le consensus médiatique et la répression policière ont largement dominé en France, lors des guerres coloniales, notamment après l’insurrection dite de la Toussaint qui marqua le déclenchement de la guerre d’Algérie, des intellectuels connus ont su s’en dégager pour se situer résolument du côté des mouvements d’indépendance. Jean-Paul Sartre fut de ceux-là, auxquels des publications comme « L’Express » ou « Les Temps modernes » ont ouvert leurs colonnes, au risque d’être interdits. Dénonçant la torture niée par les gouvernements et les médias officiels, l’écrivain a surtout démonté les mécanismes du système oppressif colonial. Un engagement riche d’enseignements, aujourd’hui encore.
(1) Destour : « Constitution » ; parti de l’indépendance tunisienne, scindé en deux branches, l’une islamisante, le Vieux Destour, et l’autre plus moderniste, le Néo-Destour.
(2) Mohammed Harbi, « Une conscience libre », Les Temps modernes, Paris, octobre-décembre 1990, p. 1034.
(3) Tous publiés dans Situations V, Gallimard, Paris, 1964. Voir Michel Contat et Michel Rybalka, Les Ecrits de Sartre, Gallimard, Paris, 1970.
(4) Albert Memmi publiera Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres, Gallimard, Paris, 2004.
(5) Les Temps modernes, juillet-août 1957 et Situations V, op. cit., p. 51-52.
(6) « Les somnambules », Les Temps modernes, avril 1962, dans Situations V, op. cit., p. 161.
(7) « Portrait du colonisé », Situations V, op. cit., p. 56.
(8) Dans Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspero, coll. « Cahiers libres », Paris, 1961, p. 9-26.
(9) « Une victoire », L’Express, 6 mars 1958 ; dans Situations V, p. 86.
(10) « Vous êtes formidables », op. cit., p. 57.
(11) L’Express, 6 mars 1958. Dans Situations V, p. 81.
(12) Ibid., p. 80.
(13) « La Constitution du mépris », L’Express, 11 septembre 1958. Dans Situations V, p. 105.
(14) Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, 1955, p. 11. En 1959, cette métaphore de la maladie donnera son titre à un recueil de témoignages d’étudiants algériens torturés à Paris en décembre 1958. L’ouvrage (La Gangrène, Editions de Minuit, Paris) sera saisi lui aussi.
(15) Situation V, op. cit., p. 192.
(16) Ibid., p. 187.
(17) « Le colonialisme est un système », op. cit., p. 47-48. C’est Sartre qui souligne.
(18) « Vous êtes formidables », op. cit., p. 66.
(19) Ibid., p. 59.
(20) Ibid, p. 59.
(21) Ibid., p. 58.
(22) « Le fantôme de Staline », Les Temps modernes, novembre-décembre 1956 - janvier 1957. Dans Situations VII, p. 153. Ici Sartre évoque l’expédition franco-britannique de novembre 1956 contre l’Egypte, peu après que Nasser eut décidé de nationaliser la compagnie du canal de Suez.
(23) Situations V, op. cit., p. 181.
(24) Ibid., p. 179.
(25) Ibid., p. 192-193.
(26) « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ». En exposant ainsi leurs positions, les signataires provoquaient directement l’Etat français. Lire Laurent Schwartz, « Au nom de la morale et de la vérité », Le Monde diplomatique, septembre 2000.
(27) Situations V, op. cit., p. 190.
(28) Paul Nizan, Les Chiens de garde, Editions Agone, Marseille, 1998, p. 79.
(29) Situations V, op. cit., p. 187.
 
Source: Le Monde diplomatique, Novembre 2004, pages 30-31.
 
Sujets d’étude
1)      Quand est-ce que la revue des « Temps modernes » fait paraître pour la première fois un numéro consacré aux « événements d’Algérie » ?
2)      Elucidez le titre de l’article et comparez-le avec les paroles de François Mitterand prononcées en 1956 alors qu’il était Ministre de l’intérieur : « L’Algérie, c’est la France ».
3)      Comment les autorités publiques ont-elles réagi face aux idées politiques promulguées par « Les Temps modernes » ?
4)      Quand est-ce que Jean-Paul Sartre fait paraître son premier article dans « Les Temps modernes » et comment était-il intitulé ?
5)      Quel événement avait précédé la parution de l’article ?
6)      Interprétez le titre de l’article de Sartre « Le colonialisme est un système ».
7)      Quelles sont les activités qui démontrent clairement la conscience anticolonialiste de Jean-Paul Sartre entre 1948 et 1955 ?
8)      Commentez le titre de l’entretien que Sartre a accordé au journal de Ferhat Abbas en 1952 « La République algérienne » dans son contexte historique ainsi que le titre du numéro des « Temps modernes » « L’Algérie hors la loi » paru en 1955 dont l’auteur était Francis Jeanson, ami de J.-P. Sartre collaborateur de la revue.
9)      Qui était Guy Mollet ?
10) Quelles sont les circonstances qui ont poussé J.-P. Sartre à rompre avec le Parti communiste ?
11) Analysez le commentaire de Mohammed Harki sur la scission de l’opinion de J.-P. Sartre qui s’opère à cette occasion : « A partir de là, il s’opère chez lui un glissement éthique qui le mène, par touches successives, à découvrir un nouveau sujet de l’Histoire, plus radical que le prolétariat : les colonisés. La cause algérienne en bénéficie ».
12) Qu’est-ce qui prouve que J.-P. Sartre a mis sa vie en danger pour défendre la cause algérienne ?
13) Quel était le rôle de l’O.A.S ?
 
Pour aller plus loin :
a)      Faites une recherche internet sur la revue « Les Temps modernes » et présentez-en les idées directrices.
b)      Faites une petite recherche sur Guy Mollet.
c)      Dressez le « Portrait du colonisé » et le « Portrait du colonisateur ».
d)     Faites une petite recherche sur l’expression « sous-humanité ».
e)      Essayez de trouver lors d’une recherche internet des idées/commentaires sur l’essai de Frantz Fanon « Les Damnés de la terre ».
14. Quel rôle Sartre attribue-t-il à la « violence » dans son article « Le colonialisme est un système » ? Interprétez l’extrait suivant : « La conquête s’est faite par la violence ; la surexploitation et l’oppression exigent le maintien de la violence, dont la présence de l’armée. (...) Le colonialisme refuse les droits de l’homme à des hommes qu’il a soumis par la violence, qu’il maintient de force dans la misère et l’ignorance, donc, comme dirait Marx, en état de « sous-humanité ». Dans les faits eux-mêmes, dans les institutions, dans la nature des échanges et de la production, le racisme est inscrit »
15. Interprétez l’extrait tiré de l’article de J.-P. Sartre intitulé « Les somnambules », publié aux lendemains des accords d’Evian an avril 1962 : « Il fait dire que la joie n’est pas de mise : depuis sept ans, la France est un chien fou qui traîne une casserole à sa queue et s’épouvante chaque jour un peu plus de son propre tintamarre. Personne n’ignore aujourd’hui que nous avons ruiné, affamé, massacré un peuple de pauvres pour qu’il tombe à genoux. Il est resté debout. Mais à quel prix ! »
16. Expliquez l’idée de la « sous-humanité » en vous référant aussi aux citations où J.-P. Sartre dresse le portrait de la « bête opprimée ».
17. Elucidez la métaphore de la « gangrène » dans le contexte de la torture institutionalisée en Algérie à partir de 1957.
18. Qui était Henri Alleg ?
19. Quel est le contenu de son livre « La Question » ?
20. Comment ce livre a-t-il été accueilli et quel rôle Sartre a-t-il joué ?
21. Quelle argumentation Sartre dénonce-t-il comme « Belle tartufferie » ? Expliquez la métaphore.
22. Analysez les quatre citations suivantes :
a) « Le corps électoral  est un tout indivisible ; quand la gangrène s’y met, elle s’étend à l’instant même à tous les électeurs
»
b) « Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur (...), une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’éte
nd c) « Il n’est pas bon, mes compatriotes, vous qui connaissez tous les crimes commis en notre nom, il n’est vraiment pas bon que vous n’en souffliez mot à personne, pas même à votre âme, par crainte d’avoir à vous juger. Au début vous ignoriez, je veux le croire, ensuite vous avez douté, à présent vous savez, mais vous vous taisez toujours. Huit ans de silence, ça dégrade. (...) Il suffit aujourd’hui que deux Français se rencontrent pour qu’il y ait un cadavre entre eux. Et quand je dis : un...La France, autrefois, c’était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d’une névrose »
d) « Quel bavardage : liberté, égalité, fraternité, amour, honneur, patrie, que sais-je ? Cela ne nous empêchait pas de tenir en même temps des discours racistes, sale nègre, sale juif, sale rato
n, mais, pis, en fait synonyme de fascisme : « Il est notre honte, il se moque de nos lois ou les caricature ; il nous infecte de son racisme (...) Il oblige nos jeunes gens à mourir malgré eux pour les principes nazis que nous combattions il y a dix ans ; il tente de se défendre en suscitant un fascisme jusque chez nous, en France. Notre rôle, c’est de l’aider à mourir. Non seulement en Algérie, mais partout où il existe. (...) La seule chose que nous puissions et devrions tenter – mais c’est aujourd’hui l’essentiel –, c’est de lutter à ses côtés pour délivrer à la fois les Algériens et les Français de la tyrannie coloniale
»
23. Etudiez l’analogie entre le fascisme nazi et le mutisme des Français pendant la guerre d’Algérie. « Fausse candeur, fuite, mauvaise foi, solitude, mutisme, complicité refusée et, tout ensemble, acceptée, c’est cela que nous avons appelé, en 1945, la responsabilité collective. Il ne fallait pas, à l’époque, que la population allemande prétendît avoir ignoré les camps. ‘Allons donc ! disions-nous. Ils savaient tout !’ Nous avions raison, ils savaient tout, et c’est aujourd’hui seulement que nous pouvons le comprendre : car nous aussi nous savons tout. (...) Oserons-nous encore les condamner ? Oserons-nous encore nous absoudre »
24. Comment Satre décrit-il l’attitude des médias ?
25. Qu’est-ce que Sartre entend par « La folie intrinsèque de la gauche » ?
26. Quel est l’engagement de Sartre en dehors de la « bataille de l’écrit » ?
27. Quelles sont les réactions des adversaires de Sartre ?

 
 Camus et la guerre d'Algérie (1913-1960)
 
"J'ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s'exerce aveuglément dans les rues d'Alger par exemple, et qui peut un jour frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice."
La position d'Albert Camus sur le devenir de l'Algérie est attendue à double titre : d'abord en tant qu'intellectuel, ensuite en tant que Français d'Algérie. Mais dans un climat de passions exacerbées, il sera peu écouté et très souvent mal compris. Aussi arrêtera-t-il dès 1958 de s'exprimer publiquement, laissant son point de vue dans Algérie 1958 (Actuelles III).
Pour Albert Camus, la revendication arabe est équivoque. Autant sont légitimes la dénonciation du colonialisme, de l'attitude méprisante des Français, d'une répartition agraire injuste et d'une assimilation toujours proposée mais jamais réalisée, autant est illégitime le concept de nation algérienne : l'Algérie est issue d'immigrations successives (Juifs, Turcs, Grecs, Italiens, Berbères, Arabes puis Français), et les Arabes sont poussés par l'impérialisme mené par l'Egypte et soutenu par l'URSS, pas par le sentiment d'appartenance à une nation algérienne.
La troisième voie qu'il préconise consiste à intégrer davantage les Français Musulmans dans la République :
· Par la création d'un parlement à deux sections : la première, de 500 membres, composée de 485 élus métropolitains et de 15 élus d'outre-mer gérant seule ce qui n'intéresse que la métropole (le droit civil par exemple), la seconde, de 100 membres composée d'élus musulmans de statut coranique, gérant seule les questions intéressant les Musulmans; le parlement dans sa totalité gérant les questions communes (fiscalité, budget, défense...)
· Par l'extension de ce parlement aux autres pays du Maghreb et de l'Afrique Noire, en créant une structure fédérale française (un Sénat fédéral, des Assemblées régionales) compatible avec les institutions européennes à venir, ce qui renforce la pérénité de cette solution.
Cette voie doit surmonter deux obstacles majeurs : le cessez-le-feu préalable, difficile à obtenir d'un FLN intransigeant, et la volonté nécessaire à la métropole pour réformer la constitution.
Elle ne sera jamais retenue : le FLN, loin d'arréter les combats, renforcera les attentats, et la métropole, avec De Gaulle au pouvoir, changera sa constitution mais pas dans le sens de l'intégration des Français Musulmans (au nom d'une certaine idée de la France ?). Aussi la France s'engagera-t-elle dans la voie redoutée par Camus dès Janvier 1958 :
Un grand nombre de Français, plutôt que de renoncer à leur niveau de vie, préfèreront abandonner les Algériens à leur destin [...] et se désolidariser de leurs compatriotes d'Algérie [...] La France se trouvera forcée de lacher également les Arabes et les Français d'Algérie; nous sommes devant cet enjeu. Si ce dernier malheur arrivait, les conséquences seraient nécessairement graves et les Algériens ne seraient pas certainement seuls à entrer en sécession. C'est le dernier avertissement qu'il faille honnêtement formuler.
 
Sujets d’étude
 
1.      Pourquoi la revendication arabe est-elle équivoque?
2.      Quelles sont selon Camus les revendications légitimes des arabes ?
3.      Pourquoi Camus rejette-t-il « le concept de nation algérienne » ?
4.      Quel est l’objectif de la « troisième voie » ?
5.      Quelles seraient les fonctions respectives d’un parlement à deux sections ?
6.      En quoi consisterait une structure fédérale française ?
7.      Quels sont les deux obstacles qui devaient être surmontés auparavant ?
8.      Est-ce que Camus a encore de l’espoir que la France adopte la bonne voie ?
9.      En quoi consiste la voie redonnée par Camus dès janvier 1958 ?
 

 
Camus, l'Algérie au coeur
 
Fils de l'Algérie, Albert Camus condamnait à la fois l'exploitation coloniale et le terrorisme du FLN. Si la violence est inséparable de l'Histoire, elle ne peut en aucun cas être légitimée, disait-il. Aujourd'hui, ses écrits sont d'une saisissante actualité.
Sur les relations complexes entre Albert Camus et sa terre natale, et sur ses positions à propos de la guerre d'Algérie, une phrase célèbre, croit-on, aurait tout dit. Le fameux: "Entre la justice et ma mère, je préfère ma mère". Or, non seulement la phrase n'est pas exacte, mais elle ne reflète qu'imparfaitement la pensée de l'écrivain.
Pour le lauréat du prix Nobel de littérature (en décembre 1957), un écrivain ne trouve sa justification que s'il accepte "les deux charges qui font la grandeur de son métier: le service de la vérité et celui de la liberté". A relire les écrits de Camus, il apparaît que, dans toutes les grandes querelles qui ont agité son époque et divisé les esprits - de la Résistance à la guerre d'Algérie, du communisme soviétique au terrorisme -, il est resté fidèle à ces deux vertus. Plus encore que la lucidité, le courage et l'honneur se sont, presque toujours, trouvés de son côté.
C'est que l'homme échappait aux vices si répandus dans le milieu intellectuel: à l'idéologie comme au fanatisme, à l'utopie comme à la mauvaise foi. Il n'avait rien, non plus, d'un pacifiste béat et d'un humaniste juste-milieu, caricature à quoi ses ennemis l'ont souvent réduit. La justesse de ses positions, voire le prophétisme de certaines de ses vues, ressortent avec force d'une anthologie de ses "Réflexions sur le terrorisme", présentées par Jacqueline Lévi-Valensi, et commentées par Antoine Garapon et Denis Salas, ainsi que de la réédition de ses "Chroniques algériennes". Ecrits entre 1939 et 1958, ces textes relèvent des genres les plus divers: la fiction, avec "La Peste", l'essai, avec "Lettres à un ami allemand" ou "l'Homme révolté", le théâtre, avec "L'Etat de siège" ou "Les Justes", le journalisme à "Combat" et à "L'Express", la conférence, avec "Appel pour une trêve civile en Algérie".
Plus de quarante ans après la mort de l'écrivain, non seulement ces écrits n'ont pas vieilli, mais ils semblent avoir été rédigés pour notre époque. Comme le note Jacqueline Lévi-Valensi, les analyses de Camus, à la fois enracinées dans l'histoire et s'efforçant d'y préserver "cette part de l'homme qui ne lui appartient pas, ont gardé toute leur valeur, leur puissance et leur actualité".
Rien d'abstrait ni de dogmatique dans ses "Réflexions sur le terrorisme", considéré dans ses implications historiques et dans ses rapports avec les notions de révolte, de justice, de liberté et de dignité humaine. Nullement angélique, l'écrivain admet que la violence est inséparable de l'histoire et de la lutte que les hommes mènent pour la liberté ou la justice, mais elle doit se fixer des règles et des limites, ne jamais être acceptée comme naturelle et légitime et, surtout, ne jamais devenir une fin en soi. "Je dis qu'il faut refuser toute légitimation de la violence, que cette légitimation lui vienne d'une raison d'Etat absolue ou d'une philosophie totalitaire. La violence est à la fois inévitable et injustifiable. Il faut lui garder son caractère exceptionnel et la resserrer dans les limites qu'on peut."
Et Camus de définir le sens de son combat par un plaidoyer en faveur de la nuance, cette nuance qui sépare le sacrifice de la mystique, l'énergie de la violence, la force de la cruauté, le justicier du terroriste, le vrai du faux et "l'homme que nous espérons des dieux lâches que vénèrent terroristes et totalitaires". Contre la "casuistique du sang", la dialectique infernale de l'agression et des représailles, contre la tentation du recours aux mêmes armes que celles du terrorisme, Camus en appelle, sans illusions, à la "pensée du midi" qui, seule, peut assurer la victoire sur la violence indifférenciée du nihilisme terroriste. "Si je peux comprendre, écrivait-il, le combattant d'une libération, je n'ai que dégoût devant le tueur de femmes et d'enfants".
Le drame algérien mit cruellement à l'épreuve cet impératif moral dont il refusa toujours de se départir. Se sentant par toutes ses fibres fils de l'Algérie, l'écrivain ne cessa, dans tous ses écrits, de lutter à la fois contre l'exploitation coloniale et contre le terrorisme du FLN, et de plaider pour une politique qui permettrait aux deux peuples constitutifs de l'Algérie de vivre en bonne entente: "Toute autre politique, concluait-il, n'amènera pas seulement la mort inutile de Français et d'Arabes, elle accentuera la solitude arabe et la solitude française, et le malheur de deux peuples". Dans son appel poignant pour une trêve entre les deux camps, l'écrivain invitait ses frères de sang, pieds-noirs et Arabes, à n'être "ni victimes ni bourreaux", à refuser "d'exercer et de subir la terreur" et à mériter de vivre en hommes libres. On sait ce qu'il en advint mais l'on peut rêver à ce qu'aurait pu être cette Algérie nouvelle qu'il appelait de ses voeux, une Algérie fondée sur une fédération de nationalités différentes associées à la gestion de leur intérêt et de leur devenir communs...
Bruno de CESSOLE
 
Sujets d’étude
1.      Commentez la phrase célèbre d’Albert Camus : « Entre la justice et ma mère, je préfère ma mère. »
2.      Quelles sont selon Camus les deux vertus d’un écrivain ? Qu’est-ce que vous en pensez ? Est-ce que Camus est resté fidèle à ces principes dans ses écrits ?
3.      Quels sont les événements historiques qui marquent l’époque de Camus ?
4.      Quels sont les vices auxquels Camus a échappé ? Commentez-les.
5.      Quand est-ce que les « Chroniques algériennes » ont été publiées et quels genres de textes en faisaient partie ?
6.      Quels sont grands thèmes de Camus ?
7.      En quoi consiste la dialectique de la violence ?
8.      Est-ce que selon Camus la violence peut être vaincue par l’homme raisonnable ?
9.      Est-ce qu’Albert Camus défend plutôt les intérêts arabes ou français ?
10. Quel est le projet politique de Camus pour que les deux peuples vivent en bonne entente ?

 


 

LE TOURMENT ALGÉRIEN D’ALBERT CAMUS
par Jean Daniel
 
 
Lorsqu’en mai 1955 Camus accepte la proposition de Jean-Jacques Servan-Schreiber de collaborer à « l’Express », il ne croit plus depuis longtemps à l’Algérie française, exactement depuis les événements de Sétif et de Guelma en 1945. Là, il est en avance sur les siens et sur toute la société politique française. Son objectif déclaré et militant est double : il veut que la guerre s’arrête, qu’une solution intervienne pour maintenir des liens étroits entre l’Algérie et la France et garantir les droits et la sécurité des citoyens algériens non musulmans. Pour cela, il se dit que le volontarisme républicain de Pierre Mendès France peut seul nous protéger du maximalisme des pieds-noirs et du manichéisme des intellectuels parisiens. Il est de plus d’accord avec ce que j’ai écrit jusque-là sur l’Algérie et, contre l’avis de ses proches, il me fait confiance. A partir de cette date il vient tous les trois jours au journal pour y rédiger son article. Il remplit six feuillets de son écriture fine et précise. Il vient ensuite s’installer dans mon bureau et parfois relit à haute voix ce qu’il vient d’écrire en surveillant mes réactions. Jusqu’à un certain jour et malgré la réserve de nos directeurs, je suis enthousiaste. L’équilibre entre la dénonciation de la terreur et celle de la répression relève de la gageure: il est parfait. Tout se passe bien jusqu’au jour où la terreur en Algérie se déchaîne de tous contre tous, et où cet équilibre ne lui semble pas maintenu dans le reste du journal. Il s’alarme. Pendant les journées de janvier 1956, il élabore devant moi et dans le tourment ce qui devait être sa position ultime.
J’ai eu, avant et après l’entretien que je vais relater d’après des notes, mille occasions de discuter de l’Algérie avec Camus. Mais jamais il ne fut si spontané, si décidé aussi dans l’expression nouvelle de la certitude qui venait de se formuler en lui.
Nous venions de recevoir la réponse de Jacques Soustelle, alors gouverneur général de l’Algérie, au Comité d’Action des Intellectuels contre la guerre. Camus trouvait cette réponse d’une dérisoire habileté ; il était tenté d’y consacrer l’un de ses articles. Il décida cependant de ne pas le faire, parce qu’il n’était pas davantage en accord avec le texte des intellectuels qui ne se souciait aucunement du sort réservé aux Français d’Algérie au cas où l’appel à l’insoumission serait entendu. Et je le vis soudain éclater dans une passion sèche, dominée, exprimant par son corps tout entier la fermeté et l’intensité de la conviction :
« Non, me dit-il, ce n’est pas possible. On ne peut pas rester dans cette impasse, ce n’est pas sain, ce n’est pas fécond. Quand une idée réclame de nous qu’on lui sacrifie une révolte intérieure aussi totale, c’est que l’idée ne colle pas. On ne peut pas vivre dans le désaccord avec soi-même, c’est-à-dire, ici, qu’on ne peut pas se résigner aux méthodes du FLN sous le prétexte que celles de la répression vont être pires. On ne peut pas accepter une logique qui va jusqu’au sacrifice de sa communauté. La mienne, la nôtre est faite des non-musulmans d’Algérie. Que l’on ne nous parle pas des Français, des Italiens, des Espagnols, ou des juifs. Il y a les musulmans, et il y a les autres. Chacun sait que c’est la vérité, et on fait semblant de ne pas le savoir. C’est stupide d’ailleurs, parce qu’à tout prendre cela ne prouve qu’une chose : la vitalité et la force de la personnalité musulmane en Algérie. Je ne l’ai jamais pour ma part ni sous-estimée ni méprisée. Au contraire.
« Ce qui m’irrite le plus, dans une certaine forme parisienne de protestations contre le colonialisme français en Algérie, c’est la conception dérisoire et sommaire qu’elle implique. Il y a en effet une frivolité meurtrière dans cette vision d’une nation algérienne occupée, qui chercherait à se délivrer de ceux qu’on appelle « occupants » parce qu’ils ne sont pas musulmans. Et de ce fait a le droit d’user de tous les moyens pour obtenir sa libération, c’est-à-dire aussi sa revanche sur les non-musulmans.
« En Algérie, il y a un problème de justice à rendre à des individus, un problème de réparation spectaculaire et totale à l’endroit d’un peuple dont j’ai pris toute ma vie la défense, et c’est le peuple musulman. Mais, c’est précisément, parce qu’il s’agit d’un problème de justice, et que le peuple qui y a droit n’est pas seul sur le territoire qui est sa patrie, les moyens de cette justice sont à définir avec exigence. Tout cela, je le dirais avec moins d’aisance aux musulmans qui s’insurgent pour avoir été trop longtemps humiliés à une époque où Paris ne s’intéressait pas à leur sort. Pourtant, je suis sûr de mieux m’entendre avec un musulman du FLN qu’avec un intellectuel parisien !
« Aujourd’hui, on nous parle de « nation algérienne », et cela m’exaspère. Que le FLN, lui, combatte pour créer une nation, c’est son droit ; qu’il veuille accréditer l’idée d’une nation préexistante à la conquête, c’est de bonne guerre. Mais cela n’est pas vrai, nous savons bien que cela n’est pas vrai. Il y avait un Etat algérien, il y a aujourd’hui une patrie algérienne, et vous savez bien que tout cela n’a rien à voir avec le concept de nation. En tout cas, aujourd’hui, l’Algérie est un territoire habité par deux peuples, je dis bien deux peuples, où l’administration est française, c’est-à-dire où la responsabilité est parisienne, se singularise par le fait que l’injustice et la misère y sévissent scandaleusement. Cela est vrai. Mais les deux peuples d’Algérie ont un droit égal à la justice, un droit égal à conserver leur patrie.
Je pressens qu’on va nous reparler du sens de l’Histoire. Je veux bien combattre pour la justice. Je ne suis pas né pour me résigner à l’Histoire. D’abord parce que je n’y crois pas, ensuite parce que mon devoir est de ne pas y croire. Ce n’est pas mon rôle. Ce ne peut être le rôle des intellectuels. Dénoncer la torture ? La honte d’une répression souvent barbare. Vous savez bien que je l’ai fait au moins autant que les autres. Mais tous les arguments invoqués par les intellectuels pur justifier la violence contre les civils innocents impliquent la croyance dans une Histoire, et une Histoire juste. La répression française n’a aucune justification, aucune excuse, nous le disons ; il faut dire la même chose, si nous combattons pour la justice, au sujet des méthodes du FNL qui voit dans chaque Français en Algérie un représentant du « colonialisme oppresseur ».
« Parce qu’il y a une question que je voudrais poser aux signataires du manifeste : « Combien de temps faut-il d’années de présence dans un pays pour en faire partie ? » Si tous les pays ne sont que les produits de conquêtes successives et diverses, quel est le critère pour la conquête soit juste ? Un historien peut répondre ; non un moraliste. La conquête arabe s’est installée par le massacre et les despotisme. Tout comme la conquête. On peut parler, sans doute, de résurrection du monde arabe, d’expansionnisme islamique, de soumission politique (et non morale !) aux nouvelles forces du siècle, mais qu’est-ce que tout cela a à voir avec la justice ? Et puis, même dans ce cas, je veux dire dans le cas de la résignation nécessaire à l’Histoire, j’exigerais alors des intellectuels qu’ils aient le ton de la résignation, et non celui de l’indignation. Mais ce sont de faux hégéliens : il ne leur suffit pas que l’Histoire les domine, il leur faut que l’Histoire, « et ses bavures », soit juste...
« Je vais plus loin, même politiquement, il s’agit d’une position funeste. Le problème algérien ne peut avoir d’autre solution que celle qui passe aussi par les Français d’Algérie. Cela est aussi inscrit dans l’Histoire que les reste. Parce que je suis membre de la communauté française et que le reniement n’est pas mon fort, parce que je suis un intellectuel décidé à remplir mon rôle, parce que je suis certain aussi que cela est politiquement fécond, je ne veux pas, je me refuse de toutes mes forces à soutenir la cause de l’un des deux peuples d’Algérie au détriment de la cause de l’autre.
« Vous me direz : mais alors, à l’heure de la violence, que faire ? Eh bien, ne rien changer, quoiqu’il arrive, aux positions de principe. Il faut se battre pour la trêve, pour l’arrêt du massacre des innocents, pour l’établissement des conditions à la fois morales et politiques qui permettront un jour le dialogue. Et si nous n’avons plus d’autorité ni sur les uns ni sur les autres, eh bien, peut-être que pendant un moment il faudra se taire.»
C’est après cet entretien que Camus décida d’écrire son retentissant article « Trêve pour les civils » pour que s’amorce le dialogue entre Français et Algériens. Le FNL ne repoussa pas cette idée. Ferhat Abbas, futur premier président du GPRA, assista à la réunion sur la trêve. Les ultras, eux, se déchaînèrent. A Alger, ils tentèrent d’empêcher Camus de parler. Les étudiants musulmans brisèrent leur manifestation. A Paris, quelques intellectuels français tournèrent en dérision l’initiative de Camus.
Puis survint le 6 février 1956 et les manifestations des pieds-noirs d’Alger. De nous tous, à « l’Express », c’était Camus qui était le plus effondré. Dans les « heures de vérité », son intuition politique était infaillible. Ce Français d’Algérie qui entendait lutter pour sa communauté ne douta pas un seul instant qu’en cédant aux fanatiques de cette communauté on préparait en même temps le malheur de tous. Celui qu’on venait de traiter de « belle âme » avait des accents de violence soudaine et prévoyait pour la métropole et pendant de longues années les conséquences catastrophiques du 6 février. Nous avions alors tendance à le trouver trop pessimiste.
Comme convenu, Albert Camus devait arrêter sa collaboration à « l’Express » après les élections. Un mois plus tard, alors que je l’adjurais de continuer, il me répondit : « A quoi aura servi ce que j’ai fait ? A mener au pouvoir MM. Guy Mollet et Lacoste ! » Alors qu’il n’avait accepté de rester au journal que pour Mendès France. Et il décida de se taire. Il ne devait plus se manifester publiquement que pour obtenir la grâce en faveur des maquisards condamnés à mort, en associant son action à celle de Germaine Tillon. Je n’ai pas eu l’occasion de soumettre à Camus, avant sa mort (le 4 janvier 1960), les propos que je cite ici comme étant de lui. Je lui ai écrit pour la dernière fois en octobre 1957 lorsqu’il reçut le prix Nobel. J’ai rappelé ma douleur de l’avoir vu s’éloigner de moi en lui confirmant une admiration restée fraternelle. Il m’a répondu dans un petit mot : « L’important est que soyons vous et moi déchirés. » Telle était l’époque, dominée par le spectre de la guerre civile, le plus funeste de tous les maux selon Pascal.
          
Le Nouvel Observateur, no. 2165 du 4 au 10 mai 2006
 

 

Les intellectuels et les guerres d'Algérie et du Vietnam

 
"L'histoire est faite de parcelles de justice que les intellectuels arrachent aux hommes politiques" Julien Benda
 
L'"Histoire" avait fait remarquer le philosophe français Julien Benda, "est fait de parcelles de justice que les intellectuels ont arrachés aux hommes politiques". Cette affirmation surestime peut être le pouvoir des premiers et sousestime peut être aussi celui des seconds. Mais elle met en évidence une tension réelle ayant existé entre les intellectuels et les gouvernements à un moment crucial d'un tournant historique – par exemple, au XIXème siècle en France (où le mot "intellectuel" a été employé pour la première fois en relation avec l'affaire Dreyfus) et à la fin du XXème siècle dans l'ex Union Soviétique (où les intellectuels ont été à l'origine de la contestation).

Cette tension est bien décrite dans l'excellente étude de David Schalk "War and The Ivory Tower" (Guerre et la Tour d'Ivoire) une analyse de l'engagement des intellectuels pendant la guerre menée par la France en Algérie (19546-1962) et la guerre des Etats-Unis au Vietnam (1964-1975). Ce livre, d'abord publié en 1991 puis réédité en 2005, comporte de nouvelles préfaces de Benjamin Stora (un historien français né en Algérie) et de George Herring (un diplomate et historien américain) de même qu'une nouvelle introduction de Schalk (spécialiste de l'histoire intellectuelle européenne).

Schalk définit les intellectuels par ce qu'il appelle "leur rôle social plus abstrait et distancié qui contraste vivement avec presque tous les autres au sein d'une société moderne. Leur fonction inclus une certaine forme de créativité, habituellement par l'écrit, et d'une certaine façon, celle de s'occuper d'idées, appliquant souvent des idées de manière éthique ce qui peut remettre en cause la légitimité des autorités en place." Ainsi, donc, "un pourcentage signifiant de professeurs et de journalistes peuvent être appelés des intellectuels, de même qu' une partie importante de la communauté artistique… qui théorise sur papier leur créativité". Selon lui, " il y a eu, et peut être il y a –t-il encore, une relation symbolique entre les intellectuels et l'engagement " un mot français signifiant "contestation".
 
Schalk argumente de façon convaincante en disant qu'il y a eu des similarités remarquables entre la guerre d'Algérie et celle du Vietnam. Cela inclus : l'utilisation de la torture, le précédent menaçant des jugements passés à Nuremberg ; la révolte anticoloniale ; l'ébranlement de la démocratie; le caractère trouble de la diplomatie ; les opinions racistes des troupes occidentales ; l'optimisme injustifié et arrogant de l'armée et des dirigeants politiques ; les déplacements forcés de populations ; et la transformation des campagnes des deux pays en un vaste "champ de tir libre" où l'armée cherchait à détruire tout ce qui bougeait.

Il y a eu aussi d'importantes différences, note-t-il, parmi celles-ci, l'absence du Marxisme au sein du FLN (Front de Libération National); l'importante population de colons français en Algérie; et la présence en France de quelque 300 000 travailleurs algériens, qui remettaient tous les mois au FLN et son gouvernement en exil, un part importante de ce qui était nécessaire pour couvrir la lutte pour l'indépendance.

Albert Camus a souvent été cité comme un exemple de la résistance intellectuelle à la guerre d'Algérie. Mais Schalk révèle que Camus était tiraillé concernant cette guerre, et s'est tu à un moment donné. "Un modèle beaucoup plus approprié" selon Schalk, c'est l'intelligentsia catholique française, plus particulièrement les intellectuels de gauche qui se regroupaient autour de la revue "Esprit". De 1954 à 1962, ce journal a publié 211 articles sur la guerre d'Algérie, 42 d'entre eux écrits par le codirecteur (plus tard directeur) Jean Maris Domenach. La responsabilité des intellectuels explique Domenach s'était de montrer que "entre le mot frivole et le recours aux armes il existe un voie" la voie de la non violence et de la protestation pacifique, concluait-il. La gauche française, croyait-il, devait être réveillée de son sens paralysant d'impuissance de sorte qu'elle ne puisse plus "cultiver le désespoir, qui est l'arme secrète de la tyrannie".

Comme le note Schalk, la résistance proéminente d'Esprit à la guerre ne voulait pas dire que l'intelligentsia catholique française s'opposait fermement à la politique du gouvernement. En fait, certains intellectuels catholiques conservateurs soutenaient avec empressement la guerre de la France en Algérie. Dénonçant les objecteurs de conscience, Monseigneur Jean Rodhain, a déclaré avec suffisance en 1960, que s'ils ne voulaient pas se battre pour la France, ils devaient "aller vivre dans un autre pays".

Jean Paul Sartre et des écrivains en liaison avec son journal "Les Temps Modernes" ont aussi joué un rôle essentiel dans la résistance à la guerre d'Algérie. Une fois que l'entière signification du conflit est apparue évident pour Sartre, pour Simone de Beauvoir, et pour leurs associés, ils s'en sont beaucoup occupés dans ce journal. Schalk remarque que en tant que "guide spirituel" des Temps Modernes, Sartre a dirigé son étonnante énergie et son pouvoir intellectuel dans le combat pour mettre fin à cette guerre. Ses articles portaient "sans ménagement sur des problèmes de culpabilité collective en faisant un parallèle avec les années du nazisme, la torture, les crimes de guerre, et le danger du fascisme." Il a aussi publié un compte rendu sur le premier congres clandestin de la Jeune Résistance, un groupe de résistants à la conscription, qui avait pour mission d'aider les déserteurs et ce qui refusaient l'incorporation, à quitter la France et trouver un emploi ailleurs.
 
A la fin de 1960, Sartre et d'autres ont fait sensation en faisant circuler ce qui est devenu célèbre sous le nom de Manifeste des 121, "la Déclaration du Droit à l'insoumission dans la Guerre d'Algérie". Interdit par le gouvernement, et n'ayant pu être publié (les pages dans Les Temps Modernes où il devait apparaître sont restés remarquablement vides), il dénonçait vigoureusement la guerre d'Algérie, notant que "le militarisme français…. A réussi à restaurer la torture, et fait en sorte que cela redevienne pratiquement une institution en Europe". Les signataires ont déclaré qu'ils "respectaient et considéraient comme justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien," de même que la "conduite des français qui…ont fourni de l'aide et protéger les algériens qui sont oppressés au nom du peuple français." Ils concluaient que "la cause du peuple algérien, qui a contribué de manière décisive à détruire le système colonialiste, est la cause de tous les hommes libres."

L'acte de résistance le plus dramatique et controversé des intellectuels français a été organisé par Francis Jeansen, un philosophe et ancien protégé de Sartre. Dans une déclaration puissante publiée dans Esprit en mai 1957, il dénonçait les crimes de guerre français en Algérie, faisant remarquer que "cette politique est la notre, ces horreurs nous sont imputables". Selon Jeansen, la responsabilité terrible des français pour leur conduite honteuse en Algérie nécessitait une action hors du commun. En conséquence, lui et ses étudiants ont commencé à transporter des valises pleines d'argent des travailleurs algériens en France, les transportant en passant la frontière suisse, dans les Banque de ce pays. De là, cet argent servait à acheter des armes pour la lutte pour l'indépendance algérienne. Bien que certains de ses associés furent arrêtés, Jeansen n'a jamais été attrapé par la police secrète française, bien qu'il soit apparu pour une brève conférence de presse clandestine à Paris.

Ces activités conduites par des intellectuels français de renom, a permis d'accélérer la visibilité de la résistance publique. Une manifestation silencieuse contre la guerre a eu lieu à Paris en juin 1957. Interdite par le gouvernement, elle n'en a pas moins attiré 500 à 600 personnes, dont Sartre et François Mauriac ; 49 des manifestants ont été arrêtés pour ce "crime". En décembre 1961, 50 000 personnes ont participé à une marche dans Paris contre le terrorisme de l'OAS. Cette marche a aussi été interdite par le gouvernement et a été cassée par la police, avec plus d'une centaine de participants hospitalisés à cause des brutalités policières. En février 1962, quand les autorités ont finalement donné l'autorisation pour qu'ait lieu une manifestation pacifique, une foule d'un demi million a surgi dans Paris.

Comme ce compte rendu le suggère, la résistance à la guerre s'est faite sur fond d'assaut verbal et physique important. S'adressant aux groupes d'anciens combattants français, Robert La Coste, le ministre résident en Algérie, accusait "les exhibitionnistes du cœur, et les intellectuels qui ont organisé la campagne contre la torture" d'être "responsable de la résurgence du terrorisme…je vous les présente pour les livrer à votre mépris". La position de plus en plus critique d'Esprit a conduit à des arrestations et des saisies du journal par le gouvernement. A deux reprises, l'OAS a commis un attentat à la bombe au siège du journal. L'appartement de Sartre et les bureaux des Temps Modernes ont aussi été plastiqués, et des militants pro guerre ont défilé dans les rues de Paris demandant à ce que Sartre soit assassiné.

Malgré les obstacles érigés par le gouvernement et les fanatiques colonialistes, finalement, à la fin de la guerre, les intellectuels français étaient dans un état de révolte, la majorité d'entre eux dénonçant le rôle de la France en Algérie.

De même, selon Schalk, parmi les intellectuels américains – et plus particulièrement ceux affiliés à des institutions éducatives d'élites et ceux qui étaient les écrivains les plus connus, essayistes, artistes et poètes – l'opposition à l'effort de guerre des Etats-Unis au Vietnam devint "écrasante". En octobre 1969, par exemple, la faculté d'Harvard a voté contre la présence militaire au Vietnam par 255 voix contre 81, et 391 contre 16 pour soutenir un jour de commémoration contre la guerre. Dans le New York Times et ailleurs, des pétitions sans fin sont apparues, signées par des facultés d'universités réputées, et par d'autres intellectuels célèbres.

La plus influente de ces pétitions- qui s'était inspirée du Manifeste des 121 – appelée "l'Appel à Résister à l'Autorité Illégitime" a été publiée le 12 octobre 1967 dan le New York Review of Books. Signée par Philip Berrigan, Noam Chomsky, Paul Goodman, Denise Levertov, Dwight Macdonald, Herbert Marcuse, Linus Pauling, Susan Sontag et d'autres, cet "Appel" avançait que les types d'actions menées par les troupes américaines au Vietnam – la destruction de villages, l'internement de populations civiles dans des camps de concentrations, les exécutions sommaires de civils – étaient des actions que les Etats-Unis et leurs alliés pendant la seconde guerre mondiale avaient "déclaré être des crimes contre l'humanité… pour lesquels des allemands ont été condamnées à Nuremberg." Chacun doit "choisir sa façon de résister, selon sa conscience et les circonstances" mais la résistance au service militaire au Vietnam, est "courageux et justifié". S'adressant à tous les hommes de bonne volonté, ils demandaient de se joindre à cette "confrontation à une autorité immorale…Maintenant c'est le moment de résister."
 
La New York Review, le journal intellectuel leader du pays, consacra énormément d'attention à la guerre du Vietnam, publiant 262 articles sur le sujet de 1964 à 1975. Le plus connu d'entre eux, note Schalk, fut celui de Noam Chomsky "la responsabilité des intellectuels" qui a été publié en février 1967. De multiples façons, il donnait le ton pour "l'appel à résister à l'autorité illégitime", et a représenté un tournant dans la lutte des intellectuels américains qui sont passés des actions éducatives aux actions extralégales. " C'est la responsabilité des intellectuels de dire la vérité et de dénoncer les mensonges" a écrit Chomsky. Mais il opposait cette obligation aux pratiques des intellectuels de l'establishment, qui mentaient et dissimulaient pour servir le pouvoir. La moral était claire : la seule réponse appropriée en ce qui concernait la guerre du Vietnam c'était la résistance.
 
Dans des écrits plus tardifs, Chomsky a admis qu'il s'était senti "inconfortable sur le fait de proposer publiquement le refus de la conscription, parce que c'était quelque chose de facile pour quelqu'un de mon âge". Mais il a effectivement prôné la résistance à l'impôt. "Parce que cela symbolisait à la fois le refus de faire une contribution volontaire à la machine de guerre, et aussi parce que cela montrait une volonté… de prendre des mesures illégales pour s'opposer à ce gouvernement indécent." De plus, Chomsky a participé aux démonstrations anti guerre et a été arrêté pendant la marche sur le Pentagon d'octobre 1967. Néanmoins, comme la plupart des intellectuels américains et français, Chomsky a constamment rejeté la protestation violente. Il a écrit :" les actions de masse en continu, les explications patientes, une résistance basée sur des principes peut être ennuyeuse, déprimante. Mais, ceux qui programment les attaques par les B-52 et les actions de "pacification", ne s'ennuient pas, et aussi longtemps qu'ils continuent, nous aussi nous devons continuer."

D'autres intellectuels de premier plan se sont engagés, parmi eux Hans Morgenthau, Robert Lowell, Elizabeth Hardwick, Joseph Heller, Mary McCarthy, Norman Mailer, Muriel Rukeyser, Eric Bentley, Ann Sexton, William Styron, Anais Nin, Henry Steele Commager, et Robert Penn Warren. Des conseils sur la conscription, des ateliers contre la guerre, et des cérémonies anti guerre étaient devenus des préoccupations pour certains de ces grands esprits. " Pour beaucoup d'intellectuels" observe Schalk, " l'époque du Vietnam se range dans une catégorie spéciale. Elle est en dehors des normes habituelles du débat". Comme Martin Bernal le dit, dans un autre article de la New York Review, la guerre du Vietnam pouvait être rangée dans la même catégorie que les "camps de concentrations nazis". Reflètant leur amertume Susan Sontag écrivait en 1967 : "Les Etats-Unis sont devenu un pays criminel, sinistre – gonflé par l'importance qu'il s'attribue, engourdi par l'abondance, faisant montre d'une monstrueuse suffisance comme quoi il dispose d'un mandat pour conduire le destin du monde, de la vie elle-même, selon ses propres intérêts et son jargon."
 
Les puissants bien sûr enrageaient face à cet engagement des intellectuels. Les responsables des administrations Johnson et Nixon les dénoncèrent, lancèrent des enquêtes contre eux, les mirent sur des "listes d'ennemis", essayèrent de perturber leurs activités, et les poursuivirent en justice. En 1968, Benjamin Spock, William Sloane Coffin Jr., Mitchell Goodman, Marcus Raskin, et Michael Ferber furent poursuivis pour avoir conseiller, aider, et encourager des objecteurs qui ne "s'étaient pas présentés, avaient refusé, s'étaient soustraits" au service militaire américain. Parmi les "actes manifestes" cité dans l'acte d'accusation figurait le texte de "l'Appel à Résister à l'Autorité Illégitime". Le père Daniel Berrigan, après avoir été poursuivi pour destruction de documents de conscription s'est lui –même déclaré "fugitif de l'injustice" et est passé à la clandestinité, d'où il accordait de temps en temps des interviews et faisaient des apparitions publiques. D'autres intellectuels de renom critiquant la guerre comme Staughton Lynd, ont été menacé dans leur emploi, ou l'ont perdu.

Schalk a présenté cette chronique de l'engagement croissant en France et aux Etats-Unis en 3 étapes : une étape pédagogique, pendant laquelle les intellectuels critiquaient les justifications officielles des guerres de leurs pays ; une étape morale, où ils interpellaient la base éthique du comportement de leur pays, et une étape contre légale, où ils ont appelé à la désobéissance civile. Ce modèle proposé par Schalk convient tout à fait aux formes de résistance développées dans les deux pays.

En fait Schalk a écrit une œuvre majeure qui est resté solide depuis sa première publication jusqu'à celle de fin 2005. Son style prudent, ses recherches pertinentes, et ses conclusions judicieuses en font une étude excellente de l'engagement intellectuel. Sa pertinence dépasse les crises de conscience des intellectuels dans la société moderne en France et aux Etats-Unis face aux guerres brutales menées dans le Tiers Monde.
 
Dans un cadre plus large, Schalk se pose la question de savoir si l'engagement intellectuel est un phénomène appartenant au passé, et a conclu que cela ne l'était probablement pas. Mais "pour provoquer une réaction morale profonde de ses élites intellectuelles", il insiste, "un gouvernement au pouvoir doit faire quelque chose de suffisamment stupide et mauvais". De plus, "la situation externe historique… ne doit pas paraître complètement sans espoir et imperméable au changement".
 
Georges Herring dans son introduction au livre prend ce problème et l'applique aux intellectuels américains et la guerre actuelle des USA en Iraq. "La révolte qui a éclaté en Irak après l'invasion américaine du printemps 2003, ressemble effectivement aux guerres d'Algérie et du Vietnam" observe-t-il. "Le scandale d'Abu Graib, rappelle les tortures françaises en Algérie et les célèbres cages à lion à Con Son au sud Vietnam. En fait, le regard hagard qu'on trouve parfois chez les soldats américains dans les villes irakiennes rappelle les expressions de ceux qui ont combattu les guerres d'Algérie et du Vietnam."

Et malgré cela, note-t-il, la dissidence intellectuelle est restée relativement muette. "Où est l'outrage contre les mensonges et fautes du gouvernement ? Où est l'appel à résister à l'autorité illégale ?"

Néanmoins, il y a des signes qu'un orage se prépare, et que les intellectuels, actuellement agités, de nouveau mèneront l'action pour exposer les mensonges et la fausseté des puissants, comme ils l'avaient fait si efficacement pendant les guerres d'Algérie et du Vietnam. Et s'ils se plongent de nouveau dans le débat public et la résistance, ils puiseront certainement dans l'exemple de leurs prédécesseurs rapporté si brillamment dans "War and The Ivory Tower".

Il y a des années, avec le pessimisme qui le caractérise, Chomsky se demandait ce qu'il adviendrait de cette conscience historique de la guerre du Vietnam alors que les gardiens de l'histoire se mettaient au travail. Comme David Schalk nous le montre, un historien sensible et intègre peut illuminer le terrain sombre du passé et du présent.

Laurence S. Wittner 21 février 2006
Copyright History News Network - Traduction pour information à caractère non commercial par MD pour planète non violence
 

 

Sujets d'étude
1.      Interprétez la phrase du philosophe français Julien Benda : « L’histoire est faite de parcelles de justice que les intellectuels arrachent aux hommes politiques. »
2.      Quand est-ce que le terme « intellectuel » est apparu pour la première fois ?
3.      Comment Schalk définit-il le rôle des intellectuels ?
4.      Etudiez les rapports entre « intellectuel », « engagement » et « contestation ».
5.      Citez quelques similarités entre la guerre d’Algérie et celle du Vietnam ; puis énumérez quelques exemples précis.
6.      Citez quelques différences.
7.      Pourquoi l’opinion de Camus sur la guerre d’Algérie était-elle ambiguë ?
8.      Quel rôle est incombé à Jean Maris Domenach ?
9.      Pourquoi le désespoir est-il l’arme secrète de la tyrannie ?
10. Est-ce que tous les intellectuels catholiques se prononcent en faveur d’une protestation pacifique en ce qui concerne la guerre d’Algérie ?
11. Quel parallèle J.-P. Sartre établit-il avec la guerre d’Algérie ?
12. Quels thèmes entame-t-il dans la revue « Les Temps modernes »
13. Quel fut l’objectif de la « Jeune résistance » ?
14. Expliquez le sous-titre du Manifeste 121 et clarifiez la position de J.-P. Sartre.
15. Quelles activités le philosophe Francis Jeanson a-t-il soutenues ?
16. Quelles ont été les mesures entreprises par les autorités publiques contre les manifestations pacifiques en faveur de la cession de la guerre et de la décolonisation ?
17. Quelles en ont été les conséquences ?
18. De quoi Robert La Coste rend-il responsable les manifestants ?
a)      Par qui est-ce l’opposition à la guerre des États-Unis au Vietnam s’est fait sentir ? Et quelle a été l’influence du Manifeste des 121 ?
b)      Quels journaux et revues ont publié des articles contre la guerre au Vietnam ?
c)      Pendant combien d’années a-t-elle sévi ?
d)     Quel est le nom d’un des guides spirituels contre cette guerre ?
e)      En quoi consistent les accusations des intellectuels ?
f)       Quels rapports établissent-ils avec l’Allemagne ?
 

Mise à jour le Vendredi, 18 Mars 2011 12:59