Manfred Overmann
À la découverte d’une colonie d’outre-mer : l’île de la Réunion
Après le passage du cap de Bonne-Espérance par les Portugais, toutes les nations de l'Europe maritime pénétrèrent dans la mer des Indes, cherchant des terres inconnues et ces régions lointaines avec leur auréole magique de richesses. La grande île de Madagascar paraissait seule digne d’une colonisation sérieuse.
Antoine Boucher, Mémoire, 1710, AVANT-PROPOS
Histoire d'une île: la Réunion (1 Géographie; 2 Les premiers visiteurs; 3 (1638) 4; 5; 6; 7 Esclavage; 8 Code Noir; 9; 10 (1776 période royale); 11 la révolution; 12 Empire; 13; 14; 15 (1815); 16 La marche vers l'abolition; 17 (1848); L'esclavage à la Réunion, raconté par Gabriel Folio, Vidéo 5'42
Histoire de l'île de la Réunion 1:55:49
Les grands navigateurs et le partage du monde
En ce qui concerne la découverte des îles dans l’océan Indien, tout porte à croire que les exploits des Européens sont postérieurs aux navigateurs mélanésiens, chinois et indiens arabes qui ont sillonné les eaux des Mascareignes du VIIe au XVe siècle, c’est-à-dire bien avant les Occidentaux. C’est seulement à partir du XIIe siècle que les Européens apprennent à naviguer au large après avoir reçu par le canal des Arabes la boussole inventé par les Chinois mille ans plus tôt. Et n’oublions pas non plus les Anciens, Égyptiens, Grecs et Phéniciens qui avaient déjà développé un fructueux commerce oriental dans l’océan Indien. En toute occurrence les Européens à la recherche d’une voie navigable vers l’Ouest pour contourner l’arc musulman qui ferme le fond de la Méditerranée pour se rendre en Inde afin d’y aller chercher de la soie et des épices cherchaient des terres plus importantes pour s’enrichir que ces cailloux perdus dans la mer.
À la fin du XVe siècle le Portugal est un pays pauvre et chrétien qui cherche sa fortune ailleurs sous prétexte de croisade. Vasco de Gama se serait écrié « Pour le Christ et les épices ! » ouvrant ainsi la conquête religieuse qui soutiendra la conquête commerciale et politique. Pendant un siècle l’océan Indien sera une mer portugaise, le partage du monde se faisant entre les deux puissances coloniales émergentes, l’Espagne et le Portugal. Après la découverte des Antilles par Christophe Colomb (cf. le document vidéo sur Christophe Colomb et la découverte du nouveau monde, 23:00), les Espagnols sont les premiers à s’installer au Nouveau Monde qui est considéré comme terra nullius. Selon le traité de Tordesillas le Pape cède à chaque pays une demi-planète, avec pour ligne de partage un méridien nord-sud localisé à 370 lieues (1 770 km) à l’ouest des îles du Cap-Vert, l’hémisphère ouest revenant à l’Espagne et celui de l’est au Portugal. À cette époque on ne sait pas encore que cette ligne qui va jusqu'au 46° de longitude ouest inclut les terres de la pointe orientale du continent latino-américain, le Brésil n’étant découvert qu’on 1500 par le navigateur portugais Cabral.
[http://fronac.unblog.fr/2009/06/07/le-traite-de-tordesillas/]
[https://sites.google.com/site/gwallerick/tordesillas.jpg]
Jaloux des richesses que l’Espagne et le Portugal retirent de leurs colonies les autres puissances européennes (la Hollande, la France et l’Angleterre) contesteront ce traité qui les exclue totalement du partage du monde. Le traité suscitera notamment l’ire de Francois 1er qui lancera « le soleil luit pour moi comme pour les autres. Je voudrais bien voir la clause du testament d'Adam qui m'exclut du partage du monde », avant de soutenir l’expédition de Jacques Cartier (1534) qui découvrira la vallée du Saint-Laurent au Canada après avoir planté sur la péninsule de Gaspé une gigantesque croix ornée de trois fleurs de lys et d'un écriteau portant l'inscription « Vive le roi de France ».
La découverte des Mascareignes : légendes et faits historiques
La plupart des livres d’histoire nous apprennent que ce sont les Portugais, nation pilote d’Europe vers les mers lointaines, qui découvrent l’île de la Réunion au début du 16ème siècle (Bartolomeo Diaz arrive au bout de l’Afrique en 1487 et Vasco de Gama est le premier à rallier l’Inde en 1497). Vers 1502 l’île est inscrite sur le portulan d’Alberto Cantino sous le nom de « Dina Margabin », nom arabe signifiant île de l’Ouest. Vaxelaire avance que « les îles portées sur la carte de Cantino ne sont pas nécessairement les trois Mascareignes » et qu’ils « peuvent être interprétés de diverses manières. Il semble bien que les Arabes soient les premiers découvreurs de la Réunion, bien qu’ils ne l’aient jamais exploitée. Une carte de 1153, dressée par le géographe arabe, Al Sharif el-Edrissi, montre que les trois îles des Mascareignes portaient les noms de Dina Arobi (île Maurice), Dina Margabin (île de La Réunion) et Dina Moraze (île Rodrigues). Effectivement l’île apparaît déjà sur les cartes arabes entre le Xe et le XIIe siècle et Cantino passe pour un espion du Duc de Ferrare qui aurait volée le planisphère à Lisbonne pour l’apporter en Italie. Les Portugais ne font alors que redécouvrir une île dont le secret appartenait déjà à d’autres nations auparavant.
Biblioteca Estense Universitaria, Modena, Italy, 1502
[http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cantino_planisphere_%281502%29.jpg]
L’histoire, hélas, a bien du mal des fois à se défaire des légendes et la découverte des Mascareignes reste quelque peu nébuleuse ou n’est souvent qu’une ébauche. Les noms et les dates cités varient d’un historien à l’autre (Tristan de Cunha, Diego Fernandes Pereira, 1504, 1516, Diego Lopes de Segueira, 1509 ou Pedro Mascarenhas, 1512), cependant les historiens sont d’accord sur un point, c’est que Pedro Mascarenhas, chargé en 1511 d’aller en Inde en passant par le Mozambique n’est pas le découvreur des Mascareignes bien qu’il croisât au large de l’archipel en 1513. Un autre fait semble également incontestable, c’est que l'actuelle île de La Réunion a été abordée le jour de la Sainte Apolline, c’est-à-dire un 9 février, vu qu’elle a été baptisée Santa Apolonia. En 1519 l’île apparait sur la carte de Lopo Homem. Le périple de la découverte de l’île passe alors par les découvreurs arabes qui la dénomment « Dina Margabim », les Portugais qui la baptisent « Mascarenhas », d’autres « Santa Apolonia, et les Français qui la désignent sous le nom d’ » Isle Bourbon », de « Mascareigne » et plus tard « Île de La Réunion ».
 l’époque l’île est inhabitée et ne semble susciter que peu d’intérêt. Avant l’apparition des plantes de culture, et notamment de la canne à sucre, importées par les colons, la Réunion était presque totalement couverte de forêts. Mais ce tapis vert sera vite éliminé à une période où il s’agira de maximiser les profits. Il en a été de même pour la faune abondante : parmi les principales curiosités se trouvaient les tortues de terre géantes, les oiseaux marcheurs, appelés solitaires ou drontes, plus grands que des dindons, des anguilles grosses comme la cuisse. Ces animaux qui ne connaissaient pas de prédateurs sont vite devenus les victimes privilégiées des marins en escale et des premiers colons qui ont décimé de nombreuses espèces. Le rat, animal prédateur et véhicule de nombreuses maladies, absent de l’île jusqu’à l’arrivée de l’Homme, ainsi que le moustique importé au XIXe siècle seront un fléau pour les petits animaux et pour l’homme lui-même.
Le Cardinal de Richelieu et les compagnies de commerce
En ce qui concerne les terres d’Asie au début du XVIIe siècle, c’est sur le même modèle que les Compagnies anglaises et hollandaises que la France entre dans le commerce international avec l’Asie (Compagnie anglaise des Indes orientales, 1602 ; Compagnie hollandaise des Indes occidentales, 1621). Ce sont d’abord de petites compagnies de commerce malouins et dieppois (Gilles de Régimont part vers l'Asie en 1630 et rentre en 1632 avec une cargaison fructueuse) qui entreprennent des expéditions, mais sans grand succès parce que leurs vaisseaux sont systématiquement détruits par les Hollandais.
Ce n’est qu’avec l’arrivée au pouvoir du Cardinal de Richelieu en 1624 et le traité de paix conclu avec les Provinces-Unies (les Pays-Bas, traité de Compiègne, signé en 1624) que la liberté du commerce vers les Indes occidentales et orientales est reconnue et que les Français se lancent à nouveau dans l’aventure commerciale et missionnaire avec l’Asie et l’Amérique.
Le XVIIe siècle est celui des grandes compagnies qui s’engagent dans la carrière coloniale. Généralement ces compagnies ont obtenu de l’État le monopole du commerce pour une zone géographiquement délimitée, et en contrepartie elles organisent le peuplement, l’évangélisation de la population indigène ainsi que l’administration des nouveaux territoires occupés.
En 1626 Richelieu devient chef et surintendant général de la navigation et du commerce et un an après il crée la Compagnie des Cent Associés qui a pour objectif de peupler et d’évangéliser la colonie de la Nouvelle-France. Richelieu soutient également la création de la Compagnie des seigneurs de Saint Christophe qui deviendra en 1635 la Compagnie des Îles d’Amérique. À partir de 1635 les Français s’installent en Guadeloupe, Martinique et quelques îles annexes tout en repoussant, puis en anéantissant la population indigène. Un système de production coloniale est mis en place qui s’appuiera sur l’esclavage.
À partir des années 1630 la Compagnie particulière de navigation, formée par des marchands parisiens et bretons et officiellement créée par Rigault, commence à envoyer des navires vers le Sud pour commercer avec l’Inde. C’est à ce moment que les Français commencent aussi à prendre possession de sites au sud de l’océan Indien, notamment de Madagascar et des îles Mascareignes (l’île Bourbon et l’île de France, aujourd’hui la Réunion et l’île Maurice, et l’île Rodrigues). Toutefois on doit se poser la question de savoir pourquoi les premiers navigateurs ne songent pas à s’implanter à Bourbon et que les navires hollandais, portugais et anglais passent au large sans y faire escale. Bernardin de Saint-Pierre nous en livre une réponse toute simple : « Ses rivages sont très-escarpés ; la mer y roule sans cesse de gros galets, ce qui ne permet qu’aux pirogues d’aborder sans se briser. On a construit à Saint-Denis, pour le débarquement des chaloupes, un pont-levis soutenu par des chaînes de fer. Il avance sur la mer de plus de quatre-vingts pieds. A l’extrémité de ce pont est une échelle de corde où grimpent ceux qui veulent aller à terre. Dans tout le reste de l’isle on ne peut débarquer qu’en se jettant à l’eau. »
La géographie qui conditionne l’histoire d’un pays n’était pas favorable à l’occupation de la Réunion, vue ses hauts sommets, ses plaines côtières étroites et l’absence d’une baie profonde pour accoster. L’île, ne disposant pas de port de mouillage naturel, les navires risquaient de se briser contre les falaises. L’île de la Réunion a dû attendre la fin du XIXe siècle pour avoir son premier port creusé artificiellement dans la Pointe des Galets. Puis l’île ne se trouvait pas non plus sur les grands axes de navigation dans l’océan Indien. Pour aller aux Indes les navigateurs empruntaient soit la route du canal de Mozambique soit la route des Grands Frais d’ouest, beaucoup plus au sud. Et ceux qui feront escale aux Mascasreignes préféreront l’île Maurice qui a deux ports naturels.
La prise de possession de l’île Bourbon
C’est seulement en 1638 alors que les Hollandais prennent possession de l’île Maurice et se taillent un fructueux monopole dans l’océan Indien en conquérant l’Indonésie et les Molusques que le Français Salomon Goubert de Dieppe, commandant de vaisseau sur le Saint-Alexis appartenant à la Compagnie particulière de navigation, jette l’ancre à l’île Santa Apolonia et déclare l’île française selon une coutume fréquente à l’époque en attachant à un tronc d’arbre un blason aux armes du roi Louis XIII. L’île portera le nom de la dynastie royale française - « Île Bourbon ».
À la même époque où les Anglais fondent Madras (1639), la Compagnie de Madagascar de Richelieu (1642) qui est la première Compagnie d'Orient d’envergure nationale, fonde Fort-Dauphin, ville portuaire au grand sud malgache qui deviendra par la suite une étape obligatoire pour les compagnies de commerce en route vers les Indes.
Cette Compagnie d'Orient qui obtient le privilège exclusif de Madagascar et des iles voisines pour une durée de dix ans assure 5 armements de 1642 à 1649 transportant 300 colons à destination de Fort Dauphin, puis de l'île Bourbon. Le sort de la petite île et son développement sera lié dès l’origine aux échecs de colonisation de Madagascar qui ne deviendra jamais le succédané d’Inde auquel rêvaient les Français.
En 1642, le gouverneur Jacques Pronis, en route pour l’île de Madagascar sur un navire de la Compagnie d'Orient, le Saint-Louis, prend à nouveau possession de l’île au nom du roi de France dans la région devenue Saint-Paul aujourd’hui. Mais il ne s’agit que d’une pure formalité aucun marin n’ayant été laissé sur l’île. Ensuite Pronis poursuit sa route vers Madagascar pour y exercer ses fonctions de gouverneur. Cependant Pronis qui est protestant et a épousé une femme malgache a bien du mal à commander les colons catholiques indisciplinés. Se sentant offusqués par ce Huguenot trop autoritaire, il est emprisonné lors d’une rébellion. A sa libération cinq mois plus tard Pronis fait arrêter les douze mutins et les envoie en exil à l’île Bourbon fin 1646 pour qu’ils y meurent sans vivre ni eau, « avec seulement un bonnet, une chemise de grosse toile » et quelques vaches. La première occupation de l’île est donc le résultat d’une déportation suite à une révolte. Lorsque le nouveau gouverneur de Madagascar, Étienne de Flacourt viendra délivrer les mutins trois ans plus tard, c’est-à-dire en 1649, une grande surprise l’attend : les « gaillards » paraissent en pleine forme et sont même fâchés qu’on les ramène à Fort Dauphin.
Flacourt nous livre le récit de ces mutins qui dressent de Bourbon un portrait bien plus accueillant que de Madagascar où Français et Malgaches s’affrontent sans cesse et où les maladies ont fort diminué le nombre des premiers pionniers :
« Le reste de l’île (…) est le meilleur pays du monde, arrosé de rivières et de fontaines de tous côtés, rempli de bois de toutes sortes, comme de lataniers, palmistes et autres, fourmillant de cochons, de tortues de mer et de terre extrêmement grosses, plein de ramiers, de tourterelles, de perroquets les plus beaux du monde, et d’autres oiseaux de diverses façons. Les coteaux sont couverts de beaux cabris, desquels la viande est très savoureuse. Mais celle du cochon surpasse toute sorte de nourriture en délicatesse et en bonté. Ce qui la rend si bonne est qu’il se repaît pour la plupart que de celle des grandes tortues, ainsi que les douze Français qui y ont été trois ans m’ont rapporté, lesquels n’y ont vécu que de chair de porc, sans pain, biscuit ni riz (… ) ».
Zwei Holländer reiten auf einer Schildkröte, 1818
Source: New York Public Library's Digital Library: [http://digitalgallery.nypl.org/nypldigital/dgkeysearchdetail.cfm?trg=1&strucID=713768]
En 1654 le gouverneur Flacourt expédie le mutin Antoine Couillard, dit Taureau, à Bourbon, mais cette fois-ci accompagné de sept volontaires attirés par les récits édéniques des mutins de 1646 et des six serviteurs malgaches. Flacourt leur attribue une mission : « Cultiver du tabac et y faire recherche de tout ce qu’il y a de bon et propre pour envoyer en France. » Dès cette époque l’île Bourbon rentre dans une logique de rentabilité puisque les produits cultivés sur l’île seront destinés à l’exportation. Et les serviteurs malgaches deviendront bientôt des esclaves qui contribueront au développement économique de l’île au siècle suivant.
Cependant l’esclavage existait déjà dans la Grande île malgache avant que les Occidentaux ne viennent s’y installer. En 1646 le gouverneur hollandais de Maurice, Vandremester, achète 50 esclaves que le commandant Pronis avait attirés auparavant à l’intérieur du Fort Dauphin. A l’instar des sociétés antiques le travail non volontaire, dépendant et forcé faisait partie intégrante de la structure et de l’idéologie de la classe dominante à Madagascar. Et de toute évidence les Français sont déjà des complices actifs de la traite esclavagiste malgache qu’ils exploiteront sans gêne et à grande ampleur à partir de la fin du siècle.
Source : Flacourt
http://www.maroolo.org/histoire-et-esclavage/Flacourt-ill.jpg?attredirects=0
Le projet de colonisation de Colbert
« La providence, dans sa sagesse, avait sans doute prévue que cette île sans nom resterait inhabitée ; Colbert, de son bureau, en décida autrement. »
En 1656 la Compagnie de Madagascar fusionne avec la Compagnie du Duc de La Meilleraie dont Nicolas Fouquet, surintendant des finances de l’époque, est l’un des principaux actionnaires. Flacourt qui dessine une carte intérieure de Bourbon et parle de la plus belle île au monde attire l’attention du jeune roi Louis XIV. Conscient de son retard par rapport à l’Espagne et au Portugal il accorde à Colbert l’autorisation de se doter d’un outil de puissance indispensable pour la conquête des mers et des nouvelles colonies : la Compagnie des Indes orientales (1664) qui se joint à la Compagnie de La Meilleraie. Le roi tiendra 45% des parts de cette compagnie qui est placée directement sous le patronage du Roi sous forme d’une société d’état avec tous les privilèges que cela comporte : lettres patentes, exemption de taxes, monopole exclusif, garantie sur trésor royal et même possibilité de déclarer la guerre et de conclure des traités. La même année Colbert dissout la Compagnie des Îles d’Amérique et rachète la Guadeloupe et ses dépendances pour le Roi. À la suite de Madagascar que Colbert visait essentiellement, l’île Bourbon deviendra la première véritable colonie dans l’océan Indien et « fille » de la Compagnie des Indes qui sera chargé de son administration. Le champ d’action de la Compagnie recouvre cependant toute la route vers l’Inde, c’est-à-dire les côtes ouest de l’Afrique (à partir du XVIIIe siècle), l’océan Indien, l’Inde et la Chine. Dans le cadre économique du mercantilisme et de l’import-export Colbert essaie d’éliminer l’influence des Hollandais et des Anglais, en politique il augmente la présence française sur les mers et développe l’idée de civiliser et d’évangéliser les populations indigènes.
L'Isle de Bourbon anciennement dicte Isle de Mascaregne (XVIIe)
(La première carte de l'île de la Réunion dessinée par Étienne de Flacourt sur le rapport des exilés de Bourbon, publiée dans la première édition de « L’Histoire de la grande îsle de Madagascar » en 1661)
Selon Isabelle Widmer, « les occupations effectives par envoi de colons puis esclaves ne débutent réellement qu’au début du XVIIe siècle. Ce peuplement plus organisé coïncide avec l’impulsion maritime et commerciale de la période née des grands projets élaborés par Colbert. » La mise en valeur de l’île reste cependant difficile, l’affluence d’esclaves est insuffisante et beaucoup de cultures échouent.
A la même époque, c’est-à-dire au milieu du XVIIe siècle, la tribu des Caraïbes dans les Antilles, après avoir massacré les Français de Marie-Galante en 1653, est définitivement dépossédée de ses terres pour permettre l’installation de colons français. L’importation d’esclaves et la mise en place du commerce triangulaire contribuera à l’envol économique des Antilles.
Le 10 septembre 1663 Louis Payen, un colon de Madagascar, part de Fort Dauphin de son plein gré pour s’installer à l’île Bourbon. Ayant entendu parler de l’île paradisiaque il sera le premier immigrant volontaire. Payen est accompagné de sept hommes et trois femmes malgaches, les premières que Bourbon n’ait jamais vues. L’une d’elle, Marie, mettra au monde avec son compagnon malgache la première fille réunionnaise née sur l’île, Anne Mousse qui est donc 100% malgache.
En 1665 débarquera sur ordre du roi le premier gouverneur officiel de l’île, Étienne Regnault, avec vingt ouvriers et des serviteurs malgaches qui ne sont pas encore officiellement asservis pour exploiter les richesses de l’île. Encore aujourd’hui on retrouve à l’île de la Réunion les noms de ces ouvriers : Mussard, Hibon, Hoarau … Cette entreprise du roi marque le début du peuplement officiel de l’île Bourbon où il ne manque plus que les femmes.
À la même époque où la France commence à peupler le Canada et où l’intendant du roi, Jean Talon, fait envoyer entre 1665 et 1670 les « 900 filles du roi », pauvres orphelines auxquelles on demandait de se trouver un mari seulement quelques jours après leur arrivée en Nouvelle-France, les premières femmes blanches arrivent aussi à Bourbon pour faire face à la « pénurie »: il s’agit des « larronières », environ 16 filles françaises recrutées à l’Hôpital général de la Salpêtrière à Paris et jugées « aptes pour les îles ». En 1667 plus de 200 Français débarquent sur l’île et en 1678 quatorze jeunes filles en provenance de l’Inde s’y installent. Pour la population en 1675 Vaxelaire mentionne plus de 150 personnes, dont quinze prisonniers noirs indiens de San Thomé amenés en esclavage. Avantagée par un taux extraordinaire de natalité on compte 750 habitants sur l’île Bourbon en 1704 dont la moitié sont des esclaves et déjà 8 000 en 1735.
En 1674 a lieu le massacre de Fort-Dauphin qui met un terme brusque à la colonisation de Madagascar dont la figure de proue fut Étienne de Flacourt pendant les années précédentes. La plupart des colons français de la Compagnie des Indes installés sur l’île sont tués, entre 20 et 30 rescapés se réfugient à l’île Bourbon parmi lesquels se trouvent au moins trois femmes. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que l’engouement pour Madagascar et son annexion (1895) réapparaisse sur le plan politique. En attendant la petite île sœur perdue dans l’océan, île prison qui n’est qu’annexe de Madagascar aura, telle Cendrillon, sa chance et sera convoitée pour ses qualités propres.
La traite des esclaves
Comme nous l’avons déjà mentionné précédemment, la pratique de l’esclavage a existé dès le début de la colonisation de l’île Bourbon, bien qu’officiellement interdite par l’Édit royal de 1664. Afin de contourner l’Édit on a utilisé plutôt les termes « serviteurs », « domestiques » ou « Noirs ». Pour la mise en valeur et l’exploitation des nouvelles conquêtes territoriales, le royaume de France a besoin d’une main-d’œuvre capable de supporter le rude travail sous un climat torride. Le 28 août 1670, le Conseil d’Etat consacre officiellement l’esclavage, à la requête de Colbert et en 1689 l’île compte déjà 113 esclaves sur 212 habitants. Mais c’est surtout la production de café à partir du début du XVIIIe siècle qui entrainera comme dans les autres colonies françaises d’outre-mer la réelle augmentation d’effectif des esclaves. L’état de servitude est ainsi soumis à l’intérêt national qui mènera à l’esclavagisme, puis à l’engagisme pendant plus de trois siècles.
Dès 1672, la Compagnie du Sénégal inaugure le « trafic triangulaire » entre la France, les côtes africaines et les Antilles. L’esclavage à la française est codifié par une première version du Code Noir (1685, Recueil d’édits, déclarations et arrêts concernant les esclaves nègres de l’Amérique) élaborée par le ministre Jean-Baptiste Colbert et promulgué en mars 1685 par Louis XIV, c’est-à-dire la même année que la révocation de l’Édit de Nantes. Le code noir est d’abord appliqué aux Antilles, puis de manière amendée à Saint-Domingue (1687) et en Guyane (1702). Le même Code inspirera aussi la pratique esclavagiste dans le monde de l’océan Indien qui lui emprunte jusqu’à son vocabulaire. Ainsi le mot « marron » est issu de l’espagnol des Caraïbes et les compagnons, subalternes, domestiques ou serviteurs noirs deviendront bientôt des « biens meubles ». La version du Code noir adaptée à l’usage des Mascareignes sera publiée en 1723.
La traite des esclaves se déroulait en plusieurs étapes : « Les Noirs, achetés aux roitelets africains ou malgaches et aux traitants arabes, émissaires des Imans de Mascate, avaient été préalablement razziés dans les villages de brousse et emmenés, enchaînés et maltraités, jusqu’à la côte après plusieurs jours de marche. Echangés contre des fusils ou des pièces de monnaie, ils devenaient la propriété des négriers, chargés de le convoyer jusqu’à Bourbon. Entassés dans des navires spécialisés pour la traite, avec des entreponts aménagés pour contenir le maximum d’esclaves, ils étaient alignés sur le plancher, pouvant à peine se redresser pendant le voyage. Les navires négriers pouvaient recevoir entre 300 et 800 esclaves de traite qui étaient attachés deux par deux par les chevilles, et reliés à une chaîne centrale. »
L’esclavage sur les îles des Mascareignes se trouvera dans le sillage des Caraïbes, mais sera pluriethnique et plus nuancé. À partir de 1690 l’esclavage va stimuler aussi le commerce de la Compagnie des Indes qui a besoin de mains-d’œuvre serviles. Le nombre d’esclaves passera de 311 en 1704 à 23 000 en 1773 et à 62 151 en 1848 soit à 60% de la population totale. Par rapport à la Martinique ce chiffre est peu élevé parce qu’on y employait déjà 6 500 esclaves en 1671 sur 10 600 habitants pour les travaux de champs.
En ce qui concerne les pays d’origine de cette main-d’œuvre corvéable et taillable que les Français amènent sur les plantations à Bourbon « il s’agit de Malgaches, et dans une moindre mesure d’Indiens et d’esclaves originaires du Sénégal ou de Guinée. (…) Les sources principales sont toujours l’Afrique de l’Est avec Zanzibar et le Mozambique, ainsi que Madagascar et Quiloa. »
L’île de la Réunion se trouvant sur la route des Indes favorisera d’abord l’importation d’esclaves en provenance de la côte Ouest de l’Afrique, puis de l’Afrique australe et de l’Afrique de l’est. Les esclaves de type « cafres » désignent initialement un noir en provenance de la Cafrerie qui englobe l’Afrique Australe (l’est et le sud du continent, les zoulous de la tribu de Nelson Mandela sont des cafres du Natal), mais très vite la dénomination s’est étendue à tout esclave originaire de l’Afrique, aussi de la côte mozambicaine. Les cafres représentent de loin le plus grand nombre d’esclaves et dépasseront notamment au milieu du XVIIIe siècle la main-d’œuvre malgache. Selon Fuma le nombre de Cafres est « cinq fois supérieur à celui des Malgaches après 1767. Encore aujourd’hui on parle à l’île de la Réunion de la communauté noire ou cafre pour désigner les Réunionnais d’origine africaine.
L’arrivée des Malbars originaires de la côte ouest de la péninsule indienne ainsi que des Bengalis de Chandernagor qu’on déposera sur la route du retour des Indes constitue déjà les prémices de l’immigration du XIXe qui compensera le manque de main-d’œuvre après l’abolition de l’esclavage en 1848. L’île de la Réunion se révèlera ainsi comme un véritable condensé de l’humanité par la diversité, voire la réunion d’ethnies provenant de différents continents.
Culture du café et crises au XVIIIe siècle
La culture du café à l'île de Bourbon, aquarelle attribuée à J. J. Patu de Rosemont, début du XIXe siècle (Paris, Musée national des arts d'Afrique et d'Océanie)
La dynamique économique des Mascareignes s’accélère avec la construction d’un port à Saint Denis et le développement de la culture du café (125 tonnes en 1727 et 1 250 tonnes en 1744), le café étant en grande vogue à Paris et en Europe. Les deux variétés de café cultivées sur l’île sont le Moka (introduit par les Malouins en 1715) et le Bourbon (café indigène découvert vers 1710). Les bénéfices qu’engendre la récolte du café entraine aussi une augmentation de la population par l’arrivée de nouveaux colons.
La réorganisation de la Compagnie - perpétuelle des Indes en 1719 qui favorise la culture de « l’or noir » rencontre cependant une certaine réticence de la part des colons. C’est pour cette raison que la Compagnie contraint les propriétaires de planter au moins 200 pieds de caféiers par esclave, faute de quoi on leur retirerait leur concession. A l’arrivée de B.-F. Mahé de Labourdonnais comme gouverneur général de Bourbon et de l’île Maurice en 1735 les récoltes trop abondantes nécessitent une transformation de l’exploitation de la région. « Pour éviter les conflits avec Bourbon qui travaille déjà le café, Labourdonnais tente de réintroduire la canne à sucre » à l’île de France. Ensuite il encourage les cultures vivrières (blé, riz, maïs, légumes secs) pour pallier la concurrence de plus en plus forte des Antilles sur le café qui fait s’effondre le prix. L’invasion d’un puceron qui ravage les caféières fait finalement chuter la production. Le travail sur les plantations nécessitant de plus en plus une importante main-d’œuvre Labourdonnais renforce la traite des esclaves.
De 1740 à 1767 Bourbon vit une période de récession qui mène à la faillite de la Compagnie des Indes en 1764 et à l’appauvrissement progressif d’une partie croissante de la population blanche. L’île est rachetée par le roi Louis XV en 1766 ce qui relance à nouveau le développement économique de l’île jusqu’à la Première République. L’intendant Pierre Poivre sera responsable de la culture des épices (girofle, muscade) à Bourbon qui se développe considérablement et la désorganisation de l’exportation du sucre aux Antilles à l’époque de la Révolution favorise les Mascareignes pour approvisionner la Métropole. Pendant tout le XVIIIe et au début du XIXe siècle la traite des Noirs est très active et encouragée par l’État qui accorde des primes aux armateurs négriers par tête d’esclave acheminé dans les colonies d’outre-mer pour approvisionner les plantations en main-d’œuvre servile. Selon Sudel Fuma « Plus de 200 000 esclaves, issus en majorité de Madagascar et d’Afrique orientale, furent introduits à Bourbon pour cultiver le café, les plantes à épices ou la canne à sucre. »
Pendant la guerre de Sept Ans (1757-1763) la situation tourne à l’avantage des Anglais. Par le traité de Paris (1763) la France ne perd pas seulement ses territoires en Amérique du Nord, mais son influence en Inde est également réduite à cinq comptoirs (Pondichéry, Chandernagor, Yanaon, Karikal et Mahé) confinés à un rôle purement commercial et progressivement étouffés par la Grande-Bretagne.
Suite à la proclamation de la Première République en 1792, l’île Bourbon est définitivement baptisée la « Réunion » (1793) pour signaler son autonomie par rapport aux rois de France, les Bourbons (1589 - 1830). Après le drapeau à fleur de Lys, c’est maintenant la bannière tricolore que le phare de l’humanité, la Révolution, fera flotter sur l’île. « Les décrets de Danton interdisant l’esclavage sont par contre vigoureusement rejetés » et ne seront jamais appliqués dans les Colonies françaises des mers de l’Inde. Le combat colonial consistera à repousser l’échéance de l’abolition de l’esclavage décrété par la Convention en février 1794 pendant un demi-siècle bien qu’à terme elle n’ait été inévitable.
La canne à sucre, l’abolition de l’esclavage et l’engagisme
Avec l’Empire (1804-1814), la France perd les deux îles des Mascareignes au profit des Anglais qui cependant restituent Bourbon à la France après l’abdication de Napoléon (1814). La Réunion connait alors une période de prospérité jusqu’à l’abolition de l’esclavage en 1848. Libérée de la tutelle de l’île de France qui reste définitivement anglaise, l’île Bourbon devient la seule base française dans l’océan Indien qui présente un intérêt tout particulier pour la Métropole jusqu’à la conquête de Madagascar, tant sur le plan politique que militaire et économique. En 1806 et 1807 de terribles cyclones ayant anéanti la quasi totalité des caféières, la culture de la canne à sucre connaîtra un nouvel essor. On ne reconvertit pas seulement en cannes les anciennes caféières, mais on défriche aussi de nouvelles terres. Ainsi la production de canne passera de 21 tonnes en 1815 à 73 000 tonnes en 1860 pour devenir une monoculture au détriment des cultures de café et de girofle et des cultures vivrières qui baisseront considérablement.
« Si l’abolition de l’esclavage est relativement précoce à Maurice (1833), des arrivés de main-d’œuvre sous contrat sont amorcées dès 1829 et elles iront en s’intensifiant jusqu’en 1909. À Bourbon, c’est également dès 1828, puis par un arrêté daté de juillet 1820, que l’île recherche et réglemente la venue des premiers engagés anticipant les libérations définitives d’esclaves datées du 20 décembre 1848. » L’interdiction de la traite datant de 1817 avait déjà incité les colons à chercher une autre solution pour trouver de la main-d’œuvre servile et bon marché, en dehors du trafic clandestin des esclaves qui se poursuit.
Effectivement il s’agit de mettre en place une nouvelle organisation économique et sociale de l’île en inventant un nouveau système d’asservissement des hommes qui s’appellera « engagisme » ou « servilisme ». Après 1848 les propriétaires recruteront des travailleurs immigrés volontaires originaires surtout de différentes régions d’Inde (les malbars non musulmans et les zarabes de confession musulmane) et de Chine qui vont transformer peu à peu le paysage social, langagier et démographique par le métissage des cultures. Dès leur arrivée à bon port, qu’il s’agisse de la Réunion, des comptoirs indiens français ou des colonies antillaises, ces « engagés » qui quittent leurs terres par contrainte (crime, adultère, disgrâce, désastre naturel, dégradation de l’économie locale, recrutement par enlèvement, mensonge) ou en espérant trouver un meilleur avenir, sont affectés à un lieu, un emploi et un maître qui les fait travailler dans des conditions proches de l’ancienne main-d’œuvre servile. Selon Fuma « les colons voulaient remplacer la traite officielle des esclaves par une pseudo-traite » afin de remplacer les anciens esclaves dans le circuit économique. La perception raciste de l’asservissement de l’homme de couleur n’a pas cessé d’exister dans les mentalités.
À la fin de l’année 1848 l’île Bourbon compte parmi les « engagés » 3 372 Indiens, 78 Africains et 728 Chinois. En même temps 62 000 esclaves deviennent des citoyens libres avec les mêmes droits civils et politiques que les Blancs. L’engagisme s’achève fin 1933 avec la rébellion des travailleurs engagés à Rodrigues.
En 1848 l’île abrite environ 100 000 habitants dont presque trois quarts sont des esclaves. L’île sera privée alors de son élément vital et de son capital humain et devra relever le défi de l’intégration des nouveaux citoyens dans la vie économique et sociale de la communauté réunionnaise. Prise dans l’étau de l’esclavage depuis son origine la société des colons se sent incapable d’abandonner un mode de vie qui favorise les Blancs. La volonté émancipatrice de la métropole se heurte à la force d’inertie coloniale, et le départ de l’île vers la restructuration économique, sociale et culturelle d’une société multiethnique sera un chemin semé d’épines.
Pendant les deux guerres mondiales la Réunion enverra de nombreux hommes combattre auprès des Français ce qui plongera l’île à nouveau dans un tourment. En 1946, un an après la Seconde guerre mondiale, l’île de la Réunion accède au statut de département français d’outre-mer et en 1982 au statut de région française. Grâce au soutien économique et administratif de la France et des efforts locaux l’économie réunionnaise se stabilise sans pour autant atteindre le même niveau que la France métropolitaine.
Officiellement l’île de la Réunion fait partie des DROM, c’est-à-dire des « départements et région d’outre-mer » avec des compétences identiques à celles des départements et des régions métropolitains. À l’instar de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de Mayotte, l’île de la Réunion est une région monodépartementale dotée d’un Conseil général et d’un Conseil régional.
Mise à jour le Samedi, 02 Janvier 2016 12:52