Auguste Lacaussade - Biographie

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Manfred Overmann

Biographie d’Auguste Lacaussade jusqu’à l’abolition de l’esclavage en 1848

Dossier en PDF avec les annotations

 

C’est par un paradoxe et un oxymore que nous allons commencer notre présentation de l’auguste poète réunionnais Auguste Lacaussade, auteur célèbre et malgré tout méconnu, légitime bâtard, métis Créole (devenu) Parisien ,  « Franc-créole en France , fils d’une affranchie et d’un noble de Guyenne, cette voix du monde noir parmi les blancs . Selon Hubert Gerbeau, « Lacaussade appartient à cette frange incertaine, à cet entre-deux où le social, le juridique, les préjugés, le teint brouillent les pistes. »

Nous tenons à rappeler d’abord quelques données biographiques et chronologiques pour situer l’auteur,  contemporain de Chateaubriand, Nerval, Sand, Sainte-Beuve, Prosper Mérimée, Baudelaire, Lamennais, Octave Lacroix, Leconte de Lisle (né à Bourbon, 1818-1894), Léon Dierx (né à Bourbon, 1838-1912), Auguste Brizeux (chantre de sa terre natale, la Bretagne), Marceline Desbordes-Valmore … dans le courant de son siècle  entre le 8 février 1815, date où l’auteur voit le jour à Saint-Denis dans une colonie française où règne le système esclavagiste, et le 31 juillet 1897 où il s’éteint à Paris dans le bras de sa fille « sur la terre étrangère (…) sans flamme et sans lumière » . Sa longue vie de 82 ans le jette dans l’aventure littéraire parisienne qui s’étend de l’éveil du romantisme jusqu’à la fin du siècle qui est marquée par l’inflation des écoles littéraires nouvelles et par le mouvement parnassien dont Leconte de Lisle est l’un des maîtres.

Lacaussade a 15 ans au moment des barricades des « Trois Glorieuses » (27-29 juillet 1830) et de l’abdication du roi Charles X, 33 ans à la fin de la Monarchie de Juillet (1830-1848) lorsque de nouvelles barricades chassent Louis-Philippe 1er du trône pour instaurer la Deuxième République qui coïncide avec l’abolition de l’esclavage en 1848, il a 37 ans au début du Second Empire lorsque Louis-Napoléon Bonaparte devient Napoléon III, empereur des Français, et 55 ans au moment de la défaite de Sedan et de l’avènement de la Troisième République en 1870.

Mais revenons à sa naissance qui marquera de manière définitive toute sa vie et son œuvre du sceau de la bâtardise. L’extrait d’acte de naissance nous renseigne déjà sur son statut d’enfant illégitime : « L’an mille huit cent quinze le 13 février, le sieur Lacaussade déclare que la nommée Fanny dite Déjardin a accouché chez lui d’un enfant naturel mâle qui portera le nom de : Auguste, Signé : Lacaussade, Le maire : illisible ». 
Son père, Augustin-Pierre Cazenave de Lacaussade, est un avocat bordelais né en 1770 dans une famille de juristes de Bordeaux, sa mère Fanny  qui a vécu les premières années de sa vie en esclavage, fait partie de la population affranchie dite « Libre de couleur ». Depuis l’instauration du Code noir en 1723 qui intervient soixante ans après le premier peuplement permanent de l’île Bourbon tout homme de couleur qui n’était pas de phénotype européen était considéré esclave à moins de pouvoir justifier de sa liberté, ce qui était le cas de Fanny.  Cependant elle restera toujours « Fanny la Noire » aux yeux des colons blancs qui régissent l’île, malgré son statut de libre et sa forte personnalité. Prosper Ève la qualifie de « self-made woman » qui a laissé une empreinte indélébile sur le jeune exilé.  Le père d’Auguste est à l’époque impliqué dans le commerce colonial et la traite des noirs ; son frère s’est même installé à Saint-Domingue.
L’enfant naturel mulâtre se trouvait dès la naissance dans la situation aporétique d’un quarteron, c’est-à-dire d’un métis né d’un parent blanc et d’un métis . Naître « bâtard » à l’île Bourbon, c’était n’être ni noir, ni blanc. « Zanzibar » et « Bamboula  » c’est ainsi que son compatriote Charles Leconte de Lisle le surnomme. Les unions mixtes n’étant pas admises à l’époque, le père et la mère ne peuvent pas vivre sous le même toit, et l’identité civile de l’enfant se résume juridiquement à un prénom. Ce statut des Libres est cependant méprisé par les Blancs de la Colonie.

Après avoir terminé ses études primaires à St-Denis, le jeune élève mulâtre se voit interdit d’entrer au Collège Royal et « l’illégalité de sa naissance se drape d’une réalité dont il prend conscience au plus profond de son être »  parce qu’il devient la double victime du préjugé de la race et de l’état-civil ainsi que la cible des railleries :

C’est que, si dans ces jours d’une existence amère,
Un fils se surprenait à rougir de sa mère,
Légitime bâtard, sans titre au nom d’un père
C’est à vous, à vous seuls que je le dois !
( …)
Brisé, pauvre, isolé, sans état, sans naissance,
Voilà quel avenir vos préjugés m'ont fait!
(…)
Et moi, jeune orphelin, sans père et dans défense,
On condamna mon front au joug de l'ignorance;
Dans mon sein altéré de jour et de clarté
Leurs mains faisaient pleuvoir l'ombre et l'obscurité;
Et, m'enviant du ciel les splendeurs éternelles,
On me creva les yeux, on me cassa les ailes!...
(Les Salaziennes, XXIX, À un ami)

Ce rejet confirme l’injustice dont le jeune Auguste est victime à cause des origines esclaves de sa mère. Dans son premier recueil poétique « Les Salaziennes » (1839) le poète avec la sensibilité d’un mulâtre écorché par le Code civil colonial et aux prises avec les affres de l’esclavage dénonce « courbé sous le fardeau des préjugés humains » les a priori de la société esclavagiste qu’il apprend à mépriser. Ses vers nous livrent sa psychologie d’enfant naturel à nue  :

Mais non! j'ai dû grandir souffrant et solitaire,
Sans espoir, sans soutien, sans ami sur la terre;
De l'heure où je naquis, m'abreuvant de mes pleurs,
J'ai fatigué les airs du chant de mes douleurs.
Sous les premiers rayons de ma lointaine aurore
Le spectacle du mal devant moi vint éclore,
Et, devinant le sort qui m'était destiné,
J'ai maudit avec Job le jour où je suis né.
Mon pays de mes maux innocemment complice,
Révoltait mon instinct d'amour et de justice;
Car il n'offrait partout à mes yeux alarmés
Que de vils oppresseurs et de vils opprimés!
(Les Salaziennes, XXIX, A un ami)

Le jeune Auguste étant destiné au notariat et ne pouvant pas accéder au Collège Royal à cause de son statut juridique d’enfant naturel , il est forcé de quitter son île natale et sa mère tant aimée à l’âge de 10  ans afin de poursuivre de brillantes études secondaires à Nantes. Il faut mettre en évidence cependant qu’il était chose courante à l’époque que les parents fortunés envoyaient les enfants doués en France et que Lacaussade ne fut pas le seul bien que son cas ait été fortement différent.
A l’époque de l’esclavage  il n’était pas convenable à un blanc d’épouser une mulâtresse. Tout en bas de l’échelle des races instituée par le Code Noir publié à Bourbon en 1723 se trouvaient « le Noir, le Cafre d’Afrique et le Malgache qui représentent dans l’imaginaire des Blancs de l’époque la barbarie, la sauvagerie, l’obscurantisme ».  Les colons blancs d’origine européenne constituent la race supérieure des Lumières, du rationalisme et de la « civilisation ». Pour le bon fonctionnement de l’économie coloniale ils ont besoin de la main-d’œuvre esclavagiste en récusant tout droit politique et civil aux esclaves qui vivent en marge de la population légale. Au sein de la société anthropologique de Paris on débattra encore pendant la deuxième partie du 19ième siècle de l’inégalité des races. Selon Paul Broca, l’un des scientifiques les plus célèbres de la société anthropologique de Paris, la craniologie démontrait de manière inébranlable par le calcul mathématique du cubage crânien la gradation de l’espèce humaine du singe aux races inférieures et aux races blanches. Ce « diagnostic racial allait à l’encontre d’une justification de l’expansion coloniale  en montrant la supériorité anatomique des races blanches qui empêchait les primitifs de s’élever jusqu’à la civilisation. »  L’antinégrisme des Blancs à l’île Bourbon est très proche de la chosification des Noirs décrite par Césaire et leur animalisation.

« Je suis né et je mourrai parmi les révoltés », confiait Auguste Lacaussade dont l’enfance et une partie de son adolescence se sont écoulées sur une terre d’esclavage.  C’est cet environnement d’injustice et de peine qui nourrissent l’amertume du jeune poète qui éprouve « une répulsion innée » et une aversion native « pour ce fait antichrétien », « ce meurtre moral » que représente l’esclavage. L’enfant et le futur poète se sentent rejetés et humiliés par l’idéologie d’une société coloniale et esclavagiste contre laquelle il gardera une amertume pendant toute sa vie et qui lui inspirera ses revendications sociales.

Né sur un sol où l’esclavage
Attristait sa jeune équité,
Pour tout homme et sur tout rivage
Il t’implorait, o Liberté!
PP, Sur la mort d’un ami d’enfance
 
« Et nous, hommes déchus, infortunés esclaves,
« Nous qui baisons les mains qui nous chargent d'entraves,
« Honte à nous! - Dieu qui fit pour les oiseaux les airs,
« Le soleil radieux pour éclairer la foule,
« Et le vent pour qu'il vole et le flot pour qu'il roule,
« Nous fit-il pour porter des fers? »
(Les Salaziennes, XXIV, À M. W.F..., En Réponse À Ses Vers)

Je me rappellerai les lieux où mon enfance
Croissait libre et déjà songeuse, et sans défense ;
Où j’écoutais – soupir monotone et lointain –
La complainte du nègre et du bobre africain
(PP XXXVIII, Un clair de lune sous les tropiques ; A la mémoire de Josselin Dupont, de l’île Maurice et Les Salaziennes, XI)

Dès le plus jeune âge l’enfant subie une « existence amère » qui forgera le caractère du fervent républicain et brûlant propagandiste de l’abolition à la recherche de l’âme de la nation et de la liberté. Lacaussade tire sa force de son statut d’infériorité qui nourrit sa soif de liberté et d’égalité. Il compatit avec l’esclave marron, déraciné, vendu, humilié, et battu qui encourt tous les risques qu’entraine sa fuite dans les hauteurs les plus reculées des « pitons déserts » de l’île de La Réunion pour rester une « fière créature/ Disputant chaque jour sa vie à la nature »

Ce morne au faîte ardu, c’est le Piton d’Anchaîne.
De l’esclave indompté brisant un jour la chaîne,
C’est à ce bloc de lave, inculte, aux flancs pierreux,
Que dans son désespoir un nègre malheureux
Est venu demander sa liberté ravie.
Il féconda ces rocs et leur donna la vie;
Car, pliant son courage à d’utiles labeurs,
Il arrosa le sol de ses libres sueurs.
Il vivait de poissons, de chasse, de racines:
Dans l’ombreuse futaie ou le creux des ravines
Aux abeilles des bois il ravissait leur miel;
Il surprenait au nid ou frappait dans le ciel
Sa proie. Et seul, tout seul, et fière créature
Disputant chaque jour sa vie à la nature,
Africain exposé sur ces pitons déserts

Aux cruelles rigueurs des plus rudes hivers,
Il préférait la lutte incertaine et sauvage
À des jours plus cléments passés dans l’esclavage,
Et debout sur ces monts qu’il avait pour témoins,
Souvent il s’écriait: « Je suis libre du moins! »
(PP, XI, Le lac de goyaviers et le Piton d’Enchaîne)

En 1834, lorsque Lacaussade revient pour la première fois à son île natale (de 1834 à 1836), il a 19 ans. A ce moment la population à Bourbon est majoritairement d’origine afro-malgache et il y a beaucoup d’esclaves sur l’habitation-sucrerie de Rivière du Mât où vit Lacaussade. La sucrerie est gérée par sa mère Fanny.  Le chant des esclaves, leurs complaintes et  mélodies lancinantes dans les champs de cannes avaient déjà accompagné le jeune créole bâtard avant son départ à Nantes  et le jeune homme qui revient reste particulièrement sensible aux durs travaux des esclaves et à la tristesse de leur sort. Pour le jeune poète l’émancipation des Noirs est un impératif catégorique résultant de l’essence même de l’Homme. La patrie coloniale n’est pas seulement contraire à la raison et à la morale, mais aussi aux intérêts économiques de la société. Les protestations de Lacaussade émanent des lieux mêmes du crime qu’il abhorre.

Chante et pleure à l’écart, pauvre enfant de l’Afrique!
Ton chant, c’est ta prière; exilé sur ces bords,
Fais monter jusqu’à Dieu ta voix mélancolique:
Tout un monde enchaîné gémit dans tes accords.

Et nous, doux bengali, pour ce Noir, notre frère,
Chantons aussi! Chanter, poète, c’est prier.
(PP, La lune)
Les Noirs, venus des champs aux tombantes lueurs
D’un beau soir, attentifs au vieux chef qui commande,
S’assemblaient pour répondre à l’appel ; puis la bande
Se divisant, les uns préparaient le repas,
Les autres s’asseyaient en attendant, hélas !
Qu’avec l’ombre et le calme et l’oubli de leur peine
Le sommeil descendît sur leurs têtes d’ébène.

Quelquefois l’un d’entre eux, (…)
Disait, accompagné des sons plaintifs du bobre,
A ses noirs compagnons sur les herbes assis,
La naïve chanson qu’on chantait au pays.
Ainsi tout respirait, tout vivait, tout chantait :
(…)
Enfants, nous parcourions cette ondoyante scène,
(…)
Jusqu’aux lieux où déjà cent Noirs, beaux de vigueur,
Travaillaient et chantaient pour alléger leur tâche.
Les cannes par milliers s’abattaient sous la hache
(…)
Et on voyait au loin fumer la sucrerie
(PP, LVI, La Champborne, 1844)

Le chant mélancolique des dominés et asservis sur les îles à sucre qui correspond au schéma du rapport entre colonisateur et colonisé  est désigné sous le mot « maloya », terme malgache renvoyant à ce fait musical qui n’a pas seulement marqué l’enfance du poète, mais de toute la population insulaire. Selon Bertin l’œuvre métisse lacaussadienne laisse ainsi éclater son interculturalité « à la croisée d’une culture littéraire métropolitaine et d’une culture musicale afro-malgache. »
Pendant son retour au pays natal Lacaussade  travaillera comme clerc de notaire à Saint- pendant une durée de deux ans. Âgé alors de 19 ans, il découvre la réalité sur l’esclavage et la profonde injustice de la société coloniale qui le fera fuir à nouveau pour regagner Paris où il s’alliera à Schœlcher, Gasparin de Broglie, Passy, Béranger de la Drôme, Cochin, La Rochefoucauld, Montalembert, Roger du Nord, Tocqueville, Rémusat, Ledru-Rollin et Arago « pour dénoncer ce système inique d’exploitation de l’homme par l’homme.  » Il publiera des articles journalistiques et des poèmes contre l’esclavage, notamment dans la Revue de Paris pour que la Seconde République apporte la solution à son combat. Dans les 138 vers qui composent son poème intitulé « Les Trois Jours » qui entraînent la chute de la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe, paru dans le journal mauricien Le cernéen le 28 août 1848 Lacaussade « se livre à une auto-consécration de la France révolutionnaire, génitrice de l’idéal républicain et de la patrie des Droits de l’homme. »
Alors que « L’Europe abâtardie/ Dans un sommeil de plomb dort et gît engourdie » et « l’homme en tous lieux porte aujourd’hui des chaînes » le poète « se plaint du despotisme de son temps » et regrette de ne pas être né dans cette Grèce antique :

Ah! que ne suis-je né dans cette Grèce antique
Où la vie était libre et la tombe stoïque;
Où la patrie, armant ses sacrés défenseurs,
Roulait sur les tyrans une invincible armée;
Ou de la Liberté la main n’était armée
    Que pour frapper les oppresseurs;

Là comme ailleurs, hélas! pèse la servitude;
Mais nos yeux, sur les monts trouvant la solitude,
Fuiront dans l’avenir un présent douloureux;
Et les nuages blancs qui montent du rivage
Déplieront, sous nos pieds, nous voilant l’esclavage,
    Leur dais errant et vaporeux.
(PP, XVIII, Une voix lointaine, 1836)

Dans un élan nostalgique et pour fuir la misère Lacaussade s’envole vers son île édénique qui représente son rêverie de repos et de refuge. Malgré « la servitude » et « l’esclavage » qui y règne aussi, la nature y déroule « une page encore pure » :

 Je sais dans l’océan une île où la nature
Peut au moins dérouler une page encor pure.
Le soleil est son père, et ce dieu des climats,
Inondant de clarté la splendide créole,
De son front couronné d’une verte auréole
A banni brumes et frimas.
(PP, XVIII, Une voix lointaine, 1836
Cf. aussi Les Salaziennes, XXIV)


En 1842, Lacaussade reviendra pour la deuxième fois sur son île, mais il est confus, désorienté et bouleversé par le changement du paysage qui lui a été si familier. Les arbres des bois « que Dieu même a plantés », ces « verts berceaux, frais abris d’un autre âge » ont été abattus pour faire place aux champs de canne et son « enclos de jam-rose » avec ces magnifiques arbres qui sont couverts de fleurs aux parfums de roses et de fruits croquants gros comme des prunes a également disparu.

Champborne, lieux aimés si chers à mon enfance,
Lieux sans cesse entrevus et pleurés dans l’absence,
Vallon de ma jeunesse, ô mes champs ! o mes bois !
(…)
J’ai voulu vous revoir, beaux lieux de mes beaux jours,
Avant de vous quitter peut-être pour toujours !

Combien tout est changé !... Dans ces vastes savanes
Le vent fait ondoyer l’or blondissant des cannes.
La plaine est transformée, on a coupé nos bois ;
Je ne reconnais plus mes arbres d’autrefois ;
Le filao soupire où souriait la rose ;
Mes yeux cherchent en vain notre enclos de jam-rose ;
Ils ont disparu tous, et partout sur mes pas
S’offrent des champs nouveaux que je ne connais pas.
(PP, LVI, La Champborne, 1844)

Le poète rentré au pays est à la recherche de ses repères d’enfance – en vain, c’est un échec. Après cette halte mélancolique Lacaussade  quittera définitivement son île natale en 1844 juste après la mort de son jeune frère Thommy, son meilleur ami de son bel âge. Sa disparition laisse le poète seul désormais dans son désespoir « O mon frère ! heureux ceux-là qui meurent/ Les premiers ! » (ibidem). Lacaussade se sent comme un « Nouvel Adam après sa chute,/ Pleurant un Paradis perdu ».

Jamais la déchirure de l’unisson avec la nature,  l’écart entre l’île et son chantre sera comblé et la thématique de la fuite et de la mélancolie du passé où son cœur veut se réfugier et se réconforter traversera la poésie de Lacaussade jusqu’au dernier souffle de sa vie lorsqu’il dira

Je ne veux point dormir sur la terre étrangère,
Sur la terre du nord, je ne veux point mourir !
J'aurais froid sous un sol sans flamme et sans lumière,
Mes yeux veulent se clore où Dieu les fit s'ouvrir.
(PP LXXXV, La mer)

De retour en France Lacaussade rentera chez Sainte-Beuve et se battra aux côtés de Schœlcher pour l’abolition de l'esclavage en se lançant dans le journalisme à travers des articles publiés dans la Revue Contemporaine et la Revue des Deux Mondes. En 1847 la Revue Nouvelle publiera de lui un article sur les Pamplemousses qui reflète le pur exotisme. La même année il signe avec Leconte de Lisle l’initiative d’une pétition pour l’abolition immédiate de l’esclavage dans son île natale et en France et condamne l’esclavage comme principal moteur économique de la société de Bourbon. « En effet, Auguste Lacaussade affiche ses convictions républicaines, après la chute de Louis-Philippe. Le manifeste qu’il rédige et signe avec d’autres Créoles de Bourbons installés à Paris pour soutenir les nouveaux gouvernants qui veulent abolir l’esclavage dans les colonies françaises, en est un beau témoignage et apparaît comme la preuve de la réussite de la mission qu’il s’est fixée depuis son adolescence. »

Si le positivisme détermine l’existence d’un individu à travers la race, le milieu et le temps la personnalité du poète sera bien marquée par la couleur de son origine. Dans son poème « Le Champborne » de 1844 le poète pleure la mort de son frère, mais se montre aussi porté au combat et à la lutte contre le fléau de son temps. En tant que fervent républicain il veut « Être utile au malheur » et s’engager pour une vie meilleure dans la paix et l’amour. « Nous sommes les enfants, l’attente d’un autre âge: De l’opprimé sur nous que les pleurs soient puissants. Vengeons un séculaire outrage! Du crime des aïeux nous sommes innocents. »  Malheureusement les chants du poète ne suffiront pas pour réaliser cette belle utopie humaniste, bien que l’esclavage ait été aboli officiellement en 1848.

Tu n’as plus à songer, à lutter, à gémir ;
Immobile et muet, tu n’as plus qu’à dormir !
Pour moi, je vais rester où le destin m’attache,
Me tourner vers mon but, me remettre à ma tâche
Et, matelot en proie à des flots inconstants,
Fendre, la rame en main, les vagues de mon temps.
Je vais, blâmant nos mœurs d’esclavage et de chaîne,
Invoquer en mes vers cette époque prochaine
Où nous verrons enfin se fondre sans retour
Les luttes dans la paix et les cœurs dans l’amour.
(PP, LVI, La Champborne, 1844)

Dans la « Vocation » au début des « Poèmes et Paysages » Lacaussade exprime clairement son combat politique contre la domination esclavagiste des Blancs qui, usurpant de leur force dénient le droit de liberté aux esclaves coupables de rien. Le poète s’élance dans un cri de liberté contre cette injustice qui a jeté  des hommes dans l’assujettissement et la servitude et appelle son siècle plus prospère à racheter les fautes du passé pour rendre à l’esclave sa dignité perdu. Selon Jean-François Géraud la fin de la discrimination entre les hommes « s’inscrit au politique dans une logique assimilationniste, négation par principe de la colonisation. (…) La révolution de 1848 exauce ainsi le poète en attribuant la citoyenneté et la nationalité françaises aux nouveaux libres. » 

Voir du joug au tombeau passer l'humanité
Sans permettre à ma langue un cri de liberté,
Sans blâmer des hauteurs d'une voix mâle et grave
Le pouvoir usurpé du maître sur l'esclave!...
Ah! contre un tel oubli de l'homme et de ses droits
Tout être, infime ou grand, peut élever la voix.
(…)
Sa lyre enseignera, sans haine et sans démence,
L'espérance à l'esclave, au maître la clémence;
Elle dira qu'un Dieu sur la Croix est monté
Pour que dans l'homme un Dieu soit toujours respecté!
Qu'il nous faut, nous venus en des temps plus prospères,
Combattre et racheter les fautes de nos pères;
Qu'il nous faut, nous leurs fils, expier le passé,
Venger le droit humain dans l'esclave blessé,
Rendre à l'être déchu - don plus cher que la vie! -
Avec la liberté, sa dignité ravie,
L'arracher à sa nuit, l'abreuver à son tour
Des eaux de la sagesse et des eaux de l'amour,
(PP, I, Vocation)

**********

Lacaussade se mariera deux fois, d’abord en 1839, puis veuf en 1859, il effectue un second mariage malheureux en 1865 en épousant Lydie Pocher. Lacaussade, déçue par l’avènement du Second Empire se réfugiera dorénavant dans la poésie et abandonnera tout militantisme politique. Après 1855 il se brouillera avec son ancien ami Leconte de Lisle qui prendra désormais la tête du peloton créole et volera la place prééminente prise par Lacaussade dans la poésie exotique. En 1860 Lacaussade obtient la Légion d’honneur.

Lacaussade publiera trois recueils poétiques : Les Salaziennes en 1839 ; le recueil Poèmes et Paysages  publié en 1852 sera presque entièrement consacré à son île natale et honoré par le prix Bordin de l’Académie Française ; son dernier recueil, Les Épaves de 1862, constituent le dernier recueil-testament du poète bourbonnais qui n’a pas revu son pays natal depuis 17 ans. À 46 ans Lacaussade met en relation le « drame » de ses deux inspirations opposées, les Poèmes et Paysages qui mettent en avant la muse romantique et les Épaves qui rendent compte du débat houleux entre les romantiques et les nouvelles tendances de l’école parnassienne ou le mouvement de l’Art pour l’Art en ces années 1860.   De 1873 jusqu’en 1894 il sera Bibliothécaire du Sénat et habitera au 64 Boulevard Saint-Michel.

Le poète meurt à Paris en 1897 sur cette « terre étrangère ». Ses trois séjours au pays natal se sont déroulés pendant les années 1815 à 1825, 1834 à 1836 et 1842 à 1844.

 

Mise à jour le Mardi, 01 Octobre 2013 16:50