Le Portfolio européen des langues et le problème de
l’évaluation
Alain Verreman - Source: http://averreman.free.fr/aplv/num63-portfolio.htm
Vous êtes
co-auteur de la version française du Portfolio, je crois ?
Non, non, détrompez-vous. La version française a
été réalisée dans
l’Académie de Caen. Je ne suis qu‘un utilisateur qui suggère de
compléter le Portfolio par une rubrique culturelle ou interculturelle.
Pouvez-vous
nous présenter brièvement le Portfolio européen des langues dans sa
version "Jeunes et adultes" ?
Le portfolio est un document d’autoévaluation des
compétences
acquises en langues, quelle que soit la manière dont s’est faite cette
acquisition. Il vise, à n’en pas douter, à fournir une référence claire
aux employeurs ou aux responsables de la formation continue. Il
présente aussi l’avantage d’une norme européenne unique, permettant aux
recruteurs de tous les pays de l’Union de porter un jugement sur les
compétences langagières de leur vivier. Les huit niveaux de compétence
(A1 à B2) décrits sous forme de savoir-faire acquis par "Les jeunes et
les adultes" correspondent globalement aux niveaux des classes de LV1
-pour les bons élèves évidemment. Les performances indiquées en B2
semblent être celles que peuvent réaliser des élèves de Terminale qui
obtiennent plus de 14/20 au baccalauréat. Les deux niveaux supérieurs
décrivent les capacités et les performances que peuvent réaliser des
étudiants de DEUG ou de licence de germanistique.
Tout bon
locuteur en langue étrangère se situe donc au niveau C2 ?
- Je ne dirai pas cela. Il est difficilement imaginable que les
savoir-faire décrits en C1 et C2 puissent être l’apanage d’individus
qui ne possèdent pas une solide formation générale (C1 : "Je peux
reconnaître les particularités stylistiques lors de la lecture d’un
texte." C2 : "Je peux lire des textes de la littérature clasique et
contemporaine de différents genres (poésie, prose, théâtre)." Ces deux
derniers niveaux ne sont pas atteints par beaucoup d’Allemands. Est-ce
normal qu’ils soient attendus de locuteurs non natifs ? La réponse
pourrait se trouver dans la finalité pratique du passeport de langues.
Dans un article publié dans Les langues modernes (2/2001), Wolf
Halberstadt nous met sur la piste en révélant que des chefs
d’entreprises et des responsables de personnels ont été consultés et se
sont montrés favorables au Portfolio. Et l’on comprend que ceux-ci
puissent être intéressés par les rubriques C1 et C2 lorsqu’ils veulent
recruter des cadres supérieurs. Tout s’explique.
D‘où vient
votre sentiment de frustration ?
Certains s’avisent d’introduire ces normes langagières dans le cursus
de formation de l’enseignement scolaire. Et là je ne suis pas d‘accord.
Je veux bien comprendre leurs raisons. D’un côté, ce livret permet la
prise de conscience par les apprenants de leurs forces et de leurs
faiblesses, il les entraîne à s’autoévaluer et ainsi à planifier
eux-mêmes leurs apprentissage. D’un autre côté, on peut comprendre le
besoin des recruteurs et des futurs employeurs de rencontrer des
documents uniformisés dans toute l’Europe, témoignant du niveau en
langue (mais pas en culture, et pourtant les problèmes naissent souvent
de l’ignorance de la culture de l’Autre!) des futurs cadres qui auront
à négocier pour l’entreprise. Mais réduire les capacités acquises à la
maîtrise d’outils purement langagiers, c’est limiter le but de la
formation scolaire à celui du façonnement d’instruments et non plus de
la formation générale de sujets libres, de citoyens aptes à juger des
choses et des gens. Or c’est bien là le but des disciplines scolaires
dans l’école de la République. Nous ne pouvons accepter que le
pragmatisme anglo-saxon réduise l’horizon de l’école, comme il réduit
trop souvent hélas celui de la formation professionnelle.
L’école
n’oublie-t-elle pas trop vite cet aspect pragmatique ? Ne suffirait-il
qu’elle apprenne aux jeunes à bien parler les langues étrangères ?
- Je répondrai par une question : Les enseignants qui ont expérimenté
ce document ont-ils remarqué et signalé que la formation qu’ils
assurent dépasse largement l’horizon des concepteurs du portfolio ? A
mon avis, le Portfolio est inadapté à l‘evaluation du travail scolaire
et des savoirs-faire acquis par les élèves. La finalité de l’école est
d’assurer une formation scientifique, culturelle, morale, esthétique et
intellectuelle dans chacune des disciplines et à travers elles. Dans le
domaine des langues, il s’agit une formation dans la maîtrise de la
langue, mais aussi une formation culturelle et interculturelle, car
chaque langue est l’instrument de formalisation d’une culture et son
mode d’expression. Il s’agit aussi d’une formation au langage, comme le
précisent les I.O. et d’une formation aux méthodes d’apprentissage.
Enfin, chaque discipline se propose de former au Beau, au Vrai, au
Bien. Dans le cours de langue et les débats que le maître instaure et
modère, s’effectue :
- une formation de l’esprit qui s’appuie sur la connaissance des
critères de scientificité dans un domaine donné, celui de la langue,
- une formation morale en référence à une éthique républicaine qui se
penche sur les grands problèmes des sociétés qui s’expriment dans la
langue étudée
- et une formation esthétique par l’étude des �uvres littéraires et
artistiques des civilisations porteuses de cette langue.
S’il est difficile de dissocier la langue des cultures qui la
véhiculent, peut-on légitimement omettre de recontextualiser les
capacités linguistiques dans le cadre culturel propre à chaque pays ?
Vous devriez interroger Alban Azais, un spécialiste des relations
franco-allemandes, qui saura illustrer mieux que moi l’importance de
bien connaître la culture des personnes étrangères avec lesquelles on
communique, faute de quoi on peut s’attendre à des déboires multiples.
Avez-vous
relevé d’autres omissions importantes dans le Portfolio?
Oui, mais elles n’apparaissent pas à la première lecture. La formation
de lycée passe par le décodage littéraire (techniques d’écriture,
figures de style, emploi de termes à double sens �) et culturel
(référence à des faits historiques, artistiques, voire religieux, mais
aussi à des préjugés dénoncés comme tels). Dans leurs sujets de
réflexion et les débats de classe, les élèves ont acquis des capacités
d’analyse qu’ils développeront ensuite dans l’étude de documents de
presse. On peut se demander dans quelle mesure les rubriques du
Portfolio prennent en compte ces capacités. S’il s’avère que ce n’est
pas le cas, les enseignants courent le risque de réduire les objectifs
de leur enseignement au seul développement des capacités reconnues dans
le Portfolio, et de vouloir développer des capacités nouvelles, alors
même que les conditions de l’enseignement en France ne le permettent
pas, dans le domaine de l’oral en particulier. Cela entraînerait aussi
une préparation insuffisante aux épreuves du baccalauréat qui font
appel à des compétences ignorées par l’actuel Portfolio.
Le
Portfolio est un document européen destinés aux jeunes comme aux
adultes. Vous semblez penser qu’il évalue bien les connaissances
linguistiques. Son côté pragmatique lui permet donc d’éviter tous les
écueils idéologiques ?
La plupart des écueils sont évités. Pas tous cependant. Je me demande
si l’insistance sur la capacité à formuler SON opinion ne porte pas en
elle un certain risque de subjectivisme. Alors qu’au lycée on apprend à
sortir des opinions et des idéees toutes faites pour parvenir à la
présentation du pour et du contre, c'est-à-dire le respect d’arguments
qui vont à l’encontre d’une intime conviction, base de tout débat
démocratique, n’est-on pas revenu au subjectivisme du "c’est vrai pour
moi, parce que j’en suis convaincu", qui marque la fin de tout débat
républicain ?
Pour continuer sur les inadéquations, remarquons que le milieu scolaire
ne permet pas à tous les élèves de développer des habitudes de prise de
parole dans la discussion. Je me demande même si cette insistance sur
la communication orale n’est pas un simple effet de mode qui pourrait
prochainement être remplacé par une capacité à communiquer par
l’Internet en revenant au passage par l’écriture.
Y a-t-il
d’autres domaines que le Portfolio ne prend pas en compte ?
Je vois deux autres domaines : les apprentissages interculturels qui
font partie des objectifs de l’enseignement secondaire en France. La
découverte de la culture étrangère implique une prise de conscience de
la culture française et de la culture humaniste en général.
Puis il y a la formation générale visée dans l’enseignement en France
qui comprend aussi la formation dans la métholologie de
l’apprentissage. Savoir s’évaluer, savoir organiser un planning de
travail en vue d’apprentissages, savoir améliorer ses méthodes de
travail, tous ces savoir-faire font partie de la formation donnée dans
le cadre scolaire. L’élève devient ainsi progressivement autonome et
capable de pousuivre l’étude des langues en dehors de tout cadre. C’est
le second domaine qui pourrait être introduit dans un document
d‘autoévaluation
A quelles
conclusions êtes-vous parvenu ?
Le Portfolio est, en attendant les inévitables améliorations concernant
les compétences d’apprentissage et les compétences culturelles, un bon
outil destiné à la prise de conscience des nombreuses performances
attendues en langues étrangères. Il favorise l’autonomisation de
l’apprentissage et peut avoir des effets positifs sur la motivation des
apprenants. De la part des enseignants, il est à utiliser avec
prudence, même si l‘on ajoute une page sur les compétences
(inter)culturelles, car il ne saurait évaluer tous les apprentissages
effectués dans le cadre scolaire.
NDLR :
Le Portfolio étant en vente chez Didier et au CRDP de Caen, il n’est
pas possible de le citer. On peut cependant le lire sur Internet et
l’imprimer à partir des sites suivants:
en français : www.discip.crdp.ac-caen.fr/anglais/Portfolio/grille.htm
toutes langues : culture.coe.fr/lang/fr/fedu2.5.html
(en bas de page)
en allemand (site autrichien): www.pib-wien.ac.at/content/more/lehrlern/spportfolio/index.htm
Alain Verreman