Les Épaves. (1876) Par Auguste Lacaussade. (1815-1897) TABLE DES MATIERES Préface Aux Épaves. Etudes Poétiques. I La Zone Des Fruits. II L'Ironie. III Le Cap. IV La Tempête. V La Mer Calme. VI Les Danaïdes. VII Le Chasseur. VIII Le Secret. IX L'Oiseau Nocturne. X L'Arbre A Gomme. XI Chason De Juin. XII Les Deux Corbeaux. XIII La Forêt Coupée. XIV Le Soldat. XV Phelly La Blonde. XVI Philis La Belle. XVII Les Vieux Epoux. XVIII Un Symbole. XIX L'Hymne D'Harmodius. XX La Flèche Et Le Chant. XXI Rêverie. Les Automnales. (1876) Les Soleils De Juin. Paysage. L’Origine Du Poète. Le Bengali Et Le Rossignol. À Théophile Gautier. Les Soleils De Novembre. Adieu Aux Rêves. Pensée De Nuit. Odette. À Marguerite. La Mort De L’Oiseau Cardinal Solus Eris. Poèmes nationaux. (1876) Cri De Guerre. Le Rossignol Pendant Le Siège De Paris. Une Victime De Sedan. Le Siège De Paris. Ultima verba. Préface Aux Épaves. Souvent sur la grève natale, Près du cap où le soir prolongeait sa rougeur, Après la tourmente fatale, Après l’âpre ouragan, j’errais seul et songeur. En larges nappes apaisées, La mer, la vaste mer, rentrait dans son repos. Câbles rompus, vergues brisées Déferlaient à mes pieds dans l’écume des flots. O mer! sous tes fureurs sauvages Combien d’esquifs, combien de vaisseaux engloutis! Quelques débris sur nos rivages Sont les seuls messagers de ceux qui sont partis. Ils sont partis, le vent aux voiles, A leurs mâts pavoisés le soleil radieux. Puis la nuit vint, -nuit sans étoiles! Ils dorment maintenant sous les flots oublieux. Pareil est votre sort, poètes! Vous partez: l’air est calme et le flot aplani. Rêvant d’idéales conquêtes, Vous rencontrez l’abîme en cherchant l’infini. Comptant sur vos jeunes courages, L’horizon vous fascine et vous quittez le port; Mais l’onde est fertile en naufrages, Et j’y sais des écueils plus cruels que la mort. Contre vous, la haine et l’envie Au flot perfide, aux vents s’unissent, noirs corbeaux. Dans les tourmentes de la vie Vous sombrez et l’oubli disperse vos lambeaux. Et, sur la grève solitaire, Le rêveur attardé que la nuit a surpris, Sous la houle au mouvant mystère Voit dans l’ombre flotter vaguement vos débris. Débris de coeurs vaincus, mais braves!... Qu’ils racontent du moins vos destins submergés, Vous dont il reste pour épaves Des rêves, des espoirs et des chants naufragés! Études Poétiques. I La Zone Des Fruits. NE quitte point encor l’ombre où tu te recueilles, Élabore en secret la sève de tes vers. L’arbre, avant de fleurir, sur sa tige et ses feuilles, Par degrés et longtemps doit monter dans les airs. Il plonge sous le sol sa racine altérée, Des sucs inférieurs il s’abreuve sans bruit; Mais son jour vient enfin: dans la zone éthérée Voyez s’ouvrir sa fleur et resplendir son fruit! II L'Ironie. Tu crains le ridicule, ô jeune homme insensé! Autour de toi regarde, interroge les âges: Partout auprès du Beau boite un masque glacé; Il s’est moqué des dieux, des prêtres et des sages; Le Juste sur sa croix n’en fut point respecté; Toujours aux pieds du Bien son rire âpre circule. Le Mal seul n’est point ridicule! On s’est raillé de tout, -de Satan excepté! Laisse-toi donc railler, jeune homme aux divins songes; Crois au Bien, en dépit du lâche et du moqueur; Chante, les yeux levés, l’ivresse où tu te plonges; Noble, ne rougis point d’avoir un noble coeur. Berce tes frais pensers au vent de l’harmonie, Et, comme un arbre en fleur aux bruits mélodieux, Ouvre tes rêves dans les cieux! Laisse rire à tes pieds la boiteuse Ironie. III Le Cap. Cap sublime! debout sur tes crêtes ardues, J’aime à voir à tes pieds les vagues éperdues Se briser, inondant ton granit éternel D’une fumante écume où flotte l’arc-en-ciel. Souvent, comme un troupeau de sauvages cavales, Je les vois, secouant leurs crinières rivales, Franchir tes blocs d’airain dans leurs bonds orageux, Sur le sol immergé rouler leurs flancs neigeux, Puis s’enfuir, et laisser aux grèves de leurs plages La perle et les coraux, l’ambre et les coquillages. Les vierges, les enfants, douce postérité, Vont glanant le trésor par l’abîme apporté. O poète! coeur jeune, esprit trempé de flamme, Des passions ainsi le flot gronde en ton âme; Mais que ta lèvre chante, et tu verras, charmé, Vers les mers de l’oubli rouler le flot calmé, Puis s’éteindre et laisser après soi sur les sables D’impérissables vers, des chants impérissables. Inspiré de Miçkiéwicz. IV La Tempête. Rompu le gouvernail! L’équipage en rumeurs Au bruit des éléments va mêlant ses clameurs. La voile est en lambeaux, la mer est déchaînée; Câbles et mâts brisés sur la vague acharnée Flottent. La pompe joue. On entend par moments Dans les flancs du vaisseau d’horribles craquements. L’air rugit. L’albatros au grand vol circulaire Plane seul et des vents brave encor la colère. Présage affreux! là-bas, comme un dernier espoir, L’astre plonge et s’éteint sanglant dans le flot noir. Et l’ouragan triomphe! et voyez: menaçante, Une forme, du sein de la houle puissante, Apparaît! C’est la Mort! Sur les crêtes de l’eau Elle marche visible et va droit au vaisseau. Des cris! des pleurs! -Ceux-ci, que l’épouvante enivre, Roulent pâmés dans l’onde, et l’onde les délivre. Là, c’est un groupe ami plongé dans ses adieux. Celui-ci prie et tombe en regardant les deux. Quel est ce passager calme sous la tempête? Que fait-il à l’écart quand sa tombe s’apprête? Il regarde, il écoute, il rêve... -Heureux celui Qui peut rêver à l’heure où tout sombre sous lui! Mais plus heureux qui peut, des pleurs dans la paupière, Embrasser un ami, dire à Dieu sa prière! Imité de Miçkiéwicz. V La Mer Calme. Le vent des nuits, flottant sur ta nappe sereine, Enfle ton onde, ô mer! de sa plus molle haleine. Comme un sein virginal que berce un rêve pur, Belle et calme, tu dors dans ta couche d’azur. La lune épanche au loin sa lumière tranquille; La voile pend au mât, la vergue est immobile; Le vaisseau dort cloué sur sa quille de fer; L’étoile de Vénus se mire au flot amer. O mer! un monstre étrange habite sous ton onde: Il s’y replie et dort tant que l’aquilon gronde; Lorsque le ciel est pur et brille dans tes eaux, Le polype y déroule au soleil ses anneaux. O poète! en ton sein est une hydre glacée: Elle y dort quand ton coeur lutte avec ta pensée; Lorsque ton âme est calme et brille sous tes pleurs» L’hydre des souvenirs sort de ses profondeurs! Inspiré de Miçkiéwiécz. VI Les Danaïdes. Nous n’aimons plus! Où donc est cet âge vanté, Quand des fleurs nous gagnaient le coeur de la beauté; Quand le nid d’un oiseau, des fruits, le lait des chèvres, Faisaient baisser les yeux et sourire les lèvres? Les blancs ramiers alors servaient de messagers; Mais, ô ramiers I ô coeurs I les temps vous ont changés. Les hommes sont grossiers, les femmes sont vénales; On préfère au bonheur les voluptés banales: L’une veut ton amour, l’autre veut plus encor; Celle-ci veut des vers; -toutes veulent de l’or! Dans votre âme sans fond, en vain, ô Danaïdes! J’ai tout jeté, mon coeur, mes chants, mes dons candides. Aujourd’hui, comme vous, je veux d’un sort meilleur: De fou je deviens sage, et de tendre, railleur; Et, bien que j’aime encor l’éclat des noires tresses, Un corps souple, des yeux aux humides caresses, Aujourd’hui, palpitant sous un regard vainqueur, Je vous puis tout donner, tout, -excepté mon coeur! Inspiré de Miçkiéwicz. VII Le Chasseur. C’est un jeune chasseur. Tout le jour, hors d’haleine, Farouche, il a bravé les flammes de l’été. Près de la source, enfin, sombre il s’est arrêté. Ses regards inquiets interrogent la plaine... Seul, par les prés fleuris, le cours d’eau se promène. « O bois! dit-il, jadis mes plus chères amours, Je veux la voir avant de vous fuir pour toujours! « La voir sans être vu. » Soudain, sur l’autre rive, Au galop du coursier la chasseresse arrive, Fière comme Diane, agreste en ses atours. De la route ses yeux sondent les verts détours. Qui donc la suit? craint-elle un témoin invisible? Le cours d’eau par les prés coule clair et paisible. Et le chasseur tressaille. Une arme est dans sa main. Il tourne autour de lui des regards de Caïn; Il couve à l’horizon sa haine la plus chère; Sa lèvre aux plis nerveux sourit amèrement. O solitude, ô bois, sérénité, lumière!... Le cours d’eau par les prés coule paisiblement. Il s’éloigne... il veut fuir à jamais ce rivage; Mais sur la route il voit s’élever un nuage, Et son arme s’abaisse... un oeil jaloux et sûr Ajuste... Le cours d’eau coule riant et pur; Un radieux silence assoupit le feuillage... Tout à coup, sous le ciel, un éclair a couru: Plus de nuage au loin! -personne n’a paru! Imité de Miçkiéwicz. VIII. Le Secret. Tu veux lire en mes yeux -simplicité funeste! - Quel secret douloureux je porte au fond du coeur. Soit I ma sincérité, le seul bien qui me reste, Contre moi-même, enfant, armera ta candeur. Mortes sont les vertus de mes vertes années! Dans leur sève j’ai vu mes espoirs se flétrir: Un songe ardent brûla mes fraîches destinées, Et mon coeur s’est fermé pour ne se plus rouvrir! Pure et suave enfant, soeur des Grâces décentes, Ne sème point tes voeux sur un sol dévasté! Dois-je, débris stérile aux tristesses croissantes, Mêler ton rêve en fleur à mon aridité? Ma tendresse au bonheur ne te saurait conduire; Même en tes yeux l’amour me sourirait trop tard. Fait pour aimer, mon coeur est trop haut pour séduire. D’un bien qu’il ne peut rendre il ne veut point sa part. A toi mon dévouaient! ta belle âme en est digne; Mais seul je veux porter le poids des jours derniers. A quelque noble arbuste enlace, ô jeune vigne! Ta tête virginale aux rêves printaniers. Ta place est au soleil; moi, la mienne est dans l’ombre. Fleuris dans la lumière, âme aux espoirs si beaux! J’appartiens au passé: laisse le cyprès sombre Ombrager de son deuil la pierre des tombeaux! Inspiré de Miçkiéwicz. IX L'Oiseau Nocturne. Comme l’oiseau des nuits aux yeux lourds et funèbres, Le Mal veille dans les ténèbres; C’est là qu’il tend son piège et grandit son pouvoir. L’innocence et le jour offusquent sa paupière: Cache-toi donc dans ta lumière, Et l’infernal oiseau ne te saura point voir! X L’Arbre A Gomme. Déchiré par le fer, arbre au noble feuillage, À l’homme, dont la main te mutile et t’outrage, Tu n’en verses pas moins ton ombre et ton trésor; Le flanc tout sillonné de profondes morsures, Par la lèvre béante où saignent tes blessures Ta sève coule en larmes d’or. Poète, fais ainsi: sur la tourbe stupide Dont l’aveugle fureur t’insulte et te lapide, Te vengeant en bienfaits du lâche et du pervers, Dans l’angoisse ineffable où ton coeur se déchire, Laisse, ô consolateur! laisse dans ton martyre Couler le baume de tes vers. XI Chason De Juin. La rose fraîche et vermeille Ouvre son coeur à l’abeille; La blonde fille du ciel Buvant son âme odorante, Sur la fleur s’endort mourante, Ivre d’arôme et de miel. Cette rose, c’est ta bouche. Oh! bienheureuse la mouche Pour qui la fleur doit s’ouvrir! Qui du miel dont tu me sèvres, Un jour, pourra sur tes lèvres Boire l’ivresse et mourir! XII Les Deux Corbeaux. Un jour morne et blafard s’éteignait dans la nue; À l’horizon brumeux grondait le flot des mers. Des arbres dépouillés la flèche aride et nue, Squelette au noir profil, se dressait dans les airs. Sur la grève lugubre où rampait la lumière J’errais et j’entendis se parler deux corbeaux. L’un à l’autre disait: « Où dînons-nous, mon frère? L’espace est nu, la neige a durci les tombeaux. » Et l’autre: « Un chevalier immobile et sans âme, Frais égorgé, là-bas est gisant pour toujours. Nul ne sait qu’il est là, nul, excepté sa dame, Son faucon et son chien, ses uniques amours. « Le faucon dans le ciel poursuit l’oiseau sauvage, Par la plaine le chien chasse joyeusement, La dame endort aux bras d’un autre son veuvage; De sa chair nous pouvons dîner tranquillement. « Toi, d’un ongle tranchant fouille dans sa poitrine; Moi, du bec je ferai sortir ses grands yeux bleus; Puis de ses cheveux blonds, toison épaisse et fine, Arrachons les fils d’or pour notre nid frileux. » Sa maison vainement guettera son passage; Ses grands bois au printemps refleuriront en paix: Tout l’oublie... et les vents désolés de la plage Sur ses blancs ossements soufflent seuls à jamais! Imité d’une vieille ballade anglaise. XIII La Forêt Coupée. La forêt est coupée. Adieu, nobles ramures, Bois sacrés que la brise emplissait de murmures! L’oiseau n’a plus son nid sous vos dômes touffus; Le fleuve dans ses eaux ne vous réfléchit plus. Contre l’ardent soleil plus d’ombre hospitalière; L’herbe abonde où passa la hache meurtrière. Vieux amis, leurs grands corps sont couchés à mes pieds! Ce fut un arbre en fleur, ce tronc où je m’assieds! Là-bas, sur la montagne aux retraites ombreuses, Nos ramiers ont porté leurs plaintes langoureuses; Le joyeux merle a fui; tout se tait: -nulle voix Ne redit pour mon coeur la chanson d’autrefois. Brises qui sur mon front jouiez avec la feuille, Vert silence des bois où l’âme se recueille, Abris mystérieux à mes rêves connus, O mes premiers amis! qu’êtes-vous devenus? Comme vous, bois sacrés, couché dans la poussière, De l’herbe sur mon sein, sous ma tête une pierre, Bientôt je dormirai! -mais, plein des jours passés, Qui me rendra les pleurs que sur vous j’ai versés? Qu’importe! Hâtez-vous, fugitives années! Hâtez-vous! l’heure est vide et mes fleurs sont fanées. Pourquoi, tombeau vivant, survivre à ses beaux jours? Mon coeur est le sépulcre où dorment mes amours. Imité de Cowper. XIV Le Soldat. On marche aux sons voilés du tambour. Sur la plaine Le soleil luit; l’oiseau vole au bord du chemin. Oh! que n’ai-je son aile! oh! que la vie est pleine De tristesse! Mon coeur se brise dans mon sein. Au monde je n’aimais que lui, mon camarade, Que lui seul, et voici qu’on le mène à la mort. Pour le voir fusiller défile la parade; Et c’est nous, pour tirer, nous qu’a choisis le sort. On arrive: ses yeux contemplent la lumière De ce soleil de Dieu qui monte dans le ciel... Mais d’un bandeau voici qu’on couvre sa paupière: Dieu clément, donnez-lui le repos éternel! Nous sommes neuf en rang, déjà prêts sous les armes. Huit balles l’ont blessé; la mienne, -de douleur Leurs mains tremblaient, leurs yeux visaient mal sous les larmes, - La mienne l’a frappé juste au milieu du coeur. Imité de l’allemand. XV Phelly La Blonde. Duo. I Bienheureuse cette heure, et bienheureux ce jour Où sous les bouleaux verts, près de la rive humide, Mon jeune coeur fut pris à ta beauté timide, Phelly la blonde, ô mon amour! II Bénis l’heure et le bois, la grotte à l’eau furtive, Où, les regards baissés devant toi, mon vainqueur, Ivre de tes aveux, je me taisais, craintive, Pour écouter parler ton coeur! I L’oiseau, poète ailé de la saison nouvelle, Plus tendre chaque jour, chante au sommet des bois: Telle et plus tendre encore à mon âme est ta voix, Blonde Phelly, ma douce belle! II Comme une jeune rose au front de l’églantier Plus suave à chaque heure ouvre sa fleur naissante, Telle en mon sein, pour toi qui l’emplis tout entier, Fleurit ma tendresse croissante. I Les chauds regards du ciel, les gais soleils d’été, Souriant dans l’azur à la moisson dorée, Sont moins doux à mes yeux que ta tête adorée, Phelly la blonde, ô ma beauté! II La rapide hirondelle, au loin perçant la nue, Annonce les jours clairs et le printemps fleuri; Mais à mes yeux combien plus douce est ta venue, Toi de mon coeur l’oiseau chéri! I Aux heures du soleil, de miel ivre et de flamme, Le papillon s’endort dans le lys argenté: Ma lèvre sur ta lèvre a bu la volupté, Blonde Phelly, fleur de mon âme! II Aux heures du silence et du soir embaumé, Quand la rose des nuits ouvre au zéphyr sa feuille, Ton souffle est plus suave, ô mon doux bien-aimé, Que la senteur du chèvrefeuille. I Aux largesses du sort chacun rêve à son tour: L’un aspire à la gloire, et l’autre à la fortune. Mon ciel n’a qu’une étoile, et ma pensée est une, Et c’est Phelly, ma blonde amour! II Que sont les biens du monde et tout l’or de la terre? La mouche au bleu corsage a plus de prix pour moi. Oh! mon bien le plus doux, ma gloire la plus chère, C’est toi, mon bien-aimé, c’est toi! Imité de Burns. XVI Philis La Belle. Des grands blés verts quand l’alouette Montait vibrante dans l’azur, Sur l’herbe où croit la violette, Du printemps je buvais l’air pur. Par-dessus les hautes montagnes Regardait l’oeil d’or du soleil; Au loin souriaient les campagnes: « Tels ton sourire et ton réveil, Disais-je, ô ma rebelle, Philis la belle! » Du fleuve égayant les rivages, Les nids chantaient sous les buissons; Assis dans les trèfles sauvages, Muet, j’écoutais leurs chansons. Suave et des zéphyrs bercée, La rose ouvrait sa vierge fleur; Son front penchait sous la rosée: « Telles ta grâce et ta fraîcheur, Disais-je, ô ma rebelle, Philis la belle! » Les ramiers sous l’allée ombreuse Se disaient leur félicité; Ivres d’aimer, leur voix heureuse Semblait gémir de volupté. « Sous ce beau ciel baigné de flamme, Par ce doux mois cher à l’Amour, Puisse ainsi s’amollir ton âme Et ta voix gémir à son tour, Disais-je, ô ma rebelle, Philis la belle! » Imité de Burns. XVII Les Vieux Epoux Lorsque nos coeurs ont lié connaissance, John, mon ami, votre front était beau; Vos noirs cheveux, dans leur jeune abondance, Brillaient pareils à l’aile du corbeau. Et maintenant chauve et nud il se penche: Sur nos cheveux les hivers ont passé. Mais béni soit ce front lisse et glacé, John, mon vieil homme, et votre mèche blanche! Gais pèlerins qu’un même toit rassemble, John, mon ami, ma main dans votre main, Par tous les temps, sur la colline, ensemble Nous avons fait, heureux, un dur chemin. Et maintenant que le soleil décline, Il faut descendre à pas tremblants et lourds; Mais nous irons, mon John, et pour toujours, Dormir au pied de la même colline! Imité de Burns. XVIII Un Symbole. Le bengali peut dire au rossignol: « Mon frère. » Quand l’homme sous son toit le retient prisonnier, Sous les barreaux sa voix languit muette et fière; Il ne chante jamais pour son brutal geôlier. Si divine est sa voix, son humeur est sauvage: Trop haut est son instinct pour subir l’esclavage! Son gosier d’or se tait dans un air infecté. A son chant pur il faut l’air vierge des savanes, Les bois, les monts d’azur, le ciel vaste où tu planes, O soleil! ô symbole! ô sainte liberté! Peuples, défiez-vous de ces pauvres natures, Vils oiseaux, vils chanteurs aux instincts prosternés, Qui, dans l’auge des rois becquetant leurs pâtures, Gloussent leurs vers aux pieds de monstres couronnés. Quand un Tibère abject règne, du vrai poète Sur un sol asservi la voix reste muette: Dans un silence altier s’abrite sa fierté. Seul, couvant à l’écart sa lyre et sa souffrance, S’armant contre le sort d’une sainte espérance, Libre, il attend votre heure, ô Muse! ô Liberté! XIX. L’Hymne D’Harmodius. Sous le myrte et les fleurs vous cachiez votre épée, Couple vaillant, le jour où, vengeant la cité D’Athènes, vous avez, sur sa pourpre usurpée Immolant le tyran, fondé la liberté! Non, vous n’êtes point morts! vos âmes bienheureuses De l’Hadès oublieux n’ont point subi l’affront. Vous êtes au pays des Ombres valeureuses, Près du fier Diomède et d’Achille au pied prompt. Sous le myrte et les fleurs nous porterons l’épée En souvenir de vous, ô vengeurs fraternels Dont la main dans le sang d’Hipparque s’est trempée, Et de la liberté releva les autels! Votre gloire croîtra d’âge en âge, bénie; Votre nom survivra, des siècles respecté: Vous avez, ô héros! tué la tyrannie. Vous avez, ô sauveurs! fondé la liberté. Imité de Callistrate. XX La Flèche Et Le Chant. J’ai décoché dans l’air la flèche à pointe d’or; Elle est allée au loin s’abattre sur la terre. Si rapide elle a fui dans sa course légère Que mon regard n’a pu la suivre en son essor. J’ai soupiré dans l’air un chant fait de tristesse; Bien loin il est allé s’abattre sur le sol. Est-il donc un regard ailé dont la vitesse Puisse à travers le ciel suivre un chant dans son vol? Longtemps, longtemps après j’ai trouvé dans un chêne La flèche à pointe d’or, enfoncée à demi; Et le chant où mon âme a soupiré sa peine, Vivant, je l’ai trouvé dans le coeur d’un ami. Imité de Longfellow. XXI Rêverie. Tell me, moon, thou pale and grey Pilgrim of heaven’s homeless way, In what depth of night or day Seekest thou repose now? SHELLEY. Dis-moi, mobile étoile aux ailes de lumière, Qui poursuis dans l’azur ton vol mystérieux, Où va ta course? est-il un but à ta carrière? Cloras-tu quelque part tes ailes dans les cieux? Dis-moi, lune pensive, ô pâle voyageuse! Cheminant aux déserts du firmament lacté, Dans quelle profondeur obscure ou lumineuse, O lune! cherches-tu le repos souhaité? Dis-moi, vent fatigué qui vas à l’aventure, Comme un déshérité sans foyer ni repos, Est-il un nid secret au fond de la nature, Est-il un nid pour toi dans l’arbre ou sur les flots? Dis-moi, mer tourmentée au murmure sauvage, Qui te plains à la nuit, qui te plains au soleil, Par delà l’horizon est-il quelque rivage Où tu doives trouver ton lit et le sommeil? Et toi, coeur inquiet, plus agité que l’onde, Plus errant que la brise et qu’un rien fait gémir, Est-il un lieu béni, dans l’un ou l’autre monde, Où tu puisses, mon coeur, oublier et dormir? Les Automnales. Les Soleils De Juin. À Jules Levallois Come, long sought! Shelley I Le soleil, concentrant les feux de sa prunelle, Incendiait les cieux de sa gloire éternelle; Dans bois, sur le fleuve aux marges de gazon, Et sur les monts lointains, lumineux horizon, Partout, resplendissant dans sa verdeur première, Juin radieux donnait sa fête de lumière. II Sous la forêt et seul, triste enfant des cités, Un rêveur s’enivrait d’ombrage et de clartés. Sur son front qui réfléchit bien que jeune d’années, Les précoces douleurs, les luttes obstinées, Sillon laborieux, avaient tracé leur pli. Pour l’heure, il s’abreuvait dans d’air limpide et d’oubli. Fils d’un siècle d’airain, sans jeunesse et sans rêve, Son âme aux lourds soucis pour un jour faisait trêve; A longs traits il buvait des grands bois les senteurs, Écoutant la fauvette et les cours d’eau chanteurs, Et l’abeille posée aux ramures fleuries, Et l’hymne qu’en son coeur chantaient ses rêveries. III Cependant, par degrés, a vol de ses pensers, Il sentait s’éveiller l’essaim des jours passés. Des étés disparus la fauvette invisible Disait l’hymne enivrant d’un amour impossible; Ses rêves, ses candeurs, les beaux printemps défunts Sur son front éprouvé secouaient leurs parfums; Jour à jour, fleur à fleur, effeuillant ses années, Longtemps il respira leurs promesses fanées; Et plus il remontait vers ses espoirs éteints, Plus l’idéal éclat de ses riants matins Lui montrait froide et sombre, hélas! sa vie austère. Le soleil, cependant, ruisselait sur la terre!... Alors, sentant monter les brumes de son coeur, Ces deuils mystérieux de l’homme intérieur, Sous les clartés dont l’astre au loin dorait les plaines, Tranquille, il épancha ses tristesses sereines: IV Limpidité des cieux, resplendissant azur, Paix des bois, ô forêt qui ton sein m’accueilles; Soleil dont le regard ruisselle auguste et pur, Dans la splendeur de l’herbe et la gloire des feuilles; Nature éblouissante aux germes infinis, Silence lumineux des ramures discrètes, Voix qui flottez des eaux, chants qui montez des nids, Illuminez en nous les ténèbres secrètes! Dissipez de nos coeurs la froide obscurité, Rayons qui ravivez et fécondez les sèves! Souffles des bois, ruisseaux vivants, flammes d’été, Faites éclore en nous la fleur des premiers rêves! Nos rêves, où sont-ils? L’un sur l’autre brisés, Nous les avons tous vus tomber, gerbe éphémère. Chacun de nous, pleurant ses jours stérilisés, Porte en secret le deuil d’une auguste chimère. Celui-ci dans l’amour et cet autre dans l’art, Ceux-là plus haut encore avaient placé leur vie; Mais, trahis par leur siècle, enfants venus trop tard, Eux-même ils ont éteint leur flamme inassouvie. En vain, autour de nous fleurissent les étés, Esprits déçus, coeurs morts, il nous faut nous survivre! A qui n’a plus l’amour que font les voluptés? Je bois avec horreur le vin dont je m’enivre! Après la foi, le doute, hélas! et le dégoût. Plus de fleurs désormais, même au prix des épines! De tout ce qui fut cher rien n’est resté debout: Le désenchantement erre sur nos ruines! Ruines sans passé, néant sans souvenir, Ténèbres et déserts des jeunesses arides. L’air du siècle a brûlé nos germes, l’avenir Ne doit rien moissonner aux sillons de nos rides. Chacun, dans le secret de ses avortements, Sans avoir combattu médite ses défaites. Heureux ceux qui sont nés sous des astres cléments! Notre astre s’est couché, même avant nos prophètes. Des désillusions l’ombre envahit les cieux. A quoi se rattacher désormais? à qui croire? Le but manque à nos pas: pèlerins soucieux, Sans guide, nous errons dans la nuit vide et noire. Où sont les nos dieux? où sont les cultes immortels? L’art, veuf de l’idéal, s’accouple à la matière; L’esprit cherche, éploré, les antiques autels; Loi, moeurs, foi des aïeux, tout est cendre et poussière! Au veau d’or l’ athéisme offre un cupide encens; Le fait, voilà le dieu que notre orgueil adore. L’âme et l’amour, vains mots! nous vivons par les sens: Ève raille, ô Psyché! l’ardeur qui te dévore. Plus d’idéale ardeur, plus d’altiers dévoûments, De flamme incorruptible où raviver nos flammes! Plus d’espoirs étoilés au fond des firmaments! La nuit inexorable au ciel et dans les âmes! Qui donc, illuminant le vide ténébreux, Rendra, vivant symbole, un culte à nos hommages? Pour enseigner leur voie aux esprits douloureux, Qui te rallumera, blanche étoile des Mages? Sont-ils venus, ces jours dont l’aigle de Pathmos Sondait la profondeur de ses yeux prophétiques? Le ciel, ouvrant l’abîme aux insondables maux, Va-t-il livrer la terre aux coursiers fatidiques? Est-ce la nuit sans terme? est-ce la fin des temps? L’homme et le monde ont-ils vécu leurs destinées? Faut-il, croisant les mains sur nos fronts pénitents, Chanter le Requièm des ères terminées?... - O christ! ton homme est jeune encor; l’humanité, Rameau qu’ont émondé tes mains fortes et sages, Doit grandir pour atteindre à son suprême été: Ton arbre, ô Christ! n’a pas donné tous ses feuillage. Cet idéal humain, type divinisé, Dans ta vie et ta mort ont prouvé le mystère, O maître! parmi nous qui l’a réalisé? L’homme a-t-il incarné ton Verbe sur la terre? Moeurs, famille et cité, tout lui reste à finir; Nous n’avons qu’ébauché ton oeuvre sur le monde. Dieux de paix et d’amour, ton règne est à venir! Pour des siècles encor ta parole est féconde! Et nous passons. Qu’importe! Empire et royauté Avant nous ont passé, vaine écorce des choses. Mais ta pensée en nous fermente, ô Vérité! L’homme élabore un Dieu dans ses métamorphoses. Nous passerons: il est des germes condamnés. Eh bien! consolons-nous, fils des jours transitoires; D’autres moissonneront nos espoirs ajournés: Des vainqueurs les vaincus ont semé les victoires! Abdiquons le présent, mais non point l’avenir; Du sort, résignés fiers, acceptons le partage. Que ceux qui vont s’éteindre à ceux qui vont venir Transmettent en partant leur foi pour héritage! Tournés vers d’autres jours, effaçons-nous du temps; Que l’oubli sur nos noms répande sa poussière. Le ciel garde à la terre encor de longs printemps; Rassurons-nous: après l’éclipse, la lumière! Les radieux étés après les noirs hivers!... Poète, autour de toi resplendit la nature. Que la beauté du jour resplendisse en tes vers! Chante la bienvenue à la race future! Pourquoi désespérer lorsque tout rajeunit, Lorsque la vie en tout éclate et se révèle? Pourquoi se lamenter quand l’oiseau sur son nid Dit sa chanson d’amour à la saison nouvelle? Comment donc douter du jour en face du soleil? Comment croire au néant en face de la vie? Brille en nos coeurs, flamboie, astre au regard vermeil! Monte et palpite en nous, sève qui vivifie! Nous vieillissons, -au loin, verdissent les épis. Nous gémissons, ici, la fleur s’ouvre et l’eau coule. Nous nous troublons, -là-bas, sous les bois assoupis, Dans la paix du bonheur la colombe roucoule. Tout aime à nos côtés, tout sourit, tout renaît; L’air chaud et pur circule imprégné de lumière. Tes ombres, ô poète! ici, qui les connaît? Chante, espère, éblouis de clartés ta paupière! La sagesse est d’aimer, la force est d’espérer. D’ombres n’attristons pas le mois brillant des roses Et, détournant les yeux de ce qui fait pleurer, Absorbons-nous, pensifs, dans le bonheur des choses. Des grands blés verdoyants s’élançant dans l’azur, L’alouette là-haut vole et chante éperdue; Fais comme elle, ô mon âme! et loin d’un monde impur Monte et répands ta voix de Dieu seul entendue! Comme elle, enivre-toi de tes propres concerts; Oublie, et pour un jour fais trêve à ta souffrance. Dût ta voix en son vol heurter des cieux déserts, Jette vers l’avenir un long cri d’espérance! Paysage. Midi. L’astre au zénith flamboyait dans les cieux. L’azur immaculé, profond et radieux, Posait sur l’horizon sa coupole sereine. Le fleuve au loin passait, lent, sur la brune arène. Des vallons aux coteaux, des coteaux aux vallons, Les champs jaunis ou verts prolongeaient leurs sillons. Sur les versants ombreux des collines prochaines La forêt étageait ses hêtres et ses chênes. Ce n’est plus, ô printemps! tes riantes couleurs; C’est l’été mûrissant aux fécondes chaleurs. Sous les soleils d’août, d’une teinte plus dure, L’arbre à l’épais feuillage assombrit sa verdure; La fraîcheur a fait place à la force; l’été Resplendit dans sa flamme et sa virilité. Aux fleurs ont succédé les fruits, -saintes richesses De l’homme; -la nature a rempli ses promesses. Il est midi. Planant dans l’immobilité, L’astre épanche sa flamme avec tranquillité. Le vent s’est assoupi, la forêt est paisible. Parfois, sous les rameaux, l’oiseau chante, invisible, Puis se tait, fatigué de lumière, et s’endort; Les abeilles, les taons des bois, les mouches d’or, Enivrés des rayons qui tombent des ramures, Sur l’herbe tiède et molle éteignent leurs murmures: La lumière au silence, hymen mystérieux, S’accouple dans la paix des bois et dans les cieux. Paix sainte des grands bois! paix des cieux pleins de flamme! Heureux, heureux qui peut, dans ses yeux, dans son âme, Sans pleurs, sans deuils poignants, sans regrets acérés, Paix saintes, recevoir vos effluves sacrés! Heureux l’esprit sans trouble, heureuse la paupière Que le silence enivre et qu’endort la lumière, Qui jouit d’un beau jour sans le voir se ternir Des ombres qu’après soi traîne le souvenir! L’Origine Du Poète. Quand il eut mérité le châtiment de vivre Sur cette terre, Esprit de son monde exilé, Des temps futurs s’ouvrit à ses regards le livre: Il put lire son sort dans l’avenir scellé. Ce qu’un jour il sera devant lui se déroule, De ses maux évoqués morne procession. De revers en revers, flot après flot s’écoule Sa lamentable vie, -amère vision! Ce fut là sa douleur première, l’agonie D’un Esprit que sa faute ici-bas va bannir. De ses bonheurs passés il doit, âme punie, Espérance et remords, garder le souvenir. Homme, dans les labeurs de l’humaine misère, Gravissant les degrés par l’ange descendus, Un jour il reverra, montant de sphère en sphère, Rachetés par ses pleurs, les cieux qu’il a perdus. Or voici qu’un Esprit, une âme fraternelle, L’ami, son compagnon dans la sainte Cité, Lui révèle en ces mots la sentence éternelle, L’irrévocable arrêt que le maître a porté: « Frère, entre nous ta chute, hélas! ouvre un abîme Que l’expiation seule un jour peut fermer. La Justice suprême en châtiant le crime Attend le repentir qui doit la désarmer. « Entre ton juge et toi ta faute est un mystère Interdit aux regards même de l’amitié; Mais dans l’ange tombé je vois toujours le frère, Et l’éternel permet l’éternelle pitié! « Esprit, tu dois subir une prison charnelle, Te revêtir d’un corps à mourir condamné; Tu naîtras de la femme, et, t’absorbant en elle, Un jour tu comprendras le malheur d’être né. « L’exil sera ta vie et ton séjour la terre. Traînant partout le deuil de ton climat natal, En tous lieux étranger, en tous lieux solitaire, Tu connaîtras l’amer tourment de l’idéal. « Tu garderas tes dons! ta puissance secrète Sans cesse autour de toi fera l’isolement: Poète parmi nous, tu resteras poète Chez l’homme, et ce sera ton plus dur châtiment. « Cependant du Très-Haut la clémence infinie Me laisse à ton malheur pour guide et pour soutien. Invisible et présent, âme à ton âme unie, Pars, je reste ton frère et ton ange gardien. « Mais en quittant le ciel pour ta longue souffrance, De notre azur natal qu’un jour tu dois revoir, Avec le souvenir, emporte l’espérance: Dieu sait tout pardonner, tout hors le désespoir. » Il dit; et l’exilé sent dans le vide immense S’évanouir son âme et s’éteindre les cieux: L’ange en lui disparaît et l’homme en lui commence, L’homme, -le monstre-énigme à soi-même odieux. Le Bengali Et Le Rossignol. Le Bengali. Il était né dans la rizière Qui borde l’étang de Saint-Paul. Heureux, il vivait de lumière, De chant libre et de libre vol. Poète ailé de la savane, Du jour épiant les lueurs, Il disait l’aube diaphane, Bercé sur la fataque en fleurs. Il hantait les gérofleries Aux belles grappes de corail Et, parmi les touffes fleuries, Lustrait au soleil son poitrail. Il allait plongeant son bec rose, Au gré de son caprice errant, Dans le fruit blond de la jam-rose, Dans l’onde fraîche du torrent. A midi, sous l’asile agreste Du ravin au vent tiède et doux, Ivre d’aise, il faisait la sieste Au bruit de l’eau sous les bambous. Puis dans quelque source discrète, Bleu bassin sous l’ombrage épars, Baignant sa gorge violette, Il courait sur les nénuphars. Quand l’astre au bord de mers s’incline, Empourprant l’horizon vermeil, Il descendait de la colline Pour voir se coucher le soleil; Et sur le palmier de la grève, Et devant l’orbe radieux, Au vent du large qui se lève, Du jour il chantait les adieux; Et la nuit magnifique et douce D’étoiles remplissant l’éther, Il regagnait son lit de mousse Sous les touffes du vétiver. C’est là que l’oiseleur cupide, Le guettant dans l’obscurité, Ferma sur lui sa main rapide Et lui ravit la liberté. Dès lors il subit l’esclavage. Un marin, chez nous étranger, L’emmena de son doux rivage Sur mer avec lui voyager. C’est ainsi qu’il connut la France. Quand il y vint, le jeune Été, Vêtu d’azur et d’espérance, Resplendissait dans sa beauté. Partout, sur les monts, dans la plaine, Brillait un ciel oriental: L’exilé de l’île africaine Se crut sous un climat natal. Mais vint l’automne aux froides brumes, La neige au loin blanchissant l’air; Il sentit courir sous ses plumes Les âpres frissons de l’hiver. Rêvant à l’île maternelle Aux nuits tièdes comme les jours, Il mit sa tête sous son aile, Et s’endormit, et pour toujours! C’était un enfant des rizières, Des champs de canne et de maïs: En proie aux bises meurtrières, Il mourut plein de son pays. Le Rossignol. Il est né, lui, sous un chêne, Dans un buisson de frais lilas: Le bruit de la source prochaine, Le souffle embaumé de la plaine Ont bercé ses premiers ébats. La nature à son brun corsage Refusa les riches couleurs; Modeste et fauve est son plumage; Mais il est roi par son ramage, Roi du peuple ailé des chanteurs. Du printemps c’est lui le poète. L’hiver a-t-il fini son cours, Heureux de vivre et l’âme en fête, A la forêt longtemps muette Il dit le réveil des beaux jours. Ce n’est pas l’ardente lumière Qu’il veut sous des cieux azurés, Mais cette clarté printanière Que verse en mai sur la clairière L’aube rose ou les soirs dorés. Ce n’est pas le torrent sauvage Qui parle à son instinct chanteur, Mais le ruisseau qui sous l’ombrage Mêle au murmure du feuillage Son onde au rythme inspirateur. Quand le muguet de ses clochettes Blanchit l’herbe sous les grands bois, Caché dans les branches discrètes, Il remplit leurs vertes retraites Des éclats vibrants de sa voix. Quand de l’azur crépusculaire Le soir, à pas silencieux, Descend et couvre au loin la terre, Il chante l’ombre et son mystère, Il chante la beauté des cieux! Quand d’astres d’or l’air s’illumine, Beaux lys au ciel épanouis, Allant du chêne à l’aubépine, Il charme de sa voix divine Le silence étoilé des nuits. Telle il vivait sa vie heureuse, Oublieux des jours inconstants; Et son âme mélodieuse Versait l’ivresse radieuse Qui déborde en elle au printemps. Printemps et bonheur, rien ne dure. O loi fatale! après l’été, L’hiver à la bise âpre et dure; Une cage au lieu de verdure! Des fers au lieu de liberté! Un fils de mon île bénie, Poète errant, esprit pensif, Voyant la muette agonie De ce grand maître en harmonie, Eut pitié du chanteur captif. Il l’emmena sur nos rivages, Dans l’île aux monts bleus, au beau ciel, Rêvant pour lui, sur d’autres plages, De libres chants sous des feuillages Que baigne un soleil éternel. Peut-être voulait-il encore Doter nos monts, doter nos bois, Nos soirs de lune et notre aurore, De ce barde au gosier sonore Et des merveilles de sa voix. Quand cet enfant du Nord prit terre Chez nous, par la vague apporté, Sur notre rive hospitalière, Avec sa voix et la lumière Il retrouva la liberté. Ouvrant son aile délivrée Et fendant l’air, le prisonnier, L’oeil ébloui, l’âme enivrée, Vint cacher sa fuite égarée Dans les branches d’un citronnier; Du citronnier de la ravine, Où la Source aux rochers boisés Étend sa nappe cristalline: Frais Éden fait de paix divine, D’ombre et de rayons tamisés. Autour de lui tout est silence, Onde et fraîcheur, brise et clarté: Ravi, soudain au ciel il lance, Avec son chant de délivrance, Son hymne à l’hospitalité. Il dit la molle quiétude Des bois, l’air suave et léger, Et l’astre dans sa plénitude, Et cette ombreuse solitude, Si douce aux yeux de l’étranger. Il chante les eaux diaphanes Où le ciel aime à se mirer; Il chante. . . et l’oiseau des savanes Se tait, blotti dans les lianes, Pour mieux l’entendre et l’admirer. Hélas! sous ce climat de flamme, Éperdu, d’accord en accord De sa fièvre épuisant la gamme, Dans sa voix exhalant son âme, Parmi les fleurs il tomba mort! Il était né sous le grand chêne, Dans un buisson de frais lilas. Le flot des jours au loin l’entraîne. La mort, dans une île africaine, Noir vautour, l’attendait, hélas! Près de la Source aux blocs de lave Repose en paix, roi des chanteurs! Dans ce lieu sauvage et suave, Toi qui ne sus pas être esclave, Repose libre au sein des fleurs! Instinct natal! ô loi première! Que cher à tout être à l’endroit Où s’ouvrit au jour sa paupière! Le rossignol meurt de lumière, Le bengali mourut de froid. À Théophile Gautier. Poète! ta ferveur fait grande ta mémoire. Absorbé tout entier dans ton culte béni, Tu préféras la Muse à tout, même à la gloire, Maître! qui dans ton art égalas Cellini. Amours, honneurs, trésors, tout ce que l’homme envie, Moins qu’un beau vers touchaient ton coeur épris du beau. A tout indifférent, tu passas dans la vie L’âme et les yeux fixés sur l’idéal flambeau. Tu ne savais rien voir qu’au jour de sa lumière; Tu voulais beau le bien et belle la vertu. Diamant affranchi de sa gangue première, Le vrai ne te charmait que de beauté vêtu. Des rythmes d’or portant allègrement la chaîne, Tu ciselais en vers ton rêve et ton ardeur. Ton esprit pur de fiel ne connut qu’une haine, Cette haine du Mal que trahit sa laideur. Comme l’abeille au lys, l’expression heureuse, Rimes et mots ailés, accourait à ta voix. L’image éblouissait dans ta strophe nombreuse, Mes mètres se teignaient de pourpre sous tes doigts. Le nombre et la couleur, le rythme au long vocable Épousaient dans ton vers la ligne au fier contour. La forme avait ton culte, ô poète impeccable! Et de ses dons la forme a payé ton amour. Artiste exquis, tu fus un ouvrier modèle: Patient, obstiné, tendant sans cesse au mieux, Ta pensée et ton coeur, sous ton pinceau fidèle, En de vivants tableaux se traduisaient aux yeux. Ta parole peignait; pour toi l’inexprimable N’existait pas; les mots t’obéissaient, soumis. Mais sévère à toi seul, Maître! ta force aimable Accueillait tout effort de ses bravos amis. Dans tes savantes mains la plume du critique Conseillait sans blesser. Ta clémente équité Savait mêler l’éloge au blâme sympathique: Tu fus doux dans ta force et grand dans ta bonté. Et tu pars, et la tombe a clos ta destinée; Mais de la lice au moins tu sors ayant vaincu. Tu peux croiser tes bras, ton oeuvre est terminée, Maître! et tu n’es pas mort, toi, sans avoir vécu! Comme un fleuve dont l’eau féconde au loin les plages, Pars du sol des vivants sans remords ni regrets: Tu laisses après toi d’harmonieux feuillages; L’oiseau du souvenir chante dans ton cyprès. La Muse romantique au front ceint d’hyacinthe, Évoquant en son deuil les chants où tu survis, Debout, veille sur toi, dans l’attitude sainte D’une mère pleurant au tombeau de son fils. Près d’elle je viendrai dans mes ferveurs discrètes Méditer sur ta tombe, au pied des saules verts; Et, visiteur pieux, sur tes cendres muettes, Fleurs d’un coeur qui t’aima, j’effeuillerai mes vers. Les Soleils De Novembre. Un beau ciel de novembre aux clartés automnales Baignait de ses tiédeurs les vallons vaporeux; Les feux du jour buvaient les gouttes matinales Qui scintillaient dans l’herbe au bord des champs pierreux. Les coteaux de Lormont, où s’effeuillaient les vignes, Étageaient leurs versants jaunis sous le ciel clair; Vers l’orient fuyaient et se perdaient leurs lignes En des lointains profonds et bleus comme la mer. Lente et faible, la brise avait des plaintes douces En passant sous les bois à demi dépouillés; L’une après l’une au vent tombaient les feuilles rousses, Elles tombaient sans bruit sur les gazons mouillés. Hélas! plus d’hirondelles au toit brun des chaumières, Plus de vol printanier égayant l’horizon; Dans l’air pâle, émanant ses tranquilles lumières, Rayonnait l’astre d’or de l’arrière-saison. La terre pacifique, aux rêveuses mollesses, Après l’âpre labeur des étés florissants, Semblait goûter, pareille aux sereines vieillesses, Les tièdes voluptés des soleils finissants. Avant les froids prochains, antique Nourricière, Repose-toi, souris à tes champs moissonnés! Heureux qui, l’âme en paix au bout de sa carrière, Peut comme toi sourire à ses jours terminés! Mais nous, rimeurs chétifs, aux pauvretés superbes, De nos vertes saisons, hélas! qu’avons-nous fait? Qui peut dire entre nous, pesant ses lourdes gerbes: « Mourons! mon oeuvre est mûre et mon coeur satisfait! » Jouets du rythme, esprits sans boussole et sans force, Dans ses néants la forme égara nos ferveurs; Du vrai, du grand, du beau nous n’aimions que l’écorce; Nous avons tout du fruit, tout, hormis les saveurs! En nombres d’or rimant l’amour et ses délires, Nous n’avons rien senti, nous avons tout chanté. Vides sont les accords qu’ont exhalé nos lyres! Vide est le fruit d’orgueil que notre arbre a porté! Tombez, tombez, tombez, feuilles silencieuses, Fleurs séniles, rameaux aux espoirs avortés! Fermez-vous sans écho, lèvres mélodieuses! Endormons-nous muets dans nos stérilités! Plus de retours amers! trêve aux jactantes vaines!... Oui, la Muse eût voulu des astres plus cléments! Un sang pauvre et le doute, hélas! glaçaient nos veines: Nous sommes de moitié dans nos avortements. Il faisait froid au ciel quand nous vînmes au monde, La sève était tarie où puisaient les aïeux. Résignons-nous, enfants d’une époque inféconde: Nous mourons tout entiers, nous qui vivons sans dieux! O dureté des temps! ô têtes condamnées! Fiers espoirs d’où la nuit et l’oubli seuls naîtront! Eh bien, soit! -Acceptons, amis, nos destinées: Sans haine effaçons-nous devant ceux qui viendront! Succédez-nous, croissez, races neuves et fortes! Mais nous, dont vous vivrez, nous voulons vous bénir. Plongez vos pieds d’airain dans nos racines mortes! D’un feuillage splendide ombragez l’avenir! Et vous, ferments sacrés des époques prospères, Foi, liberté, soleil, trésors inépuisés, Donnez à nos vainqueurs, oublieux de leurs pères, Tous les biens qu’aux vaincus la vie a refusés! Adieu Aux Rêves. Que me voulez-vous donc, rêves de ma jeunesse? J’ai clos mes yeux lassés à vos illusions. Est-il un souvenir où mon passé renaisse? Non! j’ai compté les jours par les déceptions. De vos espoirs mon âme, hélas! n’est plus hantée; Ma force s’est usée en des labeurs ingrats. Dans l’amer sentiment de ma vie avortée, Morne, je m’assoupis; -ne me réveillez pas! A qui n’a plus la force à quoi sert le courage? Pour aimer et souffrir trop longtemps je vécus. Sans renier mes dieux, j’ai sombré dans l’orage; Mais, tendre et fier, mon coeur est avec les vaincus. Des fleurs qui m’ont déçu j’ai toutes les épines: Je ne maudirai pas les mains qui m’ont blessé. Rêves charmants, adieu! mon esprit en ruines N’est plus qu’un sol aride où la foudre a passé. Rien n’y saurait germer! ma précoce indigence N’a plus ni feu ni sève à donner à vos fleurs. J’ai froid au coeur, j’ai froid dans mon intelligence: La vie a tout en moi tari, -même les pleurs! Des adverses saisons j’ai connu l’inclémence: Vais-je en accuser l’homme, et le sort, et les jours? Psalmodiant ma peine, irai-je, en ma démence, Promener ma blessure aux coins des carrefours? J’ai vécu, j’ai voulu, j’ai tenté l’impossible; Dans mes erreurs, l’orgueil du bien est de moitié! Ce coeur, rêvant du beau l’étoile inaccessible, S’il eût voulu l’amour ne veut point la pitié! Je prise haut mon mal! ma douleur importune Ne s’ira point répandre au cailloux du chemin. Chaque homme est l’artisan de sa libre fortune: Nous habitons le sort bâti de notre main. Vous me fûtes trompeurs, rêves de mon bel âge. Eh bien! je vous souris à l’heure des adieux; Partez! seul désormais, j’attendrai sur la plage Du calme pour mon coeur, de l’ombre pour mes yeux. La Muse et l’avenir, qu’importe! et l’amour même! J’ai désappris l’espoir, partez! -Il est des jours D’abattement sans nom d’accablement suprême, Où l’on voudrait s’étendre et dormir pour toujours! Pensée De Nuit. Quand règne l’ombre froide et noire et son mystère, A l’heure de minuit, quand tout dort sur la terre, Excepté le remords, l’amour ou la douleur, Je veille, et, triste et seul, je descends dans mon coeur; Je sonde en leurs replis mes détresses secrètes, Mes doutes, mes élans, mes luttes, mes défaites, L’espoir qui m’a trahi, le rêve où je me plus, Et les douces erreurs, hélas! que je n’ai plus. Et, comme un pèlerin tombé de lassitude, Du fond de ma misère et de ma solitude, Je me retourne vers toi qui règnes dans l’azur, O Maître! ô Juge! ô Père! ami clément et sûr De l’homme, ô Toi qui sait, qui vois et qui consoles, Et mon esprit, Seigneur, te parle sans paroles. Odette. Quand tu vins à la vie, enfant débile et blême, De tes maux à venir, hélas! précoce emblème, Ce doux lait dont chaque être en naissant est nourri, A tes lèvres manqua, par les fièvres tari. Que d’efforts et d’amour pour tromper la nature, Pour te contraindre à vivre, ô frêle créature! Pourquoi la Mort, brisant un fragile roseau, Te faisant un linceul des langes du berceau, A ton premier malheur, pourquoi la Mort amie Ne t’a-t-elle en son sein pour jamais rendormie! Que de rêves menteurs, que d’espoirs avortés Dans la tombe avec toi sa main eût emportés! Combien de fleurs sans fruits, d’espérances fanées Dans leur germe avec toi sa faux eût moissonnées! Était-ce bien t’aimer, ô pauvre être innocent, Que des jours te forcer à subir le présent!... Qui n’a vu parmi nous de ces natures frêles, Anges tristes à qui l’on rêve encor des ailes, Soit regret d’exilés pour leurs mondes meilleurs, Édens ressouvenus en ce vallon des pleurs, Soit pudeur ineffable, effroi plein de mystère, Vague pressentiment des choses de la terre; Qui parmi nous n’a vu de ces êtres pensifs, Subitement saisis de troubles convulsifs, Hésiter et pâlir au seuil de l’existence, Rouvrir avec terreur leurs ailes d’innocence, Et, fuyant nos soleils comme on fuit le remord, Se jeter tout tremblants dans les bras de la mort? À Marguerite. Au voyageur las de la route, Saignant aux ronces du chemin, Rends l’espérance, ôte le doute; A ses tristesses tends la main. Ne t’en vas pas. Sa vie est sombre; Une lumière est dans tes yeux: Il sentira blanchir son ombre Sous ton sourire lumineux. Tous les rêves de sa jeunesse L’un après l’autre l’ont déçu; Qu’en te voyant, il reconnaisse L’idéal à l’aube aperçu. Non! tout n’est pas leurre et mensonges Sur ce globe où l’homme est jeté: Du plus suave de ses songes Montre lui la réalité. Sa pauvre âme, au bien obstinée, De lutte en lutte, erre au hasard. L’énigme de sa destinée, Qu’il la lise en ton clair regard; Dans cet oeil profond et candide, Bleu diamant de pureté, Où s’unissent, hymen splendide, L’intelligence et la beauté. Pour ses illusions fanées Sois le rayon et l’eau du ciel; Rends-lui de ses jeunes années Le chaste rêve originel. Ce que l’âme rêve ou devine, Souvenir ou pressentiment, Est une promesse divine: Or, Dieu jamais ne se dément. C’est lui qui dans nos coeurs allume Les hauts instincts dont nous souffrons; Le songe ardent qui nous consume, Un jour nous le posséderons. Cet idéal où tend notre âme Peut se trouver dès ici-bas. Verrions-nous luire en nous la flamme Si le foyer n’existait pas? Sois pour ce fils d’une autre terre, Cet exilé vers toi venu, La Psyché faite de mystère Dont s’éprit son coeur ingénu. Aimer, souffrir, lutter, attendre, Voilà quel lot lui fit le sort. Pour ce chercheur stoïque et tendre Sois la main qui conduit au port. Donne une forme à sa pensée, Donne un corps à sa vision; De sa chimère caressée Sois la blanche apparition. Sois dans la nuit pour sa paupière L’étoile du bien et du beau; Affirme à ses yeux la lumière Avant qu’il descende au tombeau. Sois la soeur, la consolatrice Qu’attendent ses jours éprouvés; L’âme, la lyre inspiratrice De ses destins inachevés. Sois la Muse aux chastes tendresses Qu’en secret il saura bénir: Acquitte envers lui les promesses Qu’à son passé fit l’avenir. *** Espoirs déçus! prière vaine! Ainsi qu’une ombre dans la nuit, Ainsi qu’un souffle dans la plaine, La vision s’évanouit. Résigne-toi, poète, oublie Ce dernier rêve de ton coeur. Souffre et pars. La mélancolie Seule ici-bas sera ta soeur. Lève-toi, suis ta route austère, Vis pour ton art sous l’oeil de Dieu. Dis aux promesses de la terre Un tranquille et suprême adieu. N’attends rien de la créature, Rien que l’humaine infirmité: Le vide, ici; là, l’imposture; Et partout la fragilité. Ne mets dans l’homme et dans la femme Ton amour ni ton amitié; Mais pour tous deux emplis ton âme D’une intarissable pitié! Étouffe en toi toute amertume, Sois doux à tes propres douleurs: L’oiseau lave au ruisseau sa plume, Lavons notre orgueil dans nos pleurs. Comme un palmier de nos collines, Comme le saule ami des eaux, Aime la brise où tu t’inclines Et qui fait gémir tes rameaux. Aime l’épine pour la rose Qui t’enivre de son odeur; Refais ta vie et la compose D’apaisement et de candeur. L’abeille change en ambroisie De l’absinthe les sucs amers; Change comme elle en poésie L’âcre saveur de tes revers. Songeant qu’ici-bas toute épreuve Doit être une expiation, Dans la coupe où ta soif s’abreuve Bois ta propre rédemption. Tourne-toi vers la solitude, Et, sous la paix des palmiers verts, Fais de toi-même ton étude, De toi-même et de l’univers. Absorbe-toi dans la nature, Merveilleux et vivant tableau; Donne à ton esprit pour pâture La contemplation du beau. Acceptant ces lois impassibles Dont le règne éblouit tes yeux, Cesse de tes voeux impossibles, Cesse d’importuner les cieux; Et sans révoltes misérables, Incline enfin ta liberté Sous les décrets impénétrables De l’infaillible Volonté. Suis ta route, et si tu succombes, Heureux de son sort accompli, Dors en paix: -l’herbe sur les tombes Pousse moins vite que l’oubli. La Mort De L’Oiseau Cardinal. L’heure charmante, au vol rapide, au souffle pur, Le crépuscule ouvrait ses ailes dans l’azur. L’astre était descendu derrière la montagne, Et du grand cap Bernard l’ombre sur la campagne S’allongeait. Dans la rade, à la crête des flots Le soleil éteignait l’or de ses javelots; Et les barques au loin, dans le couchant en flammes, Comme des cygnes noirs se berçaient sur les lames; Et l’ombre des beaux soirs, de la plaine aux coteaux, Du vallon aux sommets, de plateaux en plateaux Montait, enveloppant de brunes mousselines Les ondulations fuyantes des collines; Et partout, dans le ciel, et sous les bois épais, L’ineffable silence et l’ineffable paix. . . Cependant, des pitons ardus aux pics sublimes La lumière expirante illuminait les cimes, Et des arbres altiers dont nos monts sont couverts, Molle et vague, dorait encor les dômes verts. Sur un tamarinier géant dont la racine Et le vaste feuillage emplissaient la ravine, Un cardinal, l’oiseau flamboyant, au bec noir, Se berçait en plein ciel à la brise du soir. Dans la verte épaisseur de l’arbre au large ombrage Brillait comme une fleur de pourpre son corsage: L’écarlate poitrail de l’hôte ailé des bois Révélait le chanteur que révélait sa voix. Tourné vers le couchant, enivré de lumière, Il chantait le soleil dans la clarté dernière. Tandis que l’orbe d’or à l’horizon baissait, Pour le voir de plus haut, plus haut il s’élançait; Et son bec, grand ouvert, sur le mont et la plaine Versait l’hymne du soir dont son âme était pleine, Hymne où le crépuscule, éteignant ses couleurs, Mêlait aux rythmes clairs ses mourantes pâleurs; Et l’ombre se faisait au ciel et sur la terre, Où de la nuit déjà planait le grand mystère. Soudain, un coup de feu dans l’azur retentit; La voix se tut; de branche en branche s’abattit L’inoffensif oiseau de la forêt paisible. . . Un chasseur attardé, subitement visible, Surgit de la ravine. -En ses doigts teints de sang Palpitait, tiède encor, le chanteur innocent; Et la main sacrilège ouvrant la gibecière, Y mit l’oiseau de pourpre ami de la lumière; Puis, distrait et béat, placide meurtrier, Il reprit de la plaine à pas lourds le sentier. J’étais jeune, oh! bien jeune encor. Ce drame agreste, Enfant, m’eut pour témoin. Le souvenir m’en reste, Aujourd’hui comme alors, vivant et douloureux. A travers les climats, les jours, les ans nombreux, De mon passé lointain quand j’évoquais l’histoire, Ce souvenir toujours attrista ma mémoire. O révolte du Bien que le coeur seul m’apprit!. . . Un doute amer dès lors entra dans mon esprit; Ma jeune conscience, à tout jamais blessée, De pourquoi sans réponse obséda ma pensée. Pourquoi le Mal?... Pourquoi la mort et la douleur?. . . Pour s’étonner du Mal, l’homme d’un lieu meilleur Est-il donc descendu?... Que voit-il sur la terre?. . . Aux triomphes du Mal convive involontaire, Il s’indigne!... Ici, là, partout, la cruauté!. . . De la création absente est la bonté! Sourde à ses vains soupirs, l’impassible Nature Livre en tous lieux aux forts les faibles en pâture... Ainsi faite, la vie est-elle un châtiment? La rançon d’une chute?... ou le pressentiment D’un monde autre et plus juste?... Insolubles problèmes! Les coeurs en sont meurtris, les fronts en restent blêmes. Pour moi, contre le Mal, enfant, j’ai protesté, Et la mort d’un oiseau m’a fait un révolté! Harmonieux enfant de ma douce vallée, Que de fois ma pitié vers toi s’en est allée! De te plaindre pourtant, ô chanteur! j’avais tort. Las des jours, j’ai depuis, frère! envié ton sort. Foudroyé, tu tombas de l’arbre au grand feuillage, Dans tout l’éclat, dans la beauté de ton plumage, Le gosier plein de chants, tourné vers le soleil, Et baigné des splendeurs de son coucher vermeil. Dans ton oeuvre d’oiseau qui poursuit sa carrière, Pleine encor de rayons s’est close ta paupière!... Heureux qui, comme toi, de nul remords souillé, N’a pas vu, de ses dons lentement dépouillé, Les tristesses de l’âge et sa décrépitude; Ni connu des longs jours la lourde lassitude; Qui, fidèle à son rôle et fervent jusqu’au bout, Meurt jeune, foudroyé dans sa force et debout! Solus Eris. Réponse à Mme A.-M. Blanchecotte C’est quand le coeur se lasse, amoindri par la vie, Quand on insulte son rêve et qu’on n’a plus la foi. Nos défaillances font notre misanthropie. Ne plus croire au passé, c’est ne plus croire en soi. Mme BLANCHECOTTE. Il est en moi déjà bien des tombes muettes, Il est en moi des morts bien chèrement pleurés; Mon âme à tous voilant ses angoisses secrètes, Les visite, la nuit, de ses pleurs ignorés. Mais s’ils coulent, ces pleurs, ils coulent en silence. Pour étouffer mes cris j’ai bâillonné ma voix. L’oiseau que la vipère a surpris sans défense Et mordu, pour mourir se cache au fond des bois. Dans la forêt paisible aux lumineux feuillage Restez, hôtes ailés des printemps radieux! De la chantante arène un de vous, avant l’âge, S’éloigne, implorant l’ombre où se cloront ses yeux. Aux coeurs blessés laissons leur pénombre discrète, Respectons le silence où leur pudeur se plaît. Chacun porte en son sein quelque peine secrète; La plus âpre souvent est celle qui se tait. Je n’ai point renié mon passé ni mon rêve! Ce qu’une fois j’aimai, je l’aimerai toujours; Mais le dégoût m’a pris, mais le coeur me soulève, Car j’ai trouvé mes dieux moins hauts que mes amours! Je renonce à ces dieux dont je hais l’imposture. Nul ne trahira plus mes vierges dévoûments. Pourquoi recommencer et lécher sa torture, Comme un chien qui retourne à ses vomissements? Répudions l’idole et gardons nos croyances. Je me suis trompé d’heure, et d’autel, et de lieu! Pour ne plus s’attarder aux lâches défaillances, A d’ingrates erreurs disons nous-même adieu. Brillante de fraîcheur comme une fleur mouillée, Notre âme, à son matin, prête à tous ses candeurs. De ses espoirs ma vie aujourd’hui dépouillée Oppose aux coups du sort ses muettes pudeurs. Se lamenter! gémir! -gémir pour qu’on nous plaigne Ou subir résigné les maux immérités! Non! je n’accepte point les coups dont mon coeur saigne! Je suis né, je mourai parmi les révoltés! Dédaignant la pitié, pour imposer l’estime De sa propre détresse il faut sortir vainqueur! Si le monde en nous croit briser une victime, Montrons-lui que la force est du côté du coeur! J’ai trop voulu, j’ai trop attendu de la vie, Et je sais le mensonge où j’accouplai ma foi. Je m’en vais du festin la lèvre inassouvie: Les fruits que j’ai connus n’étaient point faits pour moi! Je ne veux plus d’un monde aux idoles traîtresses! Préférant ma chimère à ses réalités, J’ai repoussé la coupe aux banales ivresses! Mon âme a soif d’amour et non de voluptés! Interrogeant mes jours, penché sur mes ruines, Je le sens trop, des fleurs de nos étés ardents J’ai perdu les parfums et gardé les épines, Et mon coeur saigne! -soit! mais qu’il saigne en dedans! N’étalons point aux yeux nos vivaces blessures! Étouffons nos soupirs sur nos lèvres en feu! Écrasons sur nos coeurs l’aspic et ses morsures! Nos angoisses sans nom, ne les crions qu’à Dieu! Rentrons en nous, rentrons nos vertus blasphémées! Voilons nos voeux déçus des ombres du linceul! Couvrons d’un masque froid nos pâleurs enflammées! Disons à notre esprit: « Debout! et marche seul! » Je l’ai fait; et voici que votre voix me blâme, Vous, la muse au doux verbe, au front vêtu de noir. Mais en moi, sachez-le, vous blâmez, ô belle âme! Un frère par l’épreuve et par le désespoir. Vous vous trompez: ma voix n’a point raillé mes peines! Le sort n’a point glacé mon coeur, il l’a bronzé. Je souffre comme vous, mais, libre dans mes chaînes, Je souffre du malheur d’être désabusé! Vous vous trompez: les pieds sur mes tendresses mortes, J’ai maudit, non raillé qui m’a su torturer! J’ai crié dans l’angoisse au Dieu des âmes fortes: Guérissez-moi d’aimer, de croire et d’espérer! J’ai trop cru, trop aimé! -ce crime, je l’expie! Le doute après la foi! la nuit après le jour! Mon idéal trompé fait ma misanthropie! Ma haine -si c’est haine -est fille de l’amour! Ce que j’attends des jours, ce n’est pas l’espérance, Mais l’ombre. -Eh! que m’importe à moi le væ soli! La solitude est douce et bonne à ma souffrance: En attendant la mort, j’y viens chercher l’oubli. Qui? moi! me replonger dans les mêmes détresses! Abdiquer mon orgueil aux douloureux efforts! Non! -Ne point triompher de nos lâches tendresses, C’est aux faibles donner raison contre les forts! Je veux l’ombre et l’oubli, -l’oubli des luttes vaines! Je ne veux plus souffrir du mal dont j’ai souffert! D’un ardent idéal n’embrasons plus nos veines! Autour de nous faisons la nuit et le désert! Solitudes des mers aux horizons sans bornes, Sables maudits que brûle un soleil destructeur, Espace désolés, ô solitudes mornes! Qu’êtes-vous? qu’êtes-vous près du désert du coeur? Eh bien, je te préfère encore aux foules vides, Désert du coeur! désert par Dieu seul visité! Si l’on n’y peut guérir ses blessures livides, On en meurt dans tes bras, austère Liberté!... Compatissante amie, âme éprouvée et douce, Vous dites vrai, vivons! la vie est un devoir. Vivons!... mais vos espoirs, ma raison les repousse! Je puis encor donner, mais non plus recevoir! Écoutez de la Muse en vous la voix sereine; Moi, je suis de mon coeur le stoïque conseil. Jeune et calme, restez dans la brûlante arène! Restez! -Je ne veux plus de ma place au soleil! Poèmes Nationaux. Cri De Guerre. Vae Victorius. Dulce et decorum est pro patria mori. Horace. Il est souillé, le sol sacré de la patrie! Nos cités, nos moissons, nos champs sont saccagés; Les toits fument! Debout pour la sainte tuerie! Frappez! fauchez! hachez! des deux mains égorgez! Ils descendent du nord, Vandales d’un autre âge, Semant partout le meurtre et le crime et le vol. De la terre des Franks ils rêvent le partage: Purgeons de leur présence et vengeons notre sol! Derrière et devant eux, brûlez! faites le vide! Enfermons ces bandits dans un désert sans fin! La flamme et la famine à cette horde avide! Que tous, hommes, chevaux, que tous crèvent de faim! Ils sont venus, eh bien! qu’ils restent! Terre altière, France, ouvre-toi sous eux et te referme après! Qu’il n’en sorte pas un vivant de ta frontière! Notre vieux sol gaulois avait besoin d’engrais. Écoutez ces sanglots des enfants et des veuves, Ces cris de nos soldats en leur fleur moissonnés... Pour tout ce sang, du sang! Que l’onde de nos fleuves Roule en monceaux les Huns dans leurs flots profanés! Dix contre un, ils s’en vont dévastant nos campagnes; La bombe incendiaire éventre la maison; Des plaines aux cités, des hameaux aux montagnes, Leur sinistre passage empourpre l’horizon. Sus aux envahisseurs! Sus aux hommes de proie! La guerre des buissons! la guerre des taillis! Traquons-les! plongeons-nous dans l’implacable joie De tuer pour sauver ou venger son pays! Jeunes et vieux, debout pour la lutte des braves! Femmes, les Huns verront que vos seins, que vos flancs N’ont point porté, n’ont point allaité des esclaves! Loups de la Gaule, à vous leurs cadavres sanglants! Que veulent-ils? Détruire, exterminer la race Des Latins, démembrer le pays des aïeux Et, joignant le cynisme à la haine vorace, Assassiner un peuple à la face des cieux! Frapper Paris! éteindre un des flambeaux du monde! Décapiter la France! ô rêve monstrueux! Voilà ce que l’Europe, en sa stupeur profonde, Souffrirait... sans bondir et se ruer contre eux! Ainsi donc plus de droit humain, plus de justice! La force est tout! honneur aux Teutons ravageurs!... Sacrilège abandon et lâcheté complice! Au ban des nations ces hordes d’égorgeurs! D’un même sang issus, peuples, race latine, Venez armés du fer, venez armés du feu! Cause commune, enfants de commune origine! La France est l’avant-garde et le soldat de Dieu! Contre la barbarie épousez sa bannière! Prenez place en nos rangs! guerre au dévastateur! Vous êtes le Progrès, les Arts et la Lumière, Soyez aussi le Droit au fer libérateur! Du fond de ses marais l’engeance féodale A vomi sous nos murs son python couronné. Si nous n’écrasons pas du pied l’hydre vandale, Civilisation, ton règne est terminé! Entre l’ombre et le jour, entre l’homme et la bête, La lutte est sans merci, la mort doit la finir! Latins, accourrez tous à l’héroïque fête! En sauvant le présent vous saurez l’avenir! Mais qu’ils viennent ou non, France chevaleresque, Fais ton devoir! combats pour tous! et haut les coeurs! Châtie en la domptant l’arrogance tudesque! Que le sol des vaincus dévore les vainqueurs! Berceau de Jeanne d’Arc, valeureuse Lorraine, Alsace, Laon, Strasbourg, en décombre changés, Pays qui n’êtes plus qu’une fumante arène, La France se relève et vous serez vengés! Après vingt ans, la France, asservie et flétrie, A reconquis son âme avec sa liberté! Elle s’apprête au grand combat de la patrie: Elle y retrouvera la gloire et sa fierté! De Valmy, d’Iéna, de cent autres batailles, Vous les héros, grands morts à vaincre accoutumés, Que votre âme guerrière au jour des représailles, Que votre âme revive en nos coeurs enflammés! Versez-nous votre foi, la foi sans défaillance Qui vous fit affronter, soldats transfigurés, Mille morts, qui vous fit les vainqueurs dans Mayence, Et les maîtres des rois contre nous conjurés. Soufflez-nous votre esprit, l’esprit patriotique Qui revêtit d’exploits la grande nation; Qui, d’un rempart d’airain couvrant la République, La sauva de la honte et de l’invasion. Oh! vous êtes pour nous l’exemple et l’histoire. Ce que vous avez fait, vos fils le referont. A nos drapeaux trahis reviendra la victoire, Et vos lauriers par nous, ô morts, refleuriront! Donc, du nord au midi, de l’est à l’ouest, aux armes! Entendez-vous ce cri: « La Patrie en danger! » A nos frères tombés donnons d’abord des larmes; Puis, tous debout! et face et mort à l’étranger! Des plages de Marseille aux mers de la Bretagne, De Lyon, de Bordeaux, de toutes nos cités, Venez! venez du bourg, du bois, de la montagne, De partout, et vengez vos foyers insultés! Paysan, prends ta faux! bûcheron, prends ta hache! Enfant, arme ton bras des pierres du chemin! Eh! qui de nous voudrait, à jamais traître et lâche, Subir l’âpre conquête et le joug du Germain? D’un unanime élan, d’un effort héroïque, Français, purgez vos murs de bandits forcenés! Au tocsin de l’honneur et de la République, Courez à l’ennemi! frappez! exterminez! Sous chacun de vos coups c’est un tyran qui tombe! Dans chacun de vos coups frappe la Liberté! De ces vainqueurs d’un jour qu’une immense hécatombe Fume, et soit votre exemple à la postérité! Comme aux champs de Morat, tombeau du Téméraire, Châtiant les forfaits du Teuton destructeur, Dressons un monument, fatidique ossuaire, Fait des restes maudits d’un peuple usurpateur! Se partager la France, ô démence ennemie! La France ne sait pas se laisser conquérir! Un pacte avec la mort plutôt que l’infamie! Pour le salut commun, debout! -Vaincre ou mourir! Et vous vaincrez! -Soldats d’une lutte féconde, D’où le Droit et l’Honneur sortiront triomphants, Sur vos succès l’espoir de vingt peuples se fonde! Frères, vous défendez la liberté du monde En défendant la terre où sont nés vos enfants. France, tu sortiras de cette épreuve amère Pure et transfigurée aux yeux de l’univers. Dans le sang de tes fils lavée, ô pauvre mère! De l’Empire expiant l’opprobre et la chimère, Tu te rachèteras au prix de tes revers! O revers inouïs! désastre épouvantable! Calamités sans nom! immense effondrement! O mère! en tes malheurs le ciel est équitable: De tes fautes subis la leçon lamentable! Sors libre de ta chute et de ton châtiment! Sois libre! Ton divorce avec la tyrannie Te rendra ta féconde et sereine fierté. Flambeau libérateur, ton lumineux génie Sous le ciel reprendra sa mission bénie, Répandant sa pensée à tous et sa clarté. Hypocrites rongés d’une exécrable envie, Tous les porteurs de sceptre, imposteurs couronnés, T’accusent de rêver à tes pieds asservie L’Europe entière, -toi dont l’or, le sang, la vie Fut toujours la rançon des peuples enchaînés! Ta pensée illumine et délivre! l’épée En tes mains affranchit après avoir dompté! Voir du joug féodal l’Europe émancipée, Voilà ton rêve à toi dans l’ardente épopée De tes combats géants contre la Royauté. Les rois l’ont bien compris! Ils savent que ton âme D’une oeuvre de salut est sans cesse en travail; Que toute nation à ton contact prend flamme!... Toi de moins sous le ciel, tel est leur rêve infâme! Ils régiront en paix les peuples, leur bétail. Tu troubles leur repos: toi debout, toi vivante, Pour eux plus de sommeil, plus de sécurité. A ta perte conspire une haine savante: Ils veulent, t’immolant sur ton oeuvre fervente, Dans son foyer natal tuer la Liberté. Liberté, défends-toi par la main de la France! France, des nations sois le bras justicier! Pour le Droit en péril, pour le siècle en souffrance, Pour les peuples trompés et pour leur délivrance, Pour ton propre salut, hors du fourreau l’acier! Pour la dernière fois, qu’en tes mains étincelle Le fer, le fer sacré qui délivre des rois! Sans merci ni pitié, qu’à flots le sang ruisselle! Que la guerre s’embrase horrible, universelle! Mais que ce soit du moins pour la dernière fois! Qu’après avoir dompté l’antique barbarie, Qu’après avoir puni l’audace et ses forfaits, Pour prix de tant de sang, hélas! et de tuerie, La Victoire, aux vaincus de la grande patrie, D’une paix magnanime impose les bienfaits. Dieu clément, mets un terme aux fureurs homicides L’un sur l’autre lançant les peuples déchaînés! Montre-leur le néant de leurs luttes arides, Égorgements sans but, stupides suicides De stupides troupeaux à l’abattoir menés! Dieu de bonté, mets fin à ces aveugles haines Par qui des nations les maux sont aggravés! Pour qui donc versons-nous la pourpre de nos veines? Quel profit tirons-nous de nos victoires vaines? Des maîtres plus cruels et des fers mieux rivés! Dieu paternel, fait luire enfin sur notre tête Le jour de ta justice et de ta volonté! Sur la terre apaisée et sous le ciel en fête, Fais éclore et fleurir ce rêve du poète: Le règne de l’Amour et de la Liberté! Septembre 1870 Le Rossignol Pendant Le Siège De Paris. Quand tu dormais sous la ramée, Frêle oiseau, sans ailes encor, Invisible et de ruse armée, Une main sur toi s’est fermée Et du ciel priva ton essor. Et tu grandis dans l’esclavage, Exilé de l’air et des bois, Rêvant peut-être un lieu sauvage Plein de silence et de feuillage, Où libre pût monter ta voix. Quand tu parus dans ma retraite, Que ta voix devait réjouir, Heureux d’abriter un poète, Mon humble toit se mit en fête, Chanteur ailé, pour t’accueillir. Rêvant pour toi paix et bien-être, Je t’installai près du foyer, D’où l’on peut voir par ma fenêtre Au vent se bercer le vieux hêtre; Au ciel le nuage ondoyer. Mais d’abord, farouche, irascible, Comme un captif chez son geôlier, Poète au silence invincible, Tu restas froid, morne, insensible, A mon accueil hospitalier. « Sois libre! je hais l’esclavage! Loin d’ici veux-tu t’envoler? Pars! retourne au natal bocage! » J’ouvris la fenêtre et ta cage; Tu refusas de t’en aller! Reste donc, et sois béni, frère! Tu n’as pas fui mon amitié. Le sort m’est si dur et contraire, Que j’ai besoin, coeur solitaire, D’un coeur qui me prenne en pitié! Et dès lors ma sollicitude Veilla sur toi sans t’alarmer. De me voir tu pris l’habitude, Et, soit instinct, soit gratitude, Tu finis, je crois, par m’aimer. Chaque jour ma main fraternelle, Te prodiguant les soins jaloux, T’offrait le grain et l’eau nouvelle; Et sur moi ta noire prunelle Dardait un regard vif et doux. L’hiver, l’horrible hiver du Siège, Quand tout Paris manquait de pain, Cerné par le Hun sacrilège, Malgré la disette et la neige, Toi du moins tu n’eus froid ni faim. Jours d’angoisse! ô malheurs célèbres Dont mon coeur saigne avec orgueil! Toi, pendant ces heures funèbres, Hôte muet de mes ténèbres, Ton deuil répondait à mon deuil. Au bruit sinistre de la bombe Qui passe effleurant la maison, D’un vivant partageant la tombe, Tu me rappelais la colombe, La colombe d’Anacréon. Ta présence en ma nuit morose Évoquait mon soleil natal, La plaine où mûrit la jam-rose, Nos monts d’azur que l’aube arrose, Tout mon beau ciel oriental; Mon île austère, mais sereine, L’oasis des grands flots amers Où de l’Inde erre la Sirène, Baignant dans l’or son front de reine, Ses pieds dans le saphir des mers. O vision éblouissante! Mirage aux lointaines clartés! Dans le passé mon âme absente Oubliait de l’heure présente Les navrantes réalités. J’entendais au pied des collines, Dans l’herbe en fleur ensevelis, Se berçant au vent des ravines, Les choeurs ailés aux voix divines De nos frères les bengalis. Chante comme eux! que ma pensée, Pleurant les maux de mon pays, O rossignol! par toi bercée, Revole vers l’aube éclipsée De mes bonheurs évanouis! Le chant, bien mieux que la parole, Sait du sort adoucir les coups; Avec lui la douleur s’envole: Il berce, il endort, il console Ce qui souffre et gémit en nous. En ces temps d’atroce tuerie, Où le Hun fourbe et carnassier Promène en nos champs sa furie, Heureux qui peut pour la patrie Mourir aux éclairs de l’acier! Mais la mort, cette mort qu’on brave En plein soleil, sous les cieux purs, Nous fuit! c’est l’hiver, la faim hâve Qui nous frappent, bétail esclave, Enfermés dans nos propres murs! Inexorable Destinée! Forfaits par l’enfer applaudis!... C’en en est trop! viens, Muse obstinée, Voile à mon âme consternée La hideur de ces temps maudits! La force ici ment au courage, Le Droit est trahi par le sort. D’un vainqueur défions la rage: Comme l’Alcyon dans l’orage, Rossignol! chantons dans la mort. Laissons s’ouvrir et se détendre Nos coeurs par l’angoisse envahis. Chante, oiseau! que je croie entendre La voix mélancolique et tendre De nos frères les bengalis! Que ton chant limpide et sonore Ouvre à mon esprit enchaîné Ce libre azur que l’astre dore, Nos horizons baignés d’aurore, Le beau rivage où je suis né! Mais non: morne, farouche, austère, Tant que l’hiver planant au ciel D’un blanc linceul couvrit la terre, Sachant souffrir, sachant te taire, Tu restas sourd à mon appel. C’est bien, je comprends ton silence: Quand du talon de l’étranger Notre sol subit l’insolence, Quand de partout ce cri s’élance: « Sauvons la patrie en danger! » Quand au bruit strident des mitrailles Qui sur nos toits pleuvent des cieux, Se mêle, au sein de nos murailles, Le glas sonnant les funérailles D’un peuple trahi par ses dieux; Quand l’obus sème l’incendie Et dans nos murs et dans nos champs, Non! ce n’est point, ô Poésie! Ton heure à toi, l’heure choisie Pour les rêves et pour les chants. C’est l’heure où le coeur se replie Dans un amer recueillement, L’heure, où des maux de la patrie Chacun, dans son âme meurtrie, Couve l’altier ressentiment; L’heure des détresses communes Où chacun à tous doit s’unir, Et, navré des mêmes fortunes, Des représailles opportunes Attend le jour lent à venir. Vienne ce jour, ô mère! ô France! Jour trois fois cher à tes enfants, Et des coeurs vibrant d’espérance Jaillira pour ta délivrance La strophe aux mètres triomphants! Alors, sans fureur qui t’égare, Mais sur tous levant ton flambeau, Le Hun fratricide et barbare Pourra te voir, comme Lazare, Sortir vivante du tombeau! Alors... Trêve aux paroles vaines! Le silence au vaincu sied mieux. Laissons le soleil dans nos veines, Comme la sève aux troncs des chênes, Refaire le sang des aïeux! Or, le froid déjà diminue, L’air a des souffles caressants, Un soleil pâle, ouvrant la nue, Fond la neige, et la glèbe nue Se verdit de gazons naissants. Du printemps, de la paix prochaine On voit les signes précurseurs; L’air s’azure et se rassérène, Et, là-bas, décroît dans la plaine Le flot noir des envahisseurs. Lourds de butin, légers de gloire, Qu’ils partent repus! L’avenir, O vous qui souillez la victoire, Un jour fera dire à l’histoire Si nous savons nous souvenir. Bientôt les lilas vont éclore, Du sol vont poindre les moissons; L’alouette au gosier sonore Dans l’azur que l’aube colore Déjà s’élance des buissons. Déjà planent les hirondelles Autour de nos toits mutilés, Saluant de leurs cris fidèles Nos clochers et nos citadelles Par l’Aigle noire, hélas! souillés. Les gais moineaux à ma fenêtre Ont repris leurs jeux querelleurs, Leur vol réjouit le vieux hêtre, L’aïeul pensif qui les vit naître Et les berça parmi ses fleurs. Au soleil dissipant la brume, Cher hôte avec moi prisonnier, Ton oeil noir aussi se rallume, Et tu sens glisser sous ta plume Les tiédeurs du vent printanier. Tu contemples de ma croisée, Pensif en ta cage d’osier, La cour de lierre pavoisée, Le bassin à l’onde irisée, La haute tige du rosier. L’esprit du chant en toi s’agite, Ton aile en trahit le frisson, Au coeur le sang te bat plus vite, Du printemps la muse t’invite A lancer au ciel ta chanson. L’ivresse dont ton âme est pleine Dilate et soulève ton corps; J’écoute, respirant à peine: Enfin, de ta gorge d’ébène Jaillit le flot de tes accords. Flot lumineux, gammes ailées, Flèches du son au large éclair, Vocalise aux notes perlées Tombant en grappes étoilées Dans le silence ému de l’air; Hymne où la volupté soupire Sa riche lamentation, Cris d’amour que le coeur inspire, Musique où palpite et respire Le clavier de la passion; Tous ces secrets, doux ou sublimes, Qu’à rendre l’homme est impuissant, Désirs, transports, langueurs intimes, O roi du chant! tu les exprimes Dans ta langue au multiple accent; Bruits de la source au frais murmure, Soupirs du vent au sein des bois, Toutes les voix de la nature, Mélodieuse créature, Tu les résumes dans ta voix! Verse-la donc en mon oreille, Ta voix aux magiques douceurs! Évoque en mon âme et réveille La vision et la merveille D’un Éden fleurissant ailleurs! Verse, verse à pleine poitrine L’ivresse qui déborde en toi! Qu’à ton chant ma nuit s’illumine! Traduis dans ta langue divine L’idéal qui soupire en moi! Dis le printemps, dis l’espérance, Le départ du dévastateur! Dis le jour de la délivrance! Dis!... Tout mon être fait silence Pour t’écouter, divin chanteur! Divin chanteur au noir plumage, Suave artiste au gosier d’or, La lyre envîrait ton ramage, Et tout barde en toi rend hommage A la Muse au lyrique essor. Et tu chantes, et ma retraite S’emplit d’accords et de clarté, Et ton hymne étoilé, poète, De ma solitude muette A payé l’hospitalité. Sois béni, barde prophétique, Toi qui dans nos jours de malheurs, Devant mon deuil patriotique, Évoques, vision stoïque, L’avenir aux espoirs vengeurs; Toi de qui la voix inspirée, Du printemps fêtant le retour, Annonce à la Cité sacrée Votre départ, horde exécrée, Horde du Hun et du vautour; Toi qui dans mon âme meurtrie Ravives, au jour du danger, Ma double et haute idolâtrie: Le saint amour de la patrie, La sainte horreur de l’étranger! Une Victime De Sedan. A La Mémoire De Mon Ami D'enfance Hyacinthe Rolland; lieutenant-colonel d’artillerie, né à l’île Bourbon, mortellement blessé à la bataille de Sedan. I Tu dors sous la terre étrangère, Frappé par l’obus ennemi, De mon enfance toi le frère, De ma jeunesse toi l’ami! Soldat au coeur stoïque et brave, Voyant nos foyers envahis, Quand vint ton heure, calme et grave, Tu sus mourir pour ton pays. Du sein des tempêtes traîtresses Où la France allait s’engloutir, J’entends encor de tes détresses Le cri dans mon coeur retentir: « Surpris! perdus! -L’armée entière, Fantassins, cavaliers, chevaux, Gît sanglante dans la poussière, Comme Rolland à Roncevaux. « Revers sans nom! sort lamentable! Le nombre et l’astuce ont vaincu! Rêve impossible et véritable! Et voir cela! ... J’ai trop vécu! « Aux armes! La levée en masse! Devant ce flot de ravageurs Qui nous submerge et vous enlace, Levez-vous! soyez nos vengeurs! « Fils de la ferme, enfants des villes, Tous, tous, de l’un à l’autre bout Du sol, sur ces meutes serviles Ruez-vous en armes! -debout! « Des francs-tireurs, des volontaires Lancez sur eux les bataillons! Que ces bandits incendiaires Trouvent la mort dans vos sillons! « Derrière vous faites le vide! Brûlez maisons, fourrage et grain! Que des pillards la horde avide Autour de vous meure de faim! « Prenez la faux! prenez la hache! Prenez la fourche et le bâton! Frappez sans trêve et sans relâche! Chassez du pays le Teuton! « Nous restons, nous, à la frontière Pour la défendre et vous couvrir! Que la France se lève entière, Jetant son cri: « Vaincre ou mourir! » Ainsi, le soir d’une bataille, Tu m’écrivais. Le lendemain, Tombant sur un lit de mitraille, Tu t’affaissais, l’épée en main; Et couché dans ta froide bière, Pour toujours tu t’es endormi, Toi qui par le coeur fus mon frère! Toi de ma jeunesse l’ami! II O guerre, exécrable furie, Sois maudite sur son cercueil! De mon frère et de ma patrie Je porte au coeur le double deuil! Sois maudite, horrible prêtresse De l’horrible dieu des combats! Frappé dans ma double tendresse, Désormais que faire ici-bas? Sois maudite, atroce Mégère, Toi qui m’a pris ce que j’aimais! Il dort sous la terre étrangère: Que faire ici-bas désormais? III Hélas! ma vie est orpheline. Seul avec nos espoirs trahis, Enfant de la même colline, Pour te pleurer je te survis. Tombez, tombez, larmes discrètes Que n’essuîra plus l’amitié! Coulez, ô blessures secrètes, Dans l’ombre où je fuis la pitié! Et toi, Muse aux chastes caresses, Du passé descends à ma voix! Endors mes présentes tristesses Au chant des bonheurs d’autrefois. IV C’était un fils de nos savanes, Une âme dont la loyauté De nos cieux clairs et diaphanes Reflétait la limpidité. Il naquit dans mon île heureuse, Aux pics neigeux, aux verts palmiers; Une même vallée ombreuse Abrita nos songes premiers. Il rêvait bataille et victoire, Au temps de sa verte primeur; Les fiers récits de notre histoire Charmaient sa belliqueuse humeur. Un beau fait de chevalerie Mettait l’éclair en son regard; Les preux hantaient sa rêverie, Et son héros était Bayard. Dans l’enfant l’homme se révèle, Le fruit s’annonce dès la fleur: Il fut dans une ère nouvelle Un servant de l’antique honneur. La gloire à son brûlant mirage, Jeune encor, l’avait fasciné: Chevalier perdu dans notre âge, En d’autres jours que n’est-il né! Nature aimante autant que fière, Coeur d’or sous l’armure d’acier, Rude pour la fortune altière, Pour le malheur hospitalier, Il sut toujours vers l’humble peine, Qui se dérobe en sa pudeur, Venir discret et la main pleine Des saintes aumônes du coeur. Que de fois, dans la défaillance Du rêveur sous le sort ployé, J’ai repris sève et confiance, Mon bras sur son bras appuyé! Ravivant mon âme alanguie, Sa force employait la douceur: Du frère il avait l’énergie Et les tendresses de la soeur. La franche équité du créole Vibrait dans ses moindres accents; Et du succès jamais l’idole N’a connu son loyal encens. Brave et sûr comme son épée, Au Droit vaincu gardant sa foi, Jamais la victoire usurpée Ne l’a vu plier sous la loi. Comme l’eau qui sort de la roche Dans notre montagnes de granit, Âme limpide et sans reproche, Loin de la source où fut son nid, Au milieu des camps et des villes, Partout où son flot l’a porté, Il traversa nos moeurs serviles Sans y souiller sa pureté. Fuyant tout chemin qui dévie, De la faveur n’acceptant rien, Il mena droit sa noble vie: Il vit le mal et crut au bien; Et, soldat au devoir fidèle, Quand vint son jour, vaillant martyr, Comme le héros, son modèle, Pour son pays il sut mourir. V Et maintenant, loin de notre île Aux pics neigeux, aux palmiers verts, Il dort dans son dernier asile, L’ami que je pleure en mes vers. Il dort, et je ne sais pas même Sous quel tertre, dans quel caveau, Il a trouvé, tranquille et blême, L’hospitalité du tombeau. J’ignore en quels lieux il repose, J’ignore où prier et venir, Où puisse poser son pied rose La colombe du souvenir. VI Revole aux bois de notre enfance, Revole, oiseau, vers nos grands bois! C’est là qu’en sa fleur d’innocence Notre âme habitait autrefois. C’est là qu’habite encor son ombre, C’est là qu’elle erre au bord des mers, Au pied du morne abrupt et sombre Que blanchit l’onde aux flux amers. Il aimait ce lieu solitaire, Où la flèche des filaos Mêle sans fin sa plainte austère A la plainte sans fin des flots; Où le vent qui vient des ravines, Sur la grève aux cailloux polis, Porte imprégné d’odeurs divines Le chant plaintif des bengalis. Plage ombreuse où la brise et l’onde, Et l’oiseau, tout semble gémir: C’est là, dans cette paix profonde, Qu’il espérait un jour dormir. C’est là, dans cette anse isolée, Verdoyant Éden de la mort, Qu’à son tour ma nef exilée Viendra trouver l’abri du port. C’est là qu’avant moi revenue, Fidèle à son premier séjour, Son âme, à ces beaux lieux connue, M’attend, sûre de mon retour; Là que nos ombres fraternelles, Dans la paix des nuits sans réveil, Au bruit des vagues maternelles, Dormiront leur dernier sommeil. Le Siège De Paris. La patrie allume ma voix. André Chénier. I Lève-toi du cercueil, ô République, ô France, Pour les maudire lève-toi! Ils ont, ces lourds rhéteurs, trompé ton espérance Et platement trahi ta foi. Succomber sans combattre, ô douleur! ô ruines De la patrie en deuil! Et voir Le vil drapeau des Huns flotter sur nos collines! Inénarrable désespoir! Discoureurs éternels, leur béate incurie Et leur loquace inaction Énervaient ta colère, endormaient ta furie, O Paris, ô peuple, ô lion! Capituler sans lutte est leur oeuvre d’eunuques. A la mort tu voulais courir, Non te rendre! Tes chefs aux prudences caduques N’ont su ni vaincre ni mourir. Ils devaient céder ni fort ni territoire, Ils le disaient d’un ton ronflant. Silence, écrivassiers! Ceignez une écritoire Au lieu de glaive à votre flanc. Vous nous avez conduits par vos lenteurs traîtresses A la défaite sans combats. Grâce à vous, l’Aigle noire est sur nos forteresses. Parler si haut, tomber si bas! Jactances de rhéteurs, entêtements de mules, Stupidités sans précédent! Retirez-vous, félons! vous les dignes émules Du triste sire de Sedan! II Et qu’ils ne disent pas que ta voix récrimine, O Muse! et qu’ici le vainqueur C’est la fatalité, l’invincible famine, Que « tout est perdu, fors l’honneur »! Mort du roi chevalier tombé dans sa vaillance, Qui t’inscrirait sur leur blason? L’avenir y burine: « Inepte imprévoyance », Et le peuple y lit: « Trahison »! III Que l’avenir les juges! -O ville au grand courage, Toi dont les fils courbent leurs fronts Sous l’indicible poids d’une indicible rage, C’est toi d’immérités affronts Qu’ils faut venger, qu’il faut laver, qu’il faut absoudre! O Paris! tu fis ton devoir. Au nom du Droit t’armant du glaive et de la foudre, Au monde asservi tu fis voir Ce que peuvent chez toi l’amour de la patrie Et l’amour de la liberté. C’est toi qui de la France, et livrée et meurtrie, Sauvas du moins la dignité. Sans armes, sans soldats, sans défense, surprise Par le flot de l’invasion, Le danger te grandit, le péril t’électrise: Cité, tu deviens nation! Improvisant, forgeant pour ta lutte héroïque L’homme et le fer, l’arme et le bras, Tu fais surgir du sol ta milice civique, Phalange par qui tu vaincras! Tirant tout de tes flancs, mère aux nobles entrailles, Fondant ton âme et ton écrin, Tu couvres tes remparts, bastions et murailles, De canons et de coeurs d’airain. Parcs et châteaux, grands bois ombrageant ta ceinture, Peuvent au Hun servir d’abris: Ils tombent! -A ton deuil solennel la nature Mêle son deuil et ses débris. Adieu, palais! adieu jardins aux beaux feuillages! Parcs ombreux, séjours fortunés, Vous, du moins, par le Hun alléché de pillages, Vous ne serez point profanés! Écroulez-vous, châteaux! brûlez, champs magnifiques! Vallons, délices de l’été, Fraîches villas, brûlez! tombez, bois pacifiques, Pour le salut de la cité! Et sur la glèbe nue, ô Paris! tu te dresses Sublime, au loin versant l’effroi. Qu’il vienne, l’agresseur convoitant tes richesses, Le vide est fait autour de toi. Et poursuivant ton oeuvre, -oeuvre religieuse, - Tout sacrifice t’est léger; Et chacun sent en soi ta foi contagieuse Grandir, et braver l’étranger. L’héroïsme s’embrase à ton altier courage, La guerre campe en tes faubourgs; Et pour mener à fin ce gigantesque ouvrage, Il t’a suffi de quelques jours. Et quand le Hun pillard accourt, horde innombrable, Guerrière aux yeux dardant l’éclair, Il te voit, l’arme en main, tranquille et formidable, Debout dans ton corset de fer! IV Il te disait frivole, amollie et sans force, Toute au plaisir qui seul te sied; C’était juger du fruit au luxe de l’écorce: L’armure est d’or, le coeur d’acier. Il te disait la ville au vice habituée, La Babylone aux dieux impurs, Et comme on entre aux bras d’une prostituée, Il croyait entrer dans tes murs. Et du haut de ces murs dont le bronze foudroie, Voici que ton bras punisseur Se lève, et que frappant au front l’homme de proie, Tu vois reculer l’agresseur! En vain l’invasion t’enserre de son onde; Comme la mer contre un écueil, Au pied de tes remparts où l’airain tonne et gronde, Vient se briser son lourd orgueil. La force, qui pour lui prime le Droit, recule Devant le Droit par toi vengé. Trop de fois, dix contre un, féroce et sans scrupule, De sang et d’or il s’est gorgé! Ici, la force échoue. -A l’oeuvre, astuce infâme Dont l’esprit du Hun est pourvu! Ceux que ne peut dompter la force, on les affame: Le grand de Molke a tout prévu. S’embusquant à distance, errant sur les bruines, Coupant tes ponts et tes chemins, T’isolant sur ton fleuve au pied de tes collines, Paris, la horde des Germains T’entoure; et, vils chacals guettant de loin leur proie, Mais sur elle n’osant bondir, Trois cent mille, ils sont là, cuvant l’ignoble joie De voir leur victime pâlir Sous l’étreinte de fer de sa suprême épreuve!... Basse et savante atrocité! La famine en tes flancs, l’âpre hiver sur ton fleuve, Sans pain, sans feu, sainte Cité, Quand tu portes les yeux sur l’immense vallée Que blanchit un soleil en deuil, Tombeau vivant, tu vois la neige amoncelée T’envelopper comme un linceul. Là, sous la terre dure, au revers des tranchées, Dorment, glacés dans leur valeur, Tes fiers enfants, moissons que la guerre a fauchées, Tuant le fruit avec la fleur. A l’horizon blafard où pèse un ciel livide, Barrant la voie à tout secours, D’un tenace ennemi veille la haine avide... Ainsi s’en vont les nuits, les jours! L’hiver et le typhus habitent tes murailles; Des maux tout l’essaim conjuré Décime tes soldats, dévore tes entrailles; Sans ébranler ton coeur navré: Dans ta lugubre enceinte où deux millions d’âmes De faim, de froid souffrent pour toi, Ton héroïsme ardent les réchauffe à ses flammes, Ton coeur les nourrit de sa foi! V Inébranlable foi! magnanime souffrance! Va, tu grandis à tous les yeux, Toi qui sauves l’honneur, toi qui venges la France Par ton martyre glorieux! Ah! laisse-moi dans l’ombre, où ta splendeur m’enivre, Sur tes détresses m’attendrir, Ville où j’ai mérité de rêver et de vivre, Où j’ai mérité de souffrir! Ah! laisse-moi, le front courbé dans la poussière, En mes respects fiers et jaloux, Baiser le bord sanglant de ta robe guerrière, Pleurer d’orgueil à tes genoux! Souffre qu’un de tes fils, ô mère vénérée, Pour tant d’affronts inexpiés, Pour ta lente agonie avec calme endurée Sanglote d’amour à tes pieds! Laisse-moi t’admirer tout haut, laisse-moi dire, Témoin au cuisant souvenir, Tes ineffables maux, Mère, pour les maudire, Tes dévoûments pour les bénir! VI A ton appel, j’ai vu tous les rangs, tous les âges S’unir dans un sublime accord; Ouvriers et savants, vieillards et blonds visages Marcher côte à côte à la mort. J’ai vu, pour ta défense, artistes et poètes Quitter la lyre et les pinceaux, Des ouragans de feu rugissant sur leurs têtes, Braver la trombe et les assauts. J’ai vu, sur tes remparts que la brise flagelle, Tes fils, soldats improvisés, Mourir debout, tués par le froid qui les gèle, Tomber par la bombe écrasés. Par un hiver qui fend les pierres et les marbres, Dans tes parcs de givre vêtus, Pour tes foyers sans feu, j’ai vu tes plus beaux arbres Crouler l’un sur l’autre abattus. Sur tes quais inondés hier encor de lumière, Et maintenant d’obscurité, Sur tes longs boulevards, brillante fourmilière, Centres éteints d’activités, Sur tes hauts monuments noyés d’ombres funèbres J’ai vu, réelle vision, Comme un oiseau lugubre aux ailes de ténèbres Planer la désolation! Et tel qu’un pèlerin dans une ville morte, Sous la brume, aux plaintes du vent, J’ai, nocturne songeur, errant de porte en porte, Sondé ton sépulcre vivant... Et j’ai maudit le sort qui sur toi se déchaîne, Toi que le sort eût dû venger! Et j’ai senti grandir dans mon coeur pur de haine La sainte horreur de l’étranger! VII Le jour, autre spectacle et non moins lamentable: Des portes aux lourds bastions, Pour forcer l’ennemi dans son camp redoutable, J’ai vu sortir tes légions. Sous l’orage tonnant des forts et des redoutes, Ils allaient, tes fiers bataillons, Renversant l’ennemi, trouant, s’ouvrant des routes Sous la bouche en feu des canons. Ils allaient: -tout à coup le clairon des retraites Glaçait et brisait leurs élans... Et toujours des succès couronnés de défaites! Et toujours des chefs indolents; Et toujours dans l’ardeur des belliqueuses fièvres, Et quand tous voulaient en finir, Il leur fallait -lions commandés par des lièvres - Toujours sur leurs pas revenir! Et sur tes murs souillés de mensonges notoires, Tu lisais, sans te révolter, Rédigé par tes chefs, le récit des victoires Qu’ils n’ont jamais su remporter!... Patience sans nom! -O toi qui sus attendre, Paris! comment trop t’admirer, Du découragement toi qui sus te défendre, Toi qui sus toujours espérer! VIII De toute part cernée! une triple ceinture De sang, et de flamme, et de fer, T’enveloppe et te voue à l’atroce torture Que Dante évoque en son enfer. Comme Ugolin, tu vois -angoisse maternelle! - Tes fils mourir à tes côtés. Ton courage ulcéré t’inspire, et ta prunelle S’emplit de soudaines clartés. Stoïque, te dressant sur ta tombe vivante, Les yeux perdus à l’horizon, Tu songes... Ta pensée indomptable et fervente S’évadera de ta prison. Elle ira, du Teuton trompant la lourde veille, Elle ira du vol de l’éclair, Sur un nef ailée, intrépide merveille, Ouvrir sa route aux champs de l’air. Le ciel du moins est libre! Allez à la pleine ailes, Ballons et ramiers messagers, Allez! et que la France ait par vous des nouvelles De la ville aux fiers assiégés... Autour de toi la plaine est nue et désolée, Ton fleuve y dort, morne et glacé; Les bourgs incendiés fument dans la vallée, Les bourgs où la Prusse a passé! Debout sur tes remparts et la main sur ton glaive, A tes pieds les canons béants, Tu suis d’un long espoir le ballon qui s’enlève, Fendant l’espace à bonds géants Il va... Soufflez du Nord, vents aux ailes de neige, Montez du sol, brouillard légers, Voilez au Hun qui guette, accroupi dans son piège, La nef aux hardis passagers! Le ciel est une issue, et l’espace une voie: Montez, globes navigateurs! Pour atteindre le but où Paris vous envoie, Des cieux traversez les hauteurs. Volez au sud, volez vers la tiède Provence, Vers l’Ouest, la terre aux genêts d’or; Que l’âme de Paris sur vos ailes devance La foudre au fulgurant essor! Hâtez-vous! -Vous portez en vos flancs, lest sublime, L’espoir, le génie indompté, L’exemple et l’héroïsme et la fortune opime De la trois fois sainte Cité! Hâtez-vous! -Dans la nuit, que l’étoile attendrie, Vous contemplant du fond du ciel Éclaire votre vol qui porte à la patrie Les voix d’un héroïque appel! Hâtez-vous! -Au delà des plaines, des montagnes, Abattez-vous, ballons sauveurs, Embrassant, feu sacré, villes bourgs et campagnes, Suscitant partout des vengeurs! Hâtez-vous! Haut et loin, allez dire à la France Qu’ici pour elle on sait souffrir; Allez dire aux vivants notre altière espérance, Salut de ceux qui vont mourir. Mais vous, revenez-nous, facteurs aux blanches ailes, O chers oiseaux compatissants! Revenez à nos coeurs glacés d’affres mortelles Parler d’espoir et des absents. Des grèves et des monts, des hameaux et des plages, Revenez-nous, courriers ailés! Sur nos toits sans foyer répandez vos messages, Et nos toits seront consolés. Dites-nous que la France, accélérant sa marche, L’éclair aux yeux, le glaive au flanc, Accourt. -Soyez pour nous, soyez l’oiseau de l’Arche Dans ce déluge aux flots de sang! Que votre vol au loin, croisant le vol des bombes, Dessine à nos yeux dans les airs L’arc-en-ciel prophétique, ô propices colombes, Disant la fin de nos revers! En souvenir des maux sans nom, des maux sans larmes Subis en des jours exécrés, La ville de Paris gravera dans ses armes Votre symbole, oiseaux sacrés! Planant sur un navire en péril, mâts sans vergue, Agrès rompus et flancs meurtris, On lira dans votre aile éployée en exergue Ces mots: « Les sauveurs de Paris ». Sauvez donc! oh! sauvez la sainte capitale De la défaite aux durs affronts! Allez aux quatre coins de la terre natale! Partez, ramiers!... Nous attendrons. IX Torture de l’attente! angoisse inénarrable! Espoirs trompés! voeux méconnus! Les ramiers ont rejoint la Cité vénérable, Mais seuls ils y sont revenus! X Ce n’est pas tout. -Après cent et cinq jours de siège, Mettant le comble à ses forfaits, Ville auguste! le Hun barbare et sacrilège Sur tes temples, sur tes palais A dirigé l’essor des bombes meurtrières. Dans ton ciel qu’empourpre le soir, J’ai vu, sinistre essaim d’oiseaux incendiaires, Des obus monter le vol noir, Puis, déchirant l’espace et choisissant leur proie, Globes ailés d’où l’éclair sort, Sur tes toits effondrés que l’airain troue et broie Répandre la flamme et la mort! J’ai vu sur tes clochers, tes dômes, tes musées, L’âpre essaim, à bonds acharnés, S’abattre et rejaillir, fulgurantes fusées! Le frais berceau des nouveaux-nés, L’hospice, abri sacré que la souffrance habite, Et tes places et tes marchés Sous l’orbe aux mille éclats, explosion subite, De lambeaux humains sont jonchés! Membres épars, débris fumants, spectacle horrible!... Comme l’antique Niobé Contemplant sous les traits du Tueur invisible Ses fils, groupe à ses pieds tombé, Paris, ô Cité mère à l’immense agonie, O Niobé des nations, Vois, muette d’horreur, vois de la Germanie Les héroïques actions!... Ne pouvant te dompter, ne pouvant te réduire Par l’arme du brave et du preux, Sa rage incendiaire aspire à te détruire, Et de loin te couvre de feux! XI Haine de l’étranger, Haine chère et sacrée, Verse en nous ta sainte fureur! Emplis mon coeur, grandis dans mon âme ulcérée, Grandis au niveau de l’horreur Qu’inspirent les forfaits d’une exécrable engeance! Œil pour oeil, Haine! et dent pour dent. Allume par mon chant le feu de la vengeance! Embrase à ton charbon ardent Ma bouche, et que ton cri jaillisse de ma lèvre! Pour qu’il soit de tous répété, Donne à ma voix l’accent dont un peuple s’enfièvre; Donne à mon vers l’intensité De mon amour pour toi, Haine altière et farouche! Contre un vainqueur savant au mal, O vaincus, que la Muse évoque en votre bouche L’antique serment d’Annibal! Haine de l’étranger, Amour de la patrie, Mon double culte désormais, Si nos coeurs défaillants, si notre âme amoindrie Pouvaient vous oublier jamais; Si le serment vengeur aux promesses stoïques, Nous oubliions de le tenir, Levez-vous de la tombe, ô nos morts héroïques, Pour nous en faire souvenir! Levez-vous, du devoir ô victimes austères! Levez-vous tous jeunes et vieux, Ignorants et lettrés, nobles et prolétaires Dont la mort a glacé les yeux! Regnault, vaillant artiste à la splendide toile, Lambert, courageux voyageur, Seveste, qui payas d’un beau trépas l’étoile De la patrie et de l’honneur; Dampierre, et toi, Grancey, soldats de souche antique, Et vous aussi, Coriolis, Vieillard auguste en qui l’amour patriotique Triompha de l’amour des lys; Vous qui sûtes mourir, rêvant la délivrance, Comme seraient morts vos aïeux, Dont le sang teint toujours la bannière de France! Martyrs bénis et glorieux, Levez-vous du coteau, levez-vous de la plaine, De la tranchée et du sillon, De la fosse sans fleurs de votre vertu pleine, De Buzenval, de Châtillon, De tous ces lieux témoins de vos luttes sublimes, Héros dont chaque nom cité, Sanctifiant mon vers, verserait sur mes rimes Un reflet d’immortalité! O nos morts bien-aimés! découvrant vos blessures, Levez-vous tous de vos cercueils! Secouez à nos yeux oublieux ou parjures Les plis sanglants de vos linceuls! Venez nous rappeler l’homicide furie, Les forfaits de l’invasion, La Prusse en nos cités promenant la tuerie, Semant la dévastation! Comme aux murs d’Elseneur, victime fraternelle, L’Ombre d’un père assassiné Armait le coeur d’Hamlet de sa haine éternelle Contre un meurtrier couronné; O martyrs! dans nos nuits, ô Héros! dans nos veilles, Apparaissez! répétez-nous Ces mots sacrementels vibrant à nos oreilles: « Souvenez-vous! souvenez-vous! » Souvenez-vous du Nord déchaînant ses repaires Sur nos champs, nos toits saccagés! Vivants! souvenez-vous qu’en les vengeant vos pères Sont morts et ne sont point vengés! Souvenez-vous des maux sans nom, des durs outrages Par notre France, hélas! soufferts; De l’Alsace expiant ses fidèles courages Par l’abandon et dans les fers! Souvenez-vous du joug où gémit la Lorraine! Que le briser soit votre espoir! Fils d’un sol envahi, que pour vous tous la haine De l’étranger soit le devoir! Souvenez-vous enfin que soûle de carnage, Se gorgeant d’or sur nos débris, Cette docte Allemagne, en sa fureur sauvage, A rêvé de brûler Paris! XII Oui, voilà vos exploits, ô héros platoniques, Guerriers doublés de songe-creux, Blonds amants des Gretchen, meurtriers germaniques, Docteurs et pédants langoureux! Parlez-nous maintenant de progrès de lumière, Fils de la Prusse, hommes du Nord! Sous le savant en vous gît la brute première, Le sauvage en vous n’est pas mort. La science en vos mains sert froidement vos haines, Et les arts vos duplicités; Votre instinct carnassier, loups à faces humaines, Se trahit à vos cruautés! Le gentilhomme en vous déguise mal le reître Que le passé nous révéla. Allez! vous êtes bien les fils de votre ancêtre, Les dignes enfants d’Attila! Eh bien! montrez-vous donc, ô races prolifiques, Ce que vous êtes en effet! N’affichez plus ces airs aux candeurs pacifiques! Tuer, piller est votre fait! Les richesses d’autrui par vous sont convoitées; Du voisin vous lorgnez le sol Pour y placer à l’aise et loger vos portées! La ruse, le meurtre, le vol, Voilà votre héroïsme et vos vertus guerrières! Et vous parlez de liberté, Vous dont le dos subit la schlague et les lanières Qu’ourdit la féodalité; Vous qui courbez vos reins, vous qui pliez vos têtes Sous de grotesques hobereaux; Vous qui, pour assouvir votre soif de conquêtes, A vos rois servez de bourreaux! XIII Arrière, vils bourreaux! vils esclaves, arrière! Entre vous et les nations Se dressent désormais, menaçante barrière, Vos sanglantes ambitions. Honte à vous! vous avez déshonoré la guerre Par vos cyniques attentats. Le Droit n’existe plus qui protégeait naguère L’antique assise des états. En un siècle de paix et de luttes sereines, Aux fraternels enfantements, Vous venez de rouvrir d’homicides arènes Pour de futurs égorgements; En des jours de progrès ramenant les ténèbres, Le moyen âge et ses terreurs, Vous avez rallumé par vos forfaits célèbres Du passé les sombres fureurs: Fureurs de race à race, inextinguible haine! Par vous, l’incendie attisé, Passant d’un peuple à l’autre, au vent qui le déchaîne, Aura bientôt tout embrasé. XIV O conflagration des peuples en démence! Stupide, universelle horreur! Faut-il que le passé de nos jours recommence Pour qu’un Gothon soit empereur! Éteignez-vous, lumière, art, science, industrie! Ce recul de l’esprit humain, Ce retour vers la nuit et vers la barbarie Est ton oeuvre, Empereur germain! Adieu, rêve sacré de paix et d’harmonie! Adieu, sainte fraternité Des peuples! -Votre crime, hommes de Germanie, Crime de lèse-humanité, Est de ceux que le ciel, à défaut de la terre, Un jour ou l’autre doit punir. Le présent contre vous, vengeance héréditaire, Lègue sa dette à l’avenir; Et l’avenir paîra cette dette funeste De sang et d’exécration! Car ce n’est pas vers Dieu l’homme seul qui proteste: C’est toi, Civilisation! XV Depuis l’heure maudite où sur la croix immonde Le juif impur et furieux Vit pâlir et mourir la Lumière du monde, Jamais forfait plus odieux N’épouvanta la terre, ô race âpre et brutale, Qu’à l’heure où vous avez porté Votre main sur Paris, la sainte capitale, Tête et coeur de l’humanité!... Qu’avait-elle donc fait pour valoir vos vengeances? Fervent asile des proscrits, Refuge des penseurs et des intelligences, Pôle et foyer des grands esprits, Elle a toujours été pour tous hospitalière, Même, hélas! pour ses ennemis. A partager son pain de vie et de lumière, Peuples, vous étiez tous admis! Dans la science et l’art proclamant vos victoires, A vos succès faisant accueil, A grandir vos talents, à consacrer vos gloires Elle mettait son noble orgueil. Et vous, les bienvenus chez elle, race ingrate, Blonds sournois doublés d’assassins! Contre elle, cinquante ans, votre âme scélérate A couvé les plus noirs desseins. Ne pouvant au passé pardonner vos défaites, Au présent sa prospérité, Cinquante ans, vous avez, convives de ses fêtes, Trahi son hospitalité! Fouillant ses murs, scrutant ses moeurs, notant ses fautes, Rôdeurs d’égouts, vils scorpions, Cinquante ans, vous avez, dans son sein, vous ses hôtes, Fait l’abject métier d’espions! Cinquante ans, ruminant vos haines misérables, Lynx pour voir, taupes pour ramper, Vous avez guetté l’heure et l’endroit vulnérables Par où vous pourriez la frapper! Et quand elle eut sonné, l’heure à jamais néfaste, Vos moyens prêts, vos projets mûrs, Vous vous êtes, hurlant le hourra qui dévaste, En foule rués sur ses murs! XVI Eh bien! ces murs sacrés à vos bandes traîtresses, A vos fureurs ont résisté, Et vous n’avez vaincu ni pris les forteresses De l’antique et brave Cité. Ce n’est point par la voie aux portes triomphales Qu’en ses murs vous êtes venus, Comme autrefois venaient fiers dans vos capitales Nos aïeux, à Berlin connus! Ce n’est point le front haut, conduits par la Victoire, Qu’en nos murs vous serez entrés, Mais par la porte basse, ouverte à l’Aigle noire Par tous les fléaux conjurés. Devant ces murs d’airain que la foudre illumine, Vainqueurs, vous avez reculé! Ce n’est point avec vous, c’est avec la famine Que Paris a capitulé! XVII Capituler! ô deuil! Capituler! ô rage! Revers plus amer que la mort! Avoir tant dépensé de sang et de courage! Ah! tu méritais mieux du sort, Héroïque Cité! vaillante infortunée! Au jour de ton écroulement, Plus grande que ta chute et que la destinée, Devant l’azur du firmament, Devant le monde et Dieu, devant l’Europe entière Qui sut tout permettre et tout voir, Tu peux du moins, tu peux lever ta tête altière, Paris! car tu fis ton devoir!... Montre à ces nations, inertes spectatrices De la lutte et de tes revers, Montre ton noble front aux nobles cicatrices! Reste en exemple à l’univers! Dans la rude tourmente où ta barque s’abîme, Où dort notre espoir naufragé, Du moins, toujours debout, comme un phare sublime, Ton honneur brille, insubmergé! Dans ce désastre où peut sombrer la République Tu n’as rien à te reprocher, Hors d’avoir mis ton âme et ta nef symbolique Aux mains d’un inepte nocher! XVIII Donc, tout est consommé! Contemplant ta défaite, O France! et ton affliction, L’Europe qui t’admire est au fond satisfaite De ton humiliation. Les gens de Magenta, les hommes de Crimée, Hier encore alliés soumis, Te disent, aujourd’hui que tu n’as plus d’armée, Ce qu’a Job disaient ses amis. Des services reçus fragile est la mémoire! Le vaincu toujours aura tort. Triste défection dont rougira l’Histoire! Malheur au faible! gloire au fort! La force est désormais le Droit. En politique, La Force est tout, et rien le Droit! Le vainqueur plaît aux dieux! c’est à Caton d’Utique Que plaît le vaincu maladroit. Faisons comme les dieux, peuples! L’ingratitude Est une armure à notre coeur. Oublions la victime et, sage multitude, Allons acclamer le vainqueur!... O nations, bétail des rois, brutes de somme, Brutes sans foi, sans amitié! - Dieu juste! qui verrait à nu le coeur de l’homme Mourrait d’horreur ou de pitié! XIX Résigne-toi! subis les hontes de l’Empire, O France! et ton abaissement. Des fautes du passé que le présent s’inspire Pour en garder l’enseignement. Souffre, travaille, espère, et sème en tes ruines D’un riche avenir la moisson. Du produit de tes champs, du fruit de tes collines Paie à l’Allemand ta rançon. Libère-toi d’abord, reste France et loyale! Gorge d’or ton vainqueur repu. Un jour il te rendra cette rançon royale Et tout le sang qu’il t’aura bu! Laisse venir le jour des complètes revanches, Jour vengeur de l’iniquité! A l’arbre mutilé reverdiront ses branches: Tu referas ton unité. Attends le jour sacré des justes représailles. Comme Antée à terre abattu, Appuyée à ton sol aux vivaces entrailles, Reprends ta force et ta vertu. Refais ton sang, refais tes moeurs! d’une main ferme Jette au loin tes corruptions, Tes rois, tes empereurs! Sois libre! A jamais ferme L’ère des révolutions! Depuis quatre-vingts ans, France, ta marche oscille: Changeant de dogme et de contrat, Essayant tout, tu vas du fourbe à l’imbécile, De l’imbécile au scélérat! Cesse enfin ce jeu sombre où pâlit ta fortune; Mets en toi seule ton espoir. Chasse des prétendants la cohue importune, En tes mains garde le pouvoir. Ils s’offrent à l’envi pour guérir tes blessures: Docteurs pourvus d’orviétans, Ils reviennent de loin, leurs recettes sont sûres; Mais qu’on se hâte! il n’est que temps! Il est temps, en effet, que ta voix congédie Tous ces revenants du passé! Abjure tes erreurs, ô France! et répudie A jamais tout pacte insensé. L’Empire et ses fauteurs t’ont conduite à l’abîme; Ils sont prêts à t’y replonger: Leur oeuvre est sous tes yeux et les juges, ô victime Par eux livrée à l’étranger! A l’heure du péril leur superbe prudence Se pavanait sous d’autres cieux; Les voici de retour: misérable impudence! Cynisme trois fois odieux! Ton salut les réclame, ils sont prêts: anathème A ces sinistres charlatans! Sauve-toi des sauveurs en te sauvant toi-même! France, ma mère! il en est temps. Ton salut désormais ne dépend de personne, Mais de tous, France, mais de toi! Garde en ta main le sceptre, à ton front la couronne: Tes fils accepteront ta loi. Loi d’un monde nouveau, loi de l’ère nouvelle Dont l’aube blanchit l’horizon, Et des printemps futurs à notre hiver révèle L’éblouissante floraison. Hâte ces jours prédits, cette terre promise Aux vaincus ployés sous leurs fers. Sois la colonne ardente, ô France! et le Moïse Des peuples en marche aux déserts. Comprends ton rôle, assois l’édifice civique Où tout enfin puissent s’unir! Résumant ton passé, seule, la République Peut embrasser ton avenir. Abrite et refais-toi sous sa puissante égide; Parmi les nations, tes soeurs, Remonte à ton rang! sois leur prophète et leur guide, L’apôtre aux verbes précurseurs, Annonçant à l’Europe, où désormais chancelle L’oeuvre des tyrans exécrés, Ton oeuvre à toi: la République universelle Des peuples par toi délivrés! Fonde-la par l’exemple et l’ardeur magnanime D’un coeur plus haut que ses revers. Venge-toi du vainqueur, venge-toi de son crime Par tes bienfaits sur l’univers. Que tes maux sans nom l’épreuve soit féconde, O France! pour l’humanité: Mère immortelle, épanche à jamais sur le monde La lumière et la liberté! Ultima Verba. Stances A G. Leopardi. La lyre peut chanter tout ce que l’âme rêve. Soumet. O Maître! longuement j’ai pensé ta pensée, Et mon coeur a gémi ce qu’a gémi ton coeur; Revivant après toi ta souffrance passée, J’ai de tes jours amers bu l’amère liqueur. De tes déceptions la moisson m’est connue; Le sort ne me fut pas plus qu’à toi léger: Comme toi j’ai trouvé la vie et lourde et nue; Rien de l’homme ici-bas n’est à l’homme étranger. Des maux par nous subis en nous est la mesure: Plus l’âme est grande, plus l’âme est apte à souffrir. Il faut l’horizon vaste à la vaste envergure; Étouffé dans son vol, l’aigle aspire à mourir. Le solitaire ennui fut ta pire souffrance; Un idéal trop haut éblouissait tes yeux. Le réel a tué dans ton coeur l’espérance: Trahi par ses dieux, l’homme est plus grand que ses dieux! Le siècle où tu naquis, le monde et la nature, Ignorant ton désir, ignoraient ton tourment: L’étroitesse des uns et de tous l’imposture T’ont fait l’altier martyr de ton isolement. Être seul, toujours seul, seul avec sa pensée, Se nourrir de son coeur et de son coeur mourir, Refouler dans son sein sa tendresse offensée, O vide! et que Dieu seul ici-bas peut remplir. Ce Dieu, tu l’as cherché sous ses milles symboles, Gravissant pour l’atteindre aux plus ardus sommets; Dans ses cultes divers, dogmes et paraboles, Le percevant toujours, ne l’atteignant jamais! Maître! dans le fini l’Infini se limite; Il s’y montre et s’affirme, et de son unité Dévoile à l’âme humaine où son essence habite, Ce qu’en peut embrasser un esprit limité. Pressentir l’Absolu, ce n’est point le connaître; Mais comment, s’il n’est pas, comment le pressentir? Si l’être le conçoit, c’est qu’il est dans cet être; Si l’âme aspire à lui, c’est qu’elle en dut sortir. O poète! ô penseur! vers lui tu devais tendre, Comme l’aimant au pôle, au foyer le banni. Il suffit de l’aimer, tu voulus le comprendre: Le fini peut-il donc comprendre l’Infini! A ton tour tu sondas du mal le noir problème, Gouffre où l’âme erre et sombre et gémit sans témoins. De l’abîme muet tu revins morne et blême, Avec le doute en plus et l’espérance en moins. Douter! et notre coeur nous sollicite à croire; Croire! et notre raison ne peut justifier La foi... Des deux côtés même effort illusoire! Affirmer n’est pas plus de l’homme que nier. Ton lot est d’ignorer, ô pauvre intelligence! Le mot par nous cherché peut-être est-il ailleurs... Que faire? -S’avouant son humaine indigence, Attendre... avec l’espoir d’une aube aux jours meilleurs. Toi, tu désespéras! L’insoluble mystère Du songeur anxieux a fait un révolté. A voir l’oeuvre du Mal dans l’homme et sur la terre, Tu conclus de la vie à la fatalité. La vie est-elle un bien à tant de maux en proie? La terre enfante autant de monstres que de fleurs. Au prix de quels chagrins payons-nous une joie? Quel bonheur expierait ici-bas nos malheurs! Produire incessamment pour détruire sans cesse, Travailler pour la Mort, voilà ton but certain, O Nature! Au profit de la noire déesse, Tu n’es que l’instrument aveugle du Destin. Charmé dans ses désirs par tes beautés complices, L’être créé devient à son tour créateur; Et, stupide artisan de ses propres supplices, En transmettant la vie, il transmet la douleur. O songeur, à tes yeux tel apparut ce monde, Un monde où les vivants, tristes jouets du sort, Se dévorent entre eux dans leur lutte inféconde, Et, du néant sortis, y rentrent par la mort. La plante, l’animal, l’homme souffre et soupire; Dans la création où donc est la bonté? Voyant partout le Mal dont tout subit l’empire, Tu conclus de son règne à la fatalité. Fatalité, néant, destin, mots creux et vides: Le mystère y persiste insondable et cruel. Le problème divin dont nos coeurs sont avides, Inexpliqué toujours, toujours reste éternel. Le Destin! Il énerve en nous les mâles fibres. Que devient sous son joug l’humaine volonté? Non! le Destin n’est pas le Dieu des âmes libres: De l’homme contre lui proteste la fierté. Le néant! -autre énigme impossible à comprendre. Certes, j’y voudrais croire et m’y réfugier! Qui donc ayant vécu ne voudrait y descendre?... Oh! s’éteindre à jamais, à jamais oublier! Oublier! ne plus voir les choses qu’on a vues: Iniquité, mensonge, astuce, trahison! Fermer son âme aux deuils des tendresses déçues, Clore au dégoût son coeur et sa lèvre au poison! S’affranchir de ces soifs que rien ne désaltère: La justice, le vrai, le beau! Ne plus mourir Le rêve d’un bonheur qui n’est pas de la terre! Ne plus aimer, ne plus haïr, ne plus souffrir! Échapper à jamais à ses propres bassesses, Au mépris de soi-même, et peut-être au remords; Fuir des vivants menteurs les menteuses promesses; Ne plus se souvenir, hélas! même des morts! Se reposer enfin des hontes de la vie, Perdre la conscience, enfin, d’avoir été! Si tu l’as ce pouvoir qui fait que tout s’oublie, Reprends-moi dans ton sein, ô Néant! ô Léthé! Mais tu n’es, ô Néant! toi-même qu’un mensonge, Par la désespérance et le doute inventé. Un invincible instinct te réprouve et nous ronge: Tout ce qui vit aspire à l’immortalité. Que nous veut ce désir inné de se survivre? Si la vie est un mal, pourquoi la désirer? Hélas! ce lâche instinct dont rien ne nous délivre, Ajoute aux autres maux la douleur d’espérer. Quand le fini s’éteint, l’Infini s’en exhale Et se rallume ailleurs. -Où? comment et pourquoi? Seul il le sait, Celui dont l’aube virginale, Succédant à la nuit, nous révèle la loi, L’inexorable loi qui veut que la lumière Précède et suive l’ombre, et l’ombre la clarté; Qui veut qu’en nous l’esprit s’accouple à la matière, L’âme au corps, la pensée à l’animalité. Pour paraître souffrir, souffrir pour disparaître, Entre ces deux moments penser l’éternité, Voilà l’homme. -Aspirer est la fin de notre être; Se résigner, le but de notre liberté. Eh bien, résignons-nous! Il se peut que la vie Soit d’un monde étoilé la révélation, L’épreuve méritoire où le ciel nous convie, Et de l’âme en travail la libre ascension. Ce but vaut qu’on le tente, ô poète stoïque, Mâle et sincère esprit, toi le dernier Romain! Il était d’un coeur tendre et d’une âme héroïque D’étreindre l’Absolu d’un espoir surhumain. Cette lutte allait bien à ton altier courage D’affronter l’aventure au port mystérieux, De voir si l’espérance en nous n’est qu’un mirage, Ou l’aube dont le jour doit éblouir nos yeux; Si la terre et le ciel, les mondes, la nature, Les astres et les fleurs, si tout cet univers N’est rien, rien qu’une immense et splendide imposture, Ou l’Etre irradiant en ses aspects divers. Atteindre l’Unité dans son essence même, Y trouver de la vie et l’excuse et le prix; Attendre jusque-là pour nier; -l’anathème Doit-il donc devancer l’heure où tous est compris? - Et librement vouloir, sous sa clarté sereine, Ce que veut l’infaillible et fixe Volonté; Voilà l’oeuvre imposée à la pensée humaine, Voilà sa fin suprême et sa félicité. L’attente est longue, et longue à franchir est la route. Pour distraire et tromper les longueurs du chemin, L’un a l’ambition, le pouvoir qu’on redoute, Le sceptre sous lequel paît le bétail humain. L’autre a la gloire et l’or, l’autre a la poésie: Le rêve ou l’action nous leurre à notre insu. Tel s’oublie aux divins mensonges d’Aspasie, Qui gémit au réveil sur l’idéal déçu. L’un cherche dans le cloître et l’autre dans l’étude Ce repos qui du coeur des vivants est banni; Mais, volupté, pouvoir, richesse, solitude, Rien ne peut nous guérir du mal de l’Infini. Pour l’assoupir en nous la prodigue Nature De ses multiples dons nous offre le secours. Selon nos appétits variant la pâture, Elle occupe et distrait pour nous l’ennui des jours. Et toi-même, ô poète! au plus fort de la lutte, Pour éprouver ces dons vides et mensongers, N’as tu pas eu ton jour, ton heure, ta minute? Ne te plains pas: j’en sais de moins bien partagés. Ceux-là dans leur obscur et dur pèlerinage, Sans trouver l’oasis au désert ont erré; Ils ont marché sans halte et dès le premier âge: Rude fut le chemin à leurs pas mesuré. Ceux-là n’ont rencontré sous l’astre qui flamboie Ni le puits du pasteur, ni l’ombre du palmier. Tout leur fut refusé! -Seule et suprême joie, Ils sont morts dans leur culte et leur rêve premier. Toi, du moins, tu connus dans la mêlée austère, A l’heure noire où tout nous semble sans pitié, Les deux biens les plus grands qui soient sur cette terre: La sainte poésie et la sainte amitié! La première à tes yeux transfigurant les choses, D’un voile éblouissant t’en cachait la hideur; Épousant ta tristesse aux jours les plus moroses, Entre la vie et toi l’autre avait mis son coeur. D’un double dévoûment ineffables modèles, Consolant tour à tour ton coeur et ton esprit, Toutes deux à l’envi te restèrent fidèles Jusqu’à l’heure où la Mort dans leurs bras te surprit. O Poésie! heureux qui de ton miel s’abreuve. Et quels que soient ses maux sous un ciel rigoureux, Celui qui t’a trouvée aux heures de l’épreuve, Celui-là ne peut pas se dire malheureux. Il a connu par toi les plus hautes ivresses Qu’à l’homme il soit donné de connaître ici-bas; De terrestres tu fis devines ses tendresses, Et le monde étoilé s’ouvrit devant ses pas. Tu consacres l’élu que ta grâce visite. De céleste origine et fille de l’azur, Tu n’habitas jamais que les âmes d’élite: L’esprit sincère et droit, le coeur loyal et pur. L’impur, le déloyal, le parjure, le fourbe, Le traître à l’amitié, l’ingrat aux instincts bas, Rimant leurs lâchetés, peuvent, ignoble tourbe, Se réclamer de toi, -tu ne les connais pas! La sphère est idéale où se meuvent tes ailes; L’Art seul n’y peut atteindre, et ses rythmes sont vains A traduire les coeurs où brûlent de saints zèles: Ils n’ont d’écho vivant qu’en tes verbes divins. Car tu donnes la vie à tout ce que tu touches, A tout, même à l’erreur pour sa sincérité; Et les doutes amers, les blasphèmes farouches Ne tiennent que de toi leur immortalité. Immortels sont les cris où vibre une âme ardente, Une âme ayant vécu ses cris désespérés! Immortels, les défis altiers d’un autre Dante! Absous par toi, ses chants pour nous restent sacrés. Et toi, noble Amitié, toi la réparatrice Des misères qu’inflige à l’homme le Destin, Des muettes douleurs seule consolatrice, Fidèle au soir brumeux comme au riant matin; Tendresse d’énergie et de douceur trempée, Toi des trésors du coeur, le plus pur diamant, Franche comme l’acier, sûre comme l’épée, Virile passion faite de dévoûment; Toi que vendit le juif Judas, l’âme de boue; Toi, foyer pour le coeur et pour l’esprit flambeau; Toi dont le deuil fervent, de longs pleurs sur joie, Ressuscite Lazare et l’arrache au tombeau; Du frère et de la soeur ineffable mélange, Toi qui domptes la Mort, qui survis à l’adieu; Toi le seul bien qui puisse à l’homme envier l’ange; Toi que possède seul l’homme béni de Dieu; Sois bénie à ton tour, Amitié, sois bénie! La Poésie et toi, le rêve et la bonté, Vous avez consolé d’un douloureux génie Et l’entier désespoir et l’amère fierté! Émules par le zèle et la solitude, Adoucissant pour lui les misères du sort, Vous ne l’avez quitté, soeurs de sa solitude, Qu’endormi pour toujours sur le sein de la Mort; Sur ce sein virginal et muet où sa tête Voulait tant reposer pour la nuit sans réveil; Où tout trouble s’apaise, où l’homme et le poète A trouvé le repos de l’éternel sommeil! Maître! aujourd’hui pour toi les voiles du mystère Sont tombés, le problème est enfin résolu. Des entraves du corps, des liens de la terre Libéré, ton esprit contemple l’Absolu. Immanente clarté, la suprême Évidence Te pénètre; tu sais et tu comprends, -tu vois! Le dieu hasard a fait place à la Providence: Les mondes dans leur marche en proclament les lois. Le mal, l’erreur, l’orgueil, le doute, la souffrance, Ces hôtes d’ici-bas, sont inconnus ailleurs: Devant la Vérité fuit avec l’ignorance Le ténébreux essaim des terrestres douleurs. Au fini l’Infini se fait intelligible; Ce que l’âme a songé peuple les firmaments: L’esprit plongé dans l’Être, à l’esprit seul visible, Y voit réalisés tous ses pressentiments. Ses aspirations n’étaient point mensongères: Le vrai, le beau, le bien, et par qui l’homme est hanté, Toutes ces visions, célestes messagères, Ont leur source et leur fin dans la Divinité. L’être à la créature a tenu ses promesses: Tout ce qu’elle a pensé, tout ce qu’elle a rêvé, Le songe qui charmait et berçait ses tristesses, Commencé sur la terre, au ciel est achevé. Tu t’expliques enfin et l’épreuve et la lutte: Né libre, l’homme atteste ainsi sa liberté. Arbitre de son sort dans l’audace ou la chute, Lui-même il fait son mal ou sa félicité. Tu comprends désormais le but de la souffrance: De l’Idéal par elle on monte les degrés. O Poète! aujourd’hui, tu le vois, l’espérance N’a point trompé les voeux par la Muse inspirés. Le désespoir, la haine amère, l’ironie Désunissent les coeurs que l’amour doit unir. La voix au timbre d’or n’est donnée au génie Que pour prier, guider, consoler et bénir. Sous le dais sidéral des demeures heureuses Où sont les précurseurs, où sont tes grands aiëux, Simonide et Virgile aux voix mélodieuses, Et Dante ont salué ta bienvenue aux cieux. Ils accueillent chez toi le culte à la Patrie, Le dévoûment au Vrai, comme à la Liberté; Leur âme palpitait dans ton âme meurtrie: Ta place est auprès d’eux dans la sainte Cité. Baignant dans lumière auguste et fraternelle Des yeux que désormais la Mort ne peut fermer, Ton esprit goûte enfin dans la paix éternelle Le suprême bonheur de connaître et d’aimer. Source: http://www.poesies.net