Insania. (1862) Par Auguste Lacaussade (1815-1897) TABLE DES MATIERES Esquisse. Conseils. Chant D’Avril. Chanson De Juin. La Grotte. Chanson De Mai. Insania. Solitude Et Renoncement Monologue. Au Temps. La Douleur. Litanie. Dernières Paroles. Résignation. La Pensée. Dernier Adieu. Un Souvenir D’Avril. Les Roses De L’Oubli. La Fleur Des Tombeaux. À Hermine. Le Poète Et La Vie. Esquisse. Dans un lieu plein de fleurs, inondé de lumière, A tes yeux apparut, et grande, et blanche, et fière, La dame au long profil. De ses plis opulents La pourpre du velours drapait ses nobles flancs. Sur sa taille élancée aux courbes onduleuses Les lustres balançaient leurs gerbes lumineuses. Parmi des fleurs, -l’abeille ainsi porte son dard,- Brillait à son côté la nacre d’un poignard. Un noir tissu coulant de sa tête étoilée, Belle comme la nuit dans sa splendeur voilée, Sur son col, sur ses bras, flottant à larges tours, De sa divine épaule ombrageait les contours. Dans ses cheveux de jais, boucles riches et fines, Quelques fleurs de grenade aux touffes purpurines S’ouvraient et, d’un teint mat relevant les pâleurs, Empourpraient son beau front de leurs chaudes couleurs. Ses longs yeux noirs -des yeux de Grecque ou d’Andalouse- Lançaient l’humide éclat de leur flamme jalouse. Un rire lumineux entre ses dents flottait; Un mol et vague arôme autour d’elle montait; Et, svelte comme un lys, et d’hommage enivrée, Heureuse d’être belle et de tous admirée, Elle allait et versait sur les groupes tremblants L’ineffable langueur de ses regards troublants. Et toi, seul, à l’écart, dans la nuit de ton âme Sentant vivre et passer ton rêve en cette femme, Pensif, tu recevais sur ton front attristé Les éblouissements que dardait sa beauté. Conseils. Man delights not me, no, nor woman neither. SHAKESPEARE. Esprit mâle et sincère aux tendresses profondes, Crois-mois, contre un plomb vil n’échange pas ton or: La perle que tu veux n’habite point nos ondes, Leur sein n’enferme point ton idéal trésor. A tes ennuis sacrés la terre est insensible; Les amours primitifs y sont morts à jamais. Jamais tu n’atteindras ton rêve inaccessible, Ami! tu l’as placé sur de trop purs sommets. Comme la fleur qui naît sur les cimes austères Et, vierge, doit mourir sur le mont paternel, N’exhale que pour Dieu tes espoirs solitaires; Ne verse tes senteurs que dans les vents du ciel. Tu parles une langue ici-bas incomprise, Et la route est déserte où cheminent tes pas. Ton infini désir, la foule le méprise; Ses sordides instincts, tu ne les connais pas. Ferme-toi donc! subis, âme haute et limpide, De ton culte sacré subis l’auguste loi. D’un monde où tout est faux, et servile, et cupide, Les liens mensongers ne sont pas faits pour toi. L’homme est ingrat et dur, la femme amère et vide. Poète, que leur font tes songes étoilés! Les belles voluptés dont ta soif est avide Ne roulent point en eux leurs flots immaculés. Vis et chante à l’écart; dans tes rimes heureuses Réfléchis les splendeurs du tranquille univers. A la femme, à la fleur, à ces choses trompeuses, Ne prends que le parfum qu’il te faut pour tes vers. Passe au milieu des jours libre, calme, impassible, Couvre ton coeur brûlant de sereines froideurs; Comme en ces bassins bleus où dort l’astre paisible, Que ton chaste Idéal dorme en tes profondeurs! Si jamais, ébloui d’une flamme éphémère, Sous des yeux enivrants tu te troublais un soir, Étouffe dans ton sein la naissante chimère! Arrache de ton coeur un impossible espoir! A ton tour ne va point, dans la tourbe adultère, Brûler un lâche encens sur quelque autel banal: Plus elle sait aimer, plus l’âme doit se taire; Porte sans défaillir l’ivresse de ton mal! Mais, si vaine est la lutte et la plaie incurable, Voile au moins le secret de ta sainte pâleur: Que nul regard, raillant ton âme vulnérable, Ne lise sur ton front ta divine douleur! Tais-toi! D’un âcre feu les veines consumées, Même sous l’oeil fatal qu’attendrit ta fierté, Tais-toi! -Tu pourrais voir sur des lèvres aimées Flotter le rire amer de l’incrédulité. Tais-toi! L’oreille ouverte aux vanités flatteuses, La fille d’Ève au front candide, au coeur de fer, Ne sait point démêler, facile aux voix menteuses, L’accent tombé du ciel ou monté de l’enfer. Tais-toi! Le sein frappé d’une atteinte trop sûre, N’implore, en ton orgueil, ni merci ni retour: Laisse en dedans couler ta mortelle blessure! Saigne en silence et meurs, meurs d’un muet amour! Chant D’Avril. Quand je la vois, il fait beau dans mon âme, Tout est lumière en moi, tout est fraîcheur; Un ciel d’avril où l’aube épand sa flamme A moins de brise et d’azur que mon coeur. Tel que l’oiseau dont la voix est muette, Sous son regard si je reste sans voix, C’est de bonheur. Oh! mon âme est en fête Quand je la vois! L’abeille d’or vibrant dans la lumière, La fleur buvant la pourpre de midi, Le daim furtif, au bord de la clairière, Humant du jour le silence attiédi, L’esprit heureux que la Muse caresse, Le rossignol rêvant au fond des bois, Seuls ont connu, seuls diraient mon ivresse Quand je la vois! Chanson De Juin. L’humide éclat du lys, le blond duvet des pêches Seraient moins doux pour moi, moins frais que ton baiser. L’abeille du désir vole et veut se poser, Veut se poser, ô fleur! à tes lèvres si fraîches. La rose ouvre son coeur à l’amoureuse mouche, Et l’enivre de miel et la berce au zéphyr. Quand pourrai-je, à mon tour, sur tes lèvres cueillir, Miel divin, le baiser qui parfume ta bouche? Dans l’air plein de soleil entends-tu ces murmures? Que disent les oiseaux au dôme épais des bois? Ce que te dit mon coeur qui gémit dans ma voix: J’ai faim de tes baisers et de tes lèvres mûres. La Grotte. Sous cette grotte au frais mystère, Seuls, un jour, ils se sont assis. Heureux, ils oubliaient la terre, Le monde et leurs propres soucis. L’eau courante au fond des ravines, L’oiseau caché dans les buissons Mêlaient pour eux leurs voix divines Sous l’ardent soleil des moissons. Le lys des bois, la brise agreste, Le ramier gémissant d’amour Versaient sur cette heure céleste Les tièdes voluptés du jour; Des sureaux et des chèvrefeuilles Flottait dans l’air la molle odeur... Le grand frêne étendit ses feuilles Pour voiler au ciel leur bonheur. Chanson De Mai. La nature d’un vert manteau Couvre l’épaule des collines, Le vent de mai sur le coteau Se joue au front des aubépines, L’agneau bondit sur le gazon, La fauvette au bord du buisson Chante au soleil sa mélodie; Mais pour moi triste est sa chanson: Je suis seul à l’entendre, -hélas! Elle est partie. La violette aux yeux d’azur Sourit dans l’herbe aux marguerites, Sur le chaume, aux flancs du vieux mur, Tremblent au vent les clématites, Sur la robe verte des prés Boutons d’or et pavots pourprés Balancent leur tête fleurie; Mais, ô fleurs! ô champs diaprés! Vous ne m’êtes plus rien, -hélas! Elle est partie. Du jour saluant les lueurs, Toi qui dans la nuit irisée T’élances des grands blés en fleurs, L’aile brillante de rosée, Joyeux poète de l’été, Ta voix vibrant dans la clarté Fait plus sombre ma rêverie; Prends pitié d’un coeur attristé, Tais-toi! vive alouette, -hélas! Elle est partie. Elle est partie, et pour toujours: O désespoir! ô solitude! Fuyez, printemps! Mourez, beaux jours! Toi, reviens, saison froide et rude! Vents plaintifs, bruits des bois glacés, Voix de nos rêves dispersés, Bercez mon âme endolorie! Adieu, soleil des jours passés! Salut, hiver lugubre! -hélas! Elle est partie. Insania. Sois gai, secoue au vent ta tête libre et fière; Respire à pleins poumons ta brise printanière; Ris aux beaux jours; jouis, rimeur insoucieux, Des parfums de la terre et de l’azur des cieux; De ton avril cueillant les plaisirs et les roses, Raille nos soins jaloux, nos souvenirs moroses, Et, d’une lèvre vive où rit ta liberté, De tes bonheurs premiers bois le vin enchanté! Ton heure aussi viendra... Sur cette blonde tête, Oiseau de flamme, un jour s’abattra la tempête. Comme en un ciel d’été, sans pluie et sans éclairs, La foudre tout à coup éclate au fond des airs, Un jour, enveloppé d’un invisible orage, Tu sentiras pâlir et mourir ton courage. Subitement frappé, sous le trait acéré S’affaissera ton coeur en proie au mal sacré. Tu blêmiras, tes yeux perdront leur jeune flamme; Une indicible angoisse habitera ton âme. Vaste et morne, un désir sans fond comme la mer Ballottera tes jours dans un délire amer. Vague, sombre, rongé d’une âpre inquiétude, Pour y souffrir en paix cherchant la solitude, Tu fuiras tes amis. Ton esprit studieux Dans les livres, dans l’art aux plaisirs sérieux Ne mettra plus sa joie; et la Muse elle-même, Celle qui nous est douce et mérite qu’on l’aime, La Muse aura perdu sur ton coeur tout pouvoir. Ta fierté, le présent, l’avenir, le devoir, Tout sera délaissé. Sans flamme et sans génie, Tu ne penseras plus. La fiévreuse insomnie Envahira ta couche. Un songe sans réveil, De ta paupière sèche écartant le sommeil, Embrasera tes nuits: dans ton cerveau débile Brûlera fixe et belle une image immobile! Implorant l’aube, hélas! pour rafraîchir tes maux, Tu chercheras la paix et l’ombre des rameaux. Devant le calme auguste et le bonheur des choses, Tu sentiras tes yeux s’emplir de pleurs sans causes. Les grands bois, leur silence aux charmes apaisants Berceront, mais en vain, tes souvenirs cuisants. Ni l’haleine des eaux ni le vent des pelouses N’éteindront l’âpre feu de tes veines jalouses. La paix des bois, la paix immuable des cieux, Impassible ironie, irriteront tes yeux. Alors, ô déplorable, ô triste créature! Comme la Muse et l’art tu fuiras la nature. Par la douleur aigri, de toi-même lassé, Traînant partout au flanc le trait qui t’a blessé, A des pas adorés rivé comme un esclave, Sans vertu pour porter ou briser ton entrave, Tu vivras... jusqu’au jour où, sous l’âcre poison, Après ton coeur sentant défaillir ta raison, Sentant, sous l’action rongeante de ta peine, Se fausser ta nature et naître en toi la haine, Toi-même, épouvanté qu’on doive tant souffrir, Tu maudiras ton mal sans en vouloir guérir. Et tant de désespoir, pourquoi?... pour peu de chose: Pour un sourire éclos sur quelque lèvre rose, Pour quelque tête vide aux cheveux parfumés, Pour deux yeux bleus ou noirs par l’enfer allumés. O vous par qui le mal est entré dans le monde, Race en calamités, en misères féconde, De qui l’instinct cruel et plein de vanité Nous sait tout prendre, tout, jusqu’à notre fierté; Race d’enchantements et de ruse pourvue, Le curieux désir de voir et d’être vue Est tout votre coeur! Mère et fille du péché, Comme Ève, votre esprit frivole n’est touché Que par l’éclat du faux; vous aimez l’imposture, Ce qui flatte ou reluit! Si le sort en pâture Vous livre une âme ouverte à l’infini désir, Vous trouvez à la perdre un étrange plaisir: Vous brisez, vous brûlez dans cette âme flétrie L’idéal, cette fleur de l’Éden, sa patrie! Et vous, nos compagnons de trouble et de douleurs, Vous dont la lèvre sait l’amertume des pleurs; Hommes, têtes encor de cheveux couronnées, Vieillards, fronts qu’a blanchis la neige des années, Jeunes et vieux, parlez, et, la main sur le coeur, Dites, en est-il un parmi vous qui, vainqueur De la Vipère, ait su porter sans perdre haleine Le poids de son amour ou le poids de sa haine? En est-il parmi vous un seul qui, mâle et fier, Ait pu sans défaillir boire le miel amer, Et qui, l’angoisse au flanc, éperdu de souffrance, N’ait blasphémé jamais la vie et l’espérance? En est-il un, un seul, doux et fort jusqu’au bout, Job de la passion, sur son fumier debout, Qui n’ait un jour maudit le Dieu de sa jeunesse? S’il en est un, eh bien, que notre oeil le connaisse! Que pour nous enseigner il se lève entre nous! Que je le voie, et l’aime, et l’envie à genoux! Muse, dès le berceau toi qui fus ma nourrice, Toi la mère et la soeur et la consolatrice, Si ton culte jamais à mon esprit fut cher, Entends ce cri poussé par mon âme et ma chair. Ce n’est point, aujourd’hui, pour moi que je t’implore, Mon coeur ne saigne plus, bien qu’il palpite encore: Ma veine est desséchée et mon jour est rempli. Ce qu’il me faut cueillir, c’est la fleur de l’oubli... Eh bien, soit! levez-vous, croissez sur mes ruines, O roses sans parfums, mais aussi sans épines! Dans mon sentier désert, sur mon stérile écueil, Berçant aux vents des nuits vos emblèmes de deuil, Levez-vous! -Et toi, meurs, jeunesse inassouvie! Rêve impossible à qui, mon nom, mon art, ma vie, J’avais tout immolé! Longtemps, lâche énervé, J’ai pâli, j’ai langui d’un bonheur introuvé. J’ai pu longtemps, ô Muse! ô ma seconde mère! Te préférer une ombre, une aride chimère; Mais ils sont loin, ces jours d’ardente oisiveté: Avec mon coeur tu m’as rendu ma liberté, Clémente amie! eh bien, par mon retour sincère, Par mes jours expiés de honte et de misère, Par ces pleurs dont toi seule as su tarir les flots, Par ton sein maternel qui berça mes sanglots, Par ton culte sacré, par notre amour suprême, Entends ma voix priant pour un autre moi-même, Pour l’un des tiens, ô Muse! une âme dans sa fleur, L’enfant spirituel que s’est donné mon coeur. De tes tristes élus il porte au front le signe: Garde pour tes lacs bleus, garde les jours du cygne! Que ton oiseau divin n’aille point à son tour Saigner, proie innocente, aux serres du vautour! Contre l’homme et la vie, et le monde et son piège, Défends ce jeune esprit, ô Muse! et le protège. Que ce lys virginal à ton ombre bercé Du ver au dard mortel ne soit jamais blessé! Close aux vents d’ici-bas, que cette âme choisie Ne s’ouvre qu’à ta brise heureuse, ô Poésie! De la femme sans coeur épargne-lui les fers! Sauve au moins, sauve un fils des maux par tous soufferts! Solitude Et Renoncement. Il n’est d’autre remède à l’amour que les Piérides. THÉOCRITE. Sous ton modeste toit, que l’amitié visite, Clos tes jours occupés, cultive en paix ton art. Ne va point dans la foule où l’homme vain s’agite: La foule t’est mauvaise, ami; vis à l’écart. Dieu t’a fait le coeur haut, l’esprit inexorable; Tu ne saurais longtemps toi-même t’abuser. Pour qui le voit de près, ce monde est misérable: Il le faudrait bientôt haïr ou mépriser. Non! ni mépris ni haine, ami; reste impassible. Que la Muse à jamais soit tes seules amours. Toi, tu te souviendrais! dans ton âme inflexible, Le mal comme le bien reçu vivra toujours! Ton coeur n’est point pareil à ces plages de sable, Oublieuses du flot quand le flot a passé. Des jours tu garderas la trace ineffaçable, Qu’ils aient brisé ton rêve ou qu’ils l’aient caressé. Nature douce et forte aux durables empreintes, Tu saurais pardonner, mais non point oublier. Crains du ressouvenir les poignantes étreintes! Tu maudirais tes dieux sans les calomnier! Aimer, lutter, souffrir, mieux vaut l’indifférence! La paix, du moins, la paix est dans l’obscurité. Pour conquérir le but où va ton espérance, Il faudrait moins d’amour et plus de vanité. Tu saurais trop aimer! -Ton coeur, c’est ton génie. Toute à chacun, ta vie a soif de dévoûment. Ce qu’il ne peut sentir, l’égoïste le nie: L’air qu’il lui faut, ami, n’est point ton élément. Tu saurais trop aimer! -De navrantes tendresses Sans profit ni merci dévoreraient tes jours; Ta main se glacerait entre des mains traîtresses: L’aspic naîtrait couvé par l’Ève des amours! Tu saurais trop aimer! -À tes instincts rebelle, En vain tu voilerais les flammes de ton coeur; L’âme aimante est un lys que son parfum décèle: Ferme à d’ingrats frelons ta vie et ta liqueur. Devant le mal vainqueur, devant le fait cynique Si tu baissais les yeux ou détournais le front: “Il ne voit pas!” dirait la Dupe satanique. L’un niera ta pudeur, d’autres l’exploiteront. Oui, tes propres vertus, tes fiertés, tes noblesses, Tu les verrais te nuire un jour et te trahir! Le lâche traduirait tes pitiés en faiblesses!... Ah! tu sais trop aimer, ami; crains de haïr! Haïr, c’est s’abaisser! Lutter, la lutte est vaine! À d’odieux combats n’avilis pas ta main! Prise plus haut le sang qui coule dans ta veine: L’hydre au fiel venimeux ne vaut pas ton dédain! La foule est ainsi faite, ami, je l’ai connue: Pour y vivre, il faut être ou victime ou bourreau... Rien plutôt! que l’éclair s’éteigne dans la nue! Que le glaive insouillé dorme vierge au fourreau! Vis pour ton art. Renonce aux rêves du bel âge. Comme un lac de montagne au flot clair et dormant, Reflète en ton esprit l’étoile et le feuillage; Vis et mûris pour Dieu dans ton isolement. La solitude est douce à l’âme et salutaire. Élabore en secret, lys des grands bois, ton miel. Que ton coeur, clos et mort du côté de la terre, Ne reçoive le jour que du côté du ciel! Monologue. J’ai rêvé, j'ai souffert, j’ai chanté dans les cieux, Et je tombe, à mon tour, chercheur audacieux. J’ai rêvé bien longtemps une rose divine. O songe misérable! ô réveil douloureux! De la rose mon coeur n’a gardé que l’épine, Et je saigne, et l’angoisse habite ma poitrine... Tout est faux, hors le mal! tout, hors la trahison! Des plus hauts dévoûments voilà donc le salaire!... Triste et fatal objet d’amour et de colère, La foudre m’écrasant au seuil de ta maison Ne t’eût point arrêtée! et, passant sur ma cendre, Dans l’abîme tes pieds auraient voulu descendre... Des souvenirs amers j’exprime le poison Et m’en abreuve... En vain j’appelais la raison A ton aide, et l’honneur, et Dieu, ta fierté même, Ton vertueux passé qui gémit et qui m’aime; Vainement j’ai prié, supplié, conjuré, Femme! de respecter en toi ma foi suprême, Mon culte unique, hélas! et mon bonheur sacré; Tu vis mes désespoirs et ma mélancolie, Et ces fièvres du coeur, mères de la folie, Et, toute à tes instincts, tu n’as rien écouté! Tu fus aveugle et sourde, impitoyable, impie, Dénaturée, indigne, atroce!... O cruauté! Étrange cruauté d’enfant et de sauvage!... Pour te pouvoir juger qu’il m’a fallu souffrir! Du mal que tu m’as fait comprends-tu le ravage?... Ah! qui sait trop aimer ne sait pas moins haïr! Eh bien, malgré l’outrage et ma désespérance, Non! je ne voudrais pas t’infliger ma souffrance! Mépriser son amour et n’en pouvoir guérir, L’enfer ne connaît point de plus âpre torture!... L’enfer! il est en nous... Funeste créature! Ce n’est point le présent seulement, l’avenir, Non! tu m’as tout flétri, tout, jusqu’au souvenir! Un doute amer emplit mon âme empoisonnée. Niant le bien, raillant ma vile destinée, Je maudis ce passé qu’un jour j’ai pu bénir! Je le sais, Dieu puissant, tout effet a sa cause. Malheur au front sur qui ta colère se pose! L’éclair choisit, guidé par ton doigt irrité. Juste est le châtiment... je l’aurai mérité: J’ai pris au sérieux l’être vide, frivole, Plus mobile que l’onde ou la poudre qui vole. Malheureux! j’ai placé mes rêves infinis Dans l’être au coeur banal... Mes rêves sont punis. Eh bien, soit! mais, ô Dieu! l’amie et la complice Devait-elle être encor l’instrument du supplice? Pour frapper d’un seul coup et l’esprit et la chair, Ne pouvais-tu choisir, du moins, un bras moins cher? La blessure insondable, intime, inexprimée, Tu nous la fais avec la main la plus aimée! Est-ce là nous guérir? Ta cruelle amitié, Comme la femme, ô Dieu! serait donc sans pitié!... Il est des coups affreux, inattendus, rapides, La foudre en plein azur! sous l’éclair abhorré Notre raison s’égare et nous tombons stupides, Muets d’horreur, l’esprit d’hébétement navré! On a cru réchauffer contre son coeur un ange, Et l’ange tout à coup en vipère se change, Et mord!... et de la plaie ouverte à notre flanc, La foi, l’amour, l’espoir coule avec notre sang!... Avec mon coeur, ô toi qui m’as pris mon génie, Contemple ma ruine et mon abaissement. Ma détresse est ton oeuvre, et dans mon insanie, De mes jours avortés j’ai l’amer sentiment. Oui, mon âme est tombée! oui, ma vie est perdue! Oh! si j’avais le mot qui guérit ou qui tue! Rassasié d’angoisse, indigné d’en gémir, Ce lâche amour, mon coeur le voudrait revomir! Vains efforts! lutte et deuil insensés! noire offense Qui, changeant tout pour nous, nous rend tout odieux! Je hais l’homme, et l’espoir, et la clarté des cieux! Je doute des tombeaux, des fleurs et de l’enfance! Tout ce qui fut un jour le charme de mes yeux, Les monts, les bois, les mers, tout m’est une torture: Je sens partout le vide et partout l’imposture! Pourquoi n’es-tu pas morte avant la trahison! Mes pleurs auraient du moins respecté ton gazon!... Assez! tais-toi, mon coeur! Rentre dans le silence, Fantôme au flanc blessé de mon amour trahi! Que la pitié te reste! Et toi, Dieu de clémence, S’il faut que je survive à mon sort accompli, Des ressentiments noirs sauve au moins ma démence! Apprends-moi le pardon! enseigne-moi l’oubli! Au Temps. O toi que le bonheur redoute, Fatidique vieillard, seul ami du malheur, Dieu qui portes la faux, éternel moissonneur, O Temps! -ma voix t’implore, écoute Ce voeu, -le dernier voeu que doit gémir mon coeur. Hâte pour moi ton vol suprême; Des espoirs décevants moissonne en moi la fleur; Étouffe dans mon sein une implacable ardeur: Fais que j’oublie autant que j’aime! Détruis un lâche amour, ô divin destructeur! La Douleur. Dieu lui-même a respect de la souffrance humaine; Réelle est la douleur si la cause en est vaine. Qu’importe par qui nous souffrons! La fleur du bien grandit sur les âpres collines: L’homme qui sait porter sa couronne d’épines Devient un dieu sous les affronts. Ne maudis point, ami, ta suprême torture; Respecte ta douleur, la douleur nous épure; Laissons le blasphème à l’orgueil. Le fleuve de la vie aux ondes limoneuses, Pour rejaillir au ciel en gerbes lumineuses, Doit se briser contre un écueil. Litanie. Paix des soirs dans les bois sauvages, Bleu silence des nuits sous les cieux étendu, Charme apaisant des mers mourant sur les rivages, Rendez-moi le repos que mon âme a perdu! Parfums des brises matinales, Du jour au flanc des monts ineffables blancheurs, Rosée, urnes des lys aux perles virginales, Sur ma tempe embrasée épandez vos fraîcheurs! Murmures des gorges profondes, Souffles mystérieux des bois où l’aube a lui, Ondoîments des moissons, balancements des ondes, Bercez d’un coeur navré, bercez l’intense ennui! D’où vient le trouble qui m’assiège? Pourquoi ce vide morne, ô Dieu! cette langueur? Les beaux jours sont-ils morts? et l’âge, de sa neige, A-t-il blanchi ma tête? a-t-il glacé mon coeur? Non! de ses plus riches corbeilles Mon radieux été me verse le trésor: Dans les sureaux en fleur bourdonnent les abeilles, Au ciel l’astre de juin roule son disque d’or. Et pourtant ma vie est troublée! D’un indicible ennui je me sens consumer. Brises des eaux, senteurs des bois, voûte étoilée, Guérissez-moi! mon âme est malade d’aimer. Dernières Paroles. La vie et la douleur m’ont appris la sagesse, La voici: l’amour est mortel. Il meurt même avant nous, et l’homme en sa détresse N’a point d’ennemi plus cruel. Qu’est-ce donc que la vie? amertume et torture, Doute et désespoir, tour à tour. Mais le plus grand des maux que nous fit la nature, Et le plus fatal, c’est l’amour! L’amour est un combat entre l’homme et la femme, Qui rive au vaincu le vainqueur. Tendresse et volupté, nous dit-on: -lutte infâme! L’un l’autre, on s’y mange le coeur. D’où vient-on? Où va-t-on? Questions sans réponse; Le ciel reste sourd à nos cris. Et le sphinx de la vie en nous raillant enfonce Ses griffes dans nos flancs meurtris. La nature, mêlant l’ivresse à la souffrance, De l’homme ardente à se jouer, Pour leurrer ses douleurs lui donne l’espérance, L’amour pour se perpétuer. Créer, tel est son but, but fatal et sinistre: Indifférente à nos tourments, Dans cette oeuvre sans fin l’amour est son ministre, Nous, ses aveugles instruments. La femme autant que l’homme est victime et complice Du maître imposé par le sort. L’un de l’autre on aggrave à l’envi le supplice Qui n’a de terme que la mort. La femme, c’est cette ombre à nos pas attachée: Courez vers elle, elle vous fuit; Fuyez-la, vous voyez la vipère alléchée Derrière vous qui vous poursuit. Aime, on te trahira; sois sincère et fidèle, On se rira de ta candeur. La femme change; l’onde est moins mouvante qu’elle: Que ferait-elle de ton coeur! Change et trompe, à ton tour! aime et trompe sans cesse! Torture qui sait torturer! Brise la coupe après en avoir bu l’ivresse! Fais pleurer pour ne pas pleurer! Et voilà donc la vie! un échange adultère De mensonge et de trahison! L’enfer à deux au lieu de l’Éden sur la terre! Au lieu de miel, l’âcre poison! Et voilà donc la vie! et c’est là ce qu’on nomme Bonheur, ivresse, volupté! Néant amer! ô coeur misérable de l’homme! Inénarrable vanité! Mourons! -Suprême asile et suprême assistance, O Mort! contre un joug détesté, Viens donc, viens m’affranchir du mal de l’existence, O mort auguste! ô liberté! Résignation. Malheureux est celui qui plaça dans la femme Son culte, espérant d’elle et constance et retour. Plus malheureux le coeur où ne vit nulle flamme. Mais cent fois malheureuse, hélas! est la pauvre âme Qui, n’aimant plus, ne peut oublier son amour. Qu’importent désormais les terrestres délices A qui d’un divin rêve a respiré la fleur! Son flanc saigne rongé d’invisibles cilices; Sa lèvre trouve au fond des plus riants calices D’un miel empoisonné l’implacable saveur. Parmi les yeux brillants et les fronts impudiques, La volupté l’appelle en vain; un souvenir Voile à jamais ses jours d’ombres mélancoliques: L’illusion, la foi, les candeurs angéliques, Tout est mort! le passé ne doit plus revenir. Qu’une vierge du ciel, de ses vertus parée, Passe à travers sa nuit et ses songes flétris, Morne et calme, il fuira la vision sacrée; L’ange est venu trop tard: dans son âme ulcérée Rien n’est resté debout, tout est cendre et débris. S’il put être trahi par l’Ève de la terre, Il ne sait point tromper l’ange envoyé par Dieu: Il fuit le lys sans tache et la fleur adultère; Et, seul, suivant sa voie aride et solitaire, Il dit à l’espérance un éternel adieu. O pauvre coeur détruit, noble temple en ruines, Par la nue et l’orage et les ans dévastés!... De ces murs foudroyés par les flammes divines Nul n’approche, et l’autel, souillé d’herbe et d’épines, Croule, encor plein du Dieu dont il fut habité. La Pensée. Plus prompte que la vague aux perfides caresses, Plus prompte que l’aurore aux menteuses promesses, Plus prompte que la nuit aux brûlantes ivresses, Tu vins et t’en allas. Comme une terre nue et par l’hiver mouillée, Comme une nuit sans rêve et d’astres dépouillée, Comme un coeur dont la joie au vent s’est effeuillée, Je suis seul, seul, hélas! L’été revient avec son oiseau l’hirondelle; La nuit retrouve au bois le rossignol fidèle; Mais ton emblème à toi, c’est le cygne: ouvrant l’aile, Tu m’as fui sans retour. Mon coeur porte en secret le deuil de ma jeunesse; Je meurs d’un rêve éteint sans vouloir qu’il renaisse. Ainsi que mon printemps ta fragile tendresse N’aura duré qu’un jour! A toi le lys sans tache, ô blanche fiancée! A toi, femme, la rose entre tes doigts bercée! A toi la violette, ô vierge trépassée! La pensée est ma fleur: Symbole sans parfum d’une amour décevante, Après m’avoir souri dans sa candeur fervente, Je la vois s’effeuiller sur la tombe vivante Qui pour toi fut mon coeur. Dernier Adieu. Vous que j’ai tant aimé, ô vous dont l’oeil m’évite, Si le hasard encor me plaçait sur vos pas, Tremblante, à mes regards ne fuyez pas si vite, De moi ne vous détournez pas. Ne vous détournez pas! Dans sa noble innocence, Mon coeur s’étonne et souffre au trouble où je vous voi. Si d’un trop haut amour la femme un jour s’offense, Je l’ignorais; pardonnez-moi. Ne vous détournez pas! Votre trouble me blesse. Un souvenir, des fleurs ne vous sauraient lier! Croyez à mon orgueil autant qu’à ma faiblesse: J’aimai... mais je veux oublier. Nul remords entre nous, nul secret, nul mystère! De ma douleur jamais vous n’aurez à souffrir. Celui qui si longtemps sut aimer et se taire, Se taira, -dût-il en mourir! L’amour a ses bonheurs; hélas! je les ignore. L’amour a ses tourments; je les ai trop connus. Mais, je le sens au mal poignant qui me dévore, Bientôt je ne souffrirai plus. Que de jours, l’âme en proie à la mélancolie, Me rappelant combien le sort te fut amer, O Tasse! ainsi que toi j’enchaînai ma folie Dans un silence ardent et fier. Est-ce ma faute à moi, dans une heure d’ivresse, Si, vos regards troublant ma frêle volonté, Votre main dans ma main, défaillant de tendresse, Mon coeur sur ma lèvre est monté? Oubliez-le, ce mot, l’énigme de ma vie. Votre instinct curieux, ô femme! est satisfait. A mon tour j’oublierai, chère et mortelle amie, Le mal qui par vous me fut fait. Allez en paix! vivez! Le monde vous réclame. En riant foulez-y mon idéal cherché. Oh! vous saurez un jour, au vide de votre âme, Sur quel coeur vous avez marché. Un Souvenir D’Avril. Avril emplissait l’air de souffles caressants, Aux rameaux noirs tremblaient les bourgeons rougissants, Dans les hauts marronniers quelques feuilles frileuses Sortaient timidement de leurs gaines soyeuses. Comme une jeune mère aux charmantes pudeurs, La terre se voilait de fécondes verdeurs. Les germes s’éveillaient sous la brise plus chaude, La cime des forêts se teignait d’émeraude; De gazouillements clairs, de mille bruits joyeux L’onde et l’oiseau fêtaient le pâle azur des cieux. Le merle, par instants, enivré de lumière, Des éclats de sa voix emplissait la clairière, Et tout semblait heureux de vivre, et, seul, mon coeur Ne pouvait secouer sa nuit ni sa langueur. Oh! pourquoi la tristesse et les langueurs moroses Quand la vie en chantant s’éveille au sein des choses? Je ne sais; mais ton souffle, ô le plus cher des mois, Avril! ton souffle ami, pour la première fois, Se jouait à mon front sans en dissiper l’ombre. Dans tes clartés baigné mon esprit restait sombre. Me rappelant ma vie aux voeux inécoutés, Et mes printemps déçus, et mes jours avortés, Je songeais tristement combien vite on oublie... Et plein de pitié tendre et de mélancolie, Tandis qu’à mes côtés tout naissait pour fleurir, Moi, d’un sommeil sans fin j’aurais voulu dormir, Et, près d’Elle couché sous la mousse embaumée, Mêler ma cendre heureuse à sa poussière aimée! Les Roses De L’Oubli. Poète, entre les fleurs de l’âme il en est une Qui croît aux vents aigus de l’adverse fortune. Quand rêve, espoir, printemps, tout s’est évanoui, Dans le jardin aride où l’âme se recueille, C’est la suprême fleur, hélas! que l’homme cueille, Et cette fleur a nom la rose de l’oubli. Pour nos coeurs dépouillés il est des roses noires. Sur les restes fanés de nos douces histoires, Sur notre rêve éteint dans l’ombre enseveli, Sur nos voeux moissonnés par les heures fatales, Un jour on voit grandir les fleurs aux noirs pétales, Les roses sans parfum, les roses de l’oubli. Espoir des jours premiers, ivresse printanière, Lilas qui balanciez vos fronts dans la lumière, Amour, lys virginal dans l’ombre épanoui, Promesses qui des ans nous cachiez les ivraies, O fleurs de notre avril, vous étiez donc moins vraies Que ces roses, vos soeurs, les roses de l’oubli! Il vient une heure froide aux angoisses mortelles; Nos amours les plus chers, ingrates hirondelles, Désertent notre toit par l’hiver envahi. D’irréparables fleurs gisent sur nos collines; Tout dort; seule, une voix, la voix de nos ruines, Nous dit: « Cueille, il le faut, les roses de l’oubli! » Ami, songe à cette heure amère, inexorable. La lèvre ment: notre âme est vide et misérable. Outragé dans tes voeux, par ton espoir trahi, Un soir, cherchant en vain une forme envolée, L’écho te répondra du fond de la vallée: « Séparons-nous; cueillez les roses de l’oubli. » Eh bien, résigne-toi! sans colère et sans haine, D’une idéale erreur, hélas! subis la peine, Ne maudis point le sort ni ton rêve flétri. De tes espoirs glanant les feuilles dispersées, Ensevelis sans fiel tes ivresses passées: Cueille en aimant encor les roses de l’oubli. La Fleur Des Tombeaux. Croissez sur nos tombeaux, croissez, ô violettes! Symbole chaste et pur des coeurs inentendus. Versez encor, versez sur nos cendres muettes Vos parfums qui nous ont perdus. Oh! vous m’avez trompé, vous aussi, fleurs que j’aime! Un poison m’est venu caché dans votre odeur. J’ai cru respirer l’âme en respirant l’emblème: La femme fait mentir la fleur. N’importe! autour de moi croissez, ô violettes! Symbole chaste et pur d’un coeur inentendu. Versez encor, versez sur mes cendres muettes Vos doux parfums qui m’ont perdu. Et vous, des morts jamais si visitant l’enceinte, Vous heurtez un tombeau qu’a verdi l’abandon, Ne vous détournez plus! venez, cueillez sans crainte La fleur divine du pardon. A Hermine. Si quelque jour ce livre, où ma pauvre âme en pleurs A la Muse a conté ses plus chères douleurs, Se trouvait sous vos mains, ouvrez-le: sous le voile Du symbole, à vos yeux se lèvera l’Étoile Dont le culte en mon coeur, culte unique et sacré, A grandi par l’épreuve et par l’âge épuré. Bien des jours ont passé depuis l’heure fatale Et bénie où mon rêve en sa grâce idéale Sous vos traits m’apparut; où, troublé désormais, J’ai senti que mon coeur se donnait à jamais! Depuis, j’ai vainement lutté pour le reprendre: L’inaltérable feu couve encor sous la cendre De mes espoirs éteints et des jours révolus... De ces jours d’autrefois ne vous souvient-il plus? Remontez-y sans crainte, et, comme un lac dont l’onde Réfléchit d’un ciel pur la pureté profonde, D’un passé sans remords que j’appris à bénir Laissez flotter en vous le chaste souvenir. Il ne vous dira rien, rien que ne doive entendre Une âme au seul devoir s’immolant fière et tendre, Qui, sous la main du sort se taisant pour souffrir, De sa douleur du moins n’eut jamais à rougir; Et qui pour soi gardant sa peine et son mystère, Dans ses blancheurs de cygne a traversé la terre. Aujourd’hui que l’automne aux pensives tiédeurs A de l’âge en ma veine assoupi les ardeurs, Que les rêves fiévreux où la raison s’oublie Ont fait place en mon âme à la mélancolie Des soleils déclinants, des espoirs envolés; Comme un long crépuscule au front des bois voilés, Le souvenir lointain de ma saison torride Verse un jour pâle et doux sur mon présent aride; Et d’un regard plus calme embrassant le passé, Je pèse en mon esprit, de tant d’efforts lassé, Ce monde où j’ai connu moins de fleurs que d’épines. Une voix, cependant, du sein de mes ruines Me dit: « Console-toi; du moins ton rêve pur Ne t’aura pas trompé; si ton ciel est obscur, Porte plus haut les yeux; l’Étoile inaccessible, Emblème immaculé d’un amour impossible, Brille toujours et verse à ton front attristé Les tranquilles splendeurs de sa sérénité. Elle t’a tout donné, te donnant sa lumière. D’une idéale ardeur l’étincelle première Te vint dans son rayon sur ton front descendu. A travers les erreurs où ton pied s’est perdu, Elle a toujours, visible au delà des orages, Vers le bien et le beau ramené tes hommages. Symbole de l’amour, non de la volupté, Son empire sur toi, c’était sa pureté. Bénis donc l’être cher qui, de ton culte digne, A traversé tes jours dans ses blancheurs de cygne. » Le Poète Et La Vie Au maître et à l'ami à Mon cher Auguste Barbier Ce poème est dédié A.L. Thou, Nature, partial Nature, I arraign; Of thy caprice maternal I complain The lion and the bull thy care have found, One shakes the forests, and one spurns the ground. Thy minions, kings defend, control, devour, In all th’omnipotence of rule and power. -- But, oh! Thou bitter step-mother and hard, To the poor, fenceless, naked child --the Bard! BURNS Voulez-vous connaître le mécanisme de la pensée et ses effets, lisez les poètes. Voulez-vous connaître la morale, la politique, lisez les poètes. Ce qui vous plaît chez eux, approfondissez-le: c’est le vrai. Ils doivent être la grande étude du philosophe qui veut connaître l’homme. J. JOUBERT I S’il est sous le soleil un être misérable, Un être au front marqué d’une angoisse incurable, Un douloureux esprit, un ardent désoeuvré, Un coeur d’amour avide et de bonheur sevré, C’est bien ce fou sublime aux chimères troublées, Le fervent sectateur des Neuf Déguenillées. Des humaines douleurs cumulant les trésors, Aux maux de l’âme il joint les misères du corps. Faible et nu, contre lui tout s’arme et le torture. Il t’accuse à bon droit, ô marâtre Nature! Quel que soit le limon dont l’a pétri ta main, Le poète, à coup sûr, n’est pas ton Benjamin. Bonne à tous, pour lui seul imprévoyante ou dure, Tu n’as point en souci les peines qu’il endure; Ton âme reste sourde au cri de ses besoins. Chaque être, cependant, est l’objet de tes soins: Le loup a la forêt, le lion son repaire; D’astuce tu pourvus la femme et la vipère; Prodigue aux plus cruels, tu donnas, à leur tour, Sa forte griffe au tigre et son bec au vautour; D’un cuir chaud et velu tu revêtis l’onagre, Et d’un manteau brodé le sénateur podagre; Dans sa robe de dards s’en va le hérisson; Sûr au moins d’un abri, rampe le limaçon; Quand elle a bu des fruits la sève parfumée, Dans sa cellule dort la guêpe envenimée; Les rois, tes favoris, un globe dans la main, Versent en paix le sang et l’or du genre humain; Le bureaucrate altier vit de réponses rogues; L’avocat vend des mots, le docteur vend des drogues; Pour piège et pour logis l’araignée a ses fils; Diplomate et renard trament des tours subtils; Le lièvre et le poltron, la duègne et la tortue Broutent tranquillement leurs feuilles de laitue; Le Juif et le marchand, putois de la cité, Dans leurs comptoirs infects volent en sûreté; Et tous, bêtes et gens, race à qui rien ne pèse, Tout cela dans ton sein, Nature! est à son aise: Ouvrant de larges bras à ta postérité, Tu fus clémente à tous, au poète excepté. II Partiale Nature! aigre et dure nourrice! Aveugle est ton amour ou cruel ton caprice. Et pourtant, si quelqu’un est digne de pitié, C’est bien ce grand enfant, idiot à moitié, Qui, pensif et distrait aux pièges qu’on lui dresse, Incapable de ruse ou de mondaine adresse, S’en va, les yeux au ciel, donner à chaque pas Contre une terre hostile et qu’il ne comprend pas. Pour esquiver du sort les fantasques colères, Si du lièvre il avait, du moins, les pieds célères! Comme le daim vaguant dans l’épaisseur des bois, Fuyant des envieux les féroces abois, S’il pouvait oublier la meute et ses morsures! Pour éventrer les chiens les cerfs ont leurs ramures, Mais les siennes, à lui, sont celles dont l’hymen Pare les plus grands fronts d’une discrète main, Celles qu’une Béjart plante au front d’un Molière! Du superbe Mammon flairant la crasse altière, Chiens et flatteurs, du moins, ont dos souple et nez fin. Lui, faute de bassesse, il aura froid et faim. Sa sensibilité, triste objet de risée, Comme un vivant sans peau, marche à tout exposée: Au centuple il subit dans son âme et sa chair Et l’insulte du sot et l’injure de l’air. Couronné, comme Hamlet, de sa fierté souffrante, Il va traînant partout son insanie errante. III Ô symbole éternel des plus hautes douleurs, Déshérité splendide aux navrantes pâleurs, Ce monde au coeur de fer, que la lyre importune, Jamais ne comprendra ton auguste infortune! Ne soupçonnant qu’un fou sous ses divins haillons, Les courtisans laquais jappent sur ses talons; Mais le vieux Claudius, fratricide adultère, En tout ceci pressent un sinistre mystère: Des lèvres du rêveur il tombe quelquefois De ces mots ambigus, menaçants pour les rois, Qui du peuple Midas font dresser les oreilles. Depuis lors, il est bruit de choses sans pareilles, D’un fantôme apparu, de forfaits dévoilés, De crimes triomphants et de droits violés; D’une aube expiatoire où cette Ombre égorgée Sortira du cercueil radieuse et vengée; D’un Dieu lent punir et prompt à pardonner, Mais dont l’heure tardive à la fin va sonner; De mille autres propos et rêves fatidiques, Tels qu’il en doit sortir des cerveaux lunatiques. Croire au ciel! croire à Dieu! pauvre tête à l’envers!... Sont-ce des mots sans suite ou des dessins pervers?... Polonius en rit; mais Claudius, plus sage, De l’envoyé bizarre a compris le message. Il aura l’oeil sur lui: deux amis, fins limiers, Épîront ses regards, ses gestes familiers. Tous les moyens sont purs quand le but est l’empire. Qui parle ainsi de droits contre l’État conspire. D’intimes conseillers un collège appelé A reconnu qu’Hamlet a le crâne fêlé, Que ce visionnaire à verbe de prophète Pour la ville et la cour est un vrai trouble-fête; Qu’il se faut défier de ces êtres nerveux Et pâles, et couvant l’éclair sous leurs cheveux; Qu’il est temps que l’État, l’arbre aux rameaux utiles, Sème aux vents de l’exil ses branches infertiles, Et cætera. -Platon, à son tour consulté, Opine pour qu’il soit en tout honneur traité: « Avant de le bannir de notre République, De roses couronnons ce front mélancolique, Dit le sage, et montrons au vulgaire odieux En quelle estime on tient un possédé des Dieux. » Accord touchant! bientôt on crie, à son de trompe, Que la foule s’alarme à tort, et qu’on la trompe; Que tous ces bruits de spectre et d’apparitions, Présages de malheurs, sont folles visions; Que les choses vont bien, que Claudius y veille; Que l’État mange et boit et digère à merveille; Que le seigneur Hamlet, l’orgueil de sa maison, D’amour pour Ophélie a perdu la raison; Mais qu’un rhéteur divin, un mage vénérable, PLATO, n’a point jugé le malade incurable; Qu’il le faudrait distraire et faire voyager, Lui montrer ces doux ciels où fleurit l’oranger; Que l’air des monts, le bruit cadencé de la vague Ont un charme apaisant pour le front qui divague; Que l’abandon, l’exil avec loisir goûté, Le logos opérant, lui rendront la santé. On dit; et peuple et cour, Gertrude et la patrie, D’un fratricide époux la complice flétrie, Tous hâtent le départ, -et l’aube à sa rougeur Voit sur les flots passer le pâle voyageur... Mais, pour que tout concoure au succès qu’on espère, L’Esculape royal, l’incestueux beau-père, A pris soin de pourvoir la flottante prison -Outre l’espionnage, outre la trahison - D’un bourdonnant essaim de guérisseurs critiques. IV Ô critiques, salut! ô frères des moustiques Moins les ailes, salut! Éternels dénigreurs Qui distillez le faux et qui vivez d’aigreurs, Coupe-gorge infestant de votre bande armée Les bois saints de la Muse et de la Renommée, Nous direz-vous un jour quel venimeux bonheur Vous trouvez à tirer sur le noble rêveur, Qui, près de vous passant, de vous n’eut jamais cure? Scorpions embusqués, vous vivez de piqûre! De vos trompes suçant la moelle des auteurs, Sans eux que seriez-vous, insectes contempteurs? Se gorgeant au soleil de chairs en pourriture, Vit-on jamais les vers conspuer leur pâture? Et vous, vermiculets, vous criez, vous bavez Sur ceux dont vous mangez, sur ceux dont vous vivez! Parasites rampeurs, habitants des carnières (1), Vermines qui souillez des lions les crinières, Pour tout mordre et trouer, tarets aux dards jaloux, Où sont vos raisons d’être? à quoi donc servez-vous? Le fumier produit; vous, vous êtes plus arides Que les silex brûlés par les soleils torrides. D’anxiétés d’eunuque et de désirs rongés, De vos stérilités sur tous vous vous vengez. Parbleu! prenez-vous en au ciel qui vous fit naître Pour convoiter la Muse et non pour la connaître. À produire impuissants, qu’avez-vous secondé? Quel noble esprit par vous fut dans sa marche aidé? Vit-on jamais sortir l’utile ou la pratique - Je ne dis pas le beau -d’un crâne de critique? Et le barde est par vous de bon à rien traité, De fol, de songe-creux et d’inutilité. Et sur ce, votre voix juge, approuve ou gourmande; Et vous niez la sève en dévorant l’amande; Et régentant la lyre, et tranchant des hautains, Dogmatisant au nom des Grecs et des Latins, Et parlant prose et vers sans en savoir la langue, Et pour le diamant prenant toujours sa gangue, Et promenant sans fin vos myopes flambeaux Du soleil des vivants, à la nuit des tombeaux, Ricanant à la mort, insultant à la vie, Et sans cesse ajoutant le cynisme à l’envie, Il ne vous suffit point, acharnés disséqueurs, De mordre, -vous raillez en déchirant les coeurs! Quoi! la Muse, pour vous quittant ses chastes voiles, Vous aurait enseigné le verbe des étoiles; Dans la sphère de l’âme et des divinités Vos yeux auraient accès!... Messieurs, vous vous vantez! Et que sauriez-vous voir à ces sacrés mystères? Pas si haut! Dieu vous fit pour d’autres ministères, Ailleurs est votre place! Exercez vos vertus Du rôle de Zoïle au rôle d’Anytus. En ces siècles d’opprobre où règnent les Tibères, D’un pouvoir soupçonneux faites-vous les Cerbères, C’est bien! et, poursuivant les généreux chanteurs, Jetez sur leurs talons vos abois délateurs, C’est bien! et si l’un deux, la colère dans l’âme, Proteste au nom du droit contre un Olympe infâme, Et, sous le dais bravant le crime couronné, Venge au moins dans ses vers son espoir enchaîné, Dénoncez aux faux dieux le fils des Prométhées! Accusez-le d’orgueil! c’est très bien Ô panthées! Oh! qu’il est à propos et qu’il vous sied vraiment, En ces jours de bassesse et d’avilissement Où la peur, l’égoïsme incline aux platitudes, De flétrir chez autrui les nobles attitudes! Sur ce gouffre où l’honneur sent partout un écueil, Celui qui se tient droit, vous l’accusez d’orgueil. Ah! si vous blâmez tant près de vous le poète Qui passe, et libre, et triste, et portant haut la tête, C’est que de l’homme en lui marche la dignité; C’est qu’il a su garder intacte sa fierté; C’est que, fermant son coeur aux lâches défaillances, Il n’a point, lui, vendu ni trahi ses croyances; C’est que, resté debout, et fidèle à son Dieu, De ce qu’il a de trop, vous, vous avez trop peu! Mais non! pour tant crier aux ulcères de l’âme, Pour jeter de si haut et l’insulte et le blâme, Nul doute que, planant loin de nos passions, Des vertus votre vol hante les régions. Hélas! ce vol s’arrête aux ardoises d’un Louvre. La domesticité de ses combles vous couvre! Des lucarnes! voilà les sublimes hauteurs D’où vous plongez sur nous vos regards scrutateurs. Voilà de quels sommets, votre main vengeresse Châtiant des rimeurs la tête pécheresse, Au nom de l’art, au nom du bien, au nom du ciel, Vous videz sur leurs fronts l’urne de votre fiel! V Ô fronts ceints de lauriers et de mélancolie, Par l’audace des sots poussés à la folie, Ces lauriers douloureux, de tant de pleurs mouillés, Par d’obscurs mécréants les verriez-vous souillés?... Oui! vivre, c’est souffrir. Brisé par la tempête, Contre la vague en vain se débat le poète. Inégale est la lutte! inutile est l’effort! Autour de lui descend la nuit lourde du sort. Sur sa poupe, où chantait une jeune Espérance, Planent de noirs oiseaux, la Haine et la Souffrance. Battu des flots, poussé par le courant fatal, Quel port voit-il surgir dans l’ombre? -L’hôpital. Il y roule épuisé de lutte et de vieillesse. Dans ce dernier abri qu’un monde amer lui laisse, Saignant, le coeur tordu, jusque dans l’âme atteint, Sur lui-même affaissé, d’heure en heure il s’éteint, Impassible à la haine à ses flancs incrustée, Mort au ressentiment de sa force insultée! Succombant à la tâche, en des champs calcinés, Et servant de pâture aux dogues acharnés, Ainsi le fier coursier, mort de faim et de peines, Gît insensible aux dents de tous ces « fils de chiennes »! La mort, soit! mais subir leurs dents et leurs abois! Saurais-tu donc « mourir sans vider ton carquois », Poète! Ô Pythien, sur l’engeance aux poils rêches Fais jaillir et bondir et retenir tes flèches! Purge l’air! montre enfin au fétide agresseur Quelle force repose au fond de ta douceur! Lève-toi, justicier! et prouve à qui te blesse Que la bonté chez toi n’est point de la faiblesse! Fais sentir aux frelons que l’abeille a son dard! Frappe! Pour être juste il n’est jamais trop tard! Il fut un âge, hélas! où, d’accords altérées, Tes lèvres ignoraient les rimes acérées; Où loin du Mal, les yeux sur tes astres secrets, Tu n’en soupçonnais rien en tes dédains distraits; Mais son souffle a troublé les hautes solitudes, Mais le temps est passé des molles quiétudes, Mais le rêve a fait place à la réalité, Mais ton oeil s’est ouvert à l’âpre vérité, Mais en face du sot, du lâche aux airs superbes, De ta lèvre a jailli l’hymne aux mètres acerbes; Mais l’âge et la pensée, en mûrissant tes chants, S’ils t’ont fait humble aux bons, t’ont fait rude aux méchants; Mais ton coeur, ô poète! ô nature irascible! Dieu ne l’a point pétri d’une argile impassible. Les triomphes du Mal révoltent tes esprits! Dans ton âme inflammable aux véhéments mépris L’horreur du Mal, l’horreur de son oeuvre abhorrée Sait allumer du Bien la colère sacrée. Adieu donc, solitude aux bois infréquentés, Calme des jours, bonheurs, hélas! trop peu goûtés; Rêves et cordes d’or de la lyre première, Déserts peuplés d’oiseaux, de brises, de lumière! Adieu, forêt! lac vierge où l’âme en son vol pur Cueillait les bleus lotus et les songes d’azur! Adieu, printemps du coeur, aube aux clartés vermeilles, Frais matins de la Muse aux sonores abeilles! Adieu, miel de l’Hymette! adieu, placidité!.... Et toi, fermente en nous, miel de virilité, Généreuse liqueur dont l’abeille biblique Emplissait du lion la gueule symbolique! Dans le coeur du poète en proie aux coups du sort, Coule, ô mâle ambroisie! ô breuvage du fort! VI Mais quoi! voulant chanter, voici que ta voix pleure, Muse! Le siècle est sourd et la plainte est un leurre. Pour moi, je prise peu ces lyriques accès: Donc restons, en nos vers, prosaïque et français. Ta bonne humeur, voilà toute ma convoitise, Mère des vrais heureux, fraîche et grasse Bêtise! Tes fils se portent bien; et, quels que soient les temps, Et le monde, et la vie, ils sont toujours contents. Rien ne trouble chez eux l’égalité de l’âme. Ce sont de bons fourreaux que n’use point la lame. Que sur la terre en pleurs s’obscurcissent les cieux, N’en dînant pas plus mal, ils n’en dorment que mieux. Contre les maux publics cuirassés d’indolence, Sourds aux clameurs d’autrui, digérant en silence, Indifférents couchés sur leurs bonheurs épais, Pareils au boeuf stupide, ils ruminent en paix. D’un désastre privé si le trait les traverse, En sursaut réveillés par la fortune adverse, Ils disent simplement, coeurs patients et doux, Que le ciel est aveugle et n’a soin que des fous. Si le sort, leur versant les nectars de la terre, De liquides rubis couronne leur cratère, Leur tranquille égoïsme y boit modérément; Ils savent être heureux imperturbablement! Tant ils sont convaincus, saturés de largesse, Que des dieux leur fortune atteste la sagesse. Seulement, pour ces coeurs résignés aux bienfaits Du ciel, les mécontents sont des esprits mal faits. Au bord des étangs verts où sa pâture grouille, Le héron mange ainsi gravement sa grenouille, Et s’étonne des cris que pousse au fond des airs L’aigle battu des vents ou brûlé des éclairs; Très sage, il en conclut, en savourant sa proie, Qu’un aigle, quoi qu’on dise, a moins d’esprit qu’une oie. Dieu juste! et c’est donc là la vie! Et le héron, Le satisfait repu, l’égoïste poltron, Insultera toujours ceux-là qui dans leur voie S’en vont sous les éclairs où ta main les envoie! Et ce n’est point assez des tourmentes du ciel, Il faut boire l’outrage et l’éponge de fiel, Et s’entendre crier par des goujats immondes Que tout est pour le mieux dans ce meilleur des mondes! Quoi! leurs maux, à tout prendre, ils les ont mérités!... Ô des biens d’ici-bas vous les déshérités, À ces bâtards du coeur et de l’intelligence Montrez-vous! Produisez vos titres de naissance! À l’astre paternel votre droit est pareil, Poètes! réclamez votre place au soleil. VII Peuple! le lys des monts, coupe de parfums pleine, N’eut jamais en mépris la courge de la plaine. Le rossignol, qui vit de tristesse et de chants, Du pourceau pour les glands respectent les penchants. De la nature, ô peuple! absente est l’ironie. Rien de vil, rien de grand où tout n’est qu’harmonie. Les monts, comme la plaine, ont leur utilité. N’accuse point d’orgueil ou de stérilité. Ces masses de granit, dont les crêtes chenues Portent le poids des vents et la fureur des nues. Dans ces flancs douloureux que tu crois en repos S’élabore le fleuve où boiront tes troupeaux. Leurs froids sommets veillant sur les sommeils du monde Annoncent le lever de l’astre qui féconde. Le poète a, comme eux, l’esprit dans l’avenir: Il sent en lui gronder les choses à venir; Le siècle qui sera sur son front se reflète; Voilà ce qui lui fait, hélas! l’âme inquiète, Et lui met sous les doigts ces verbes flamboyants Dont il couvre à tes yeux les murs de tes tyrans. Et pourtant il sait trop, rêvant orgie et fêtes, Que ton coeur goûte peu la voix de tes prophètes; Que tu priserais mieux les vins de Balthasar, Toi qui vendis tes dieux pour du pain à César! Il sait trop bien ton coeur, ce coeur prompt au reproche, Plus mobile que l’onde et plus dur que la roche; Pleurant le joug du Nil aux fertiles engrais, Pour les oignons d’Égypte il connaît tes regrets; Il connaît ton amour pour Néron et la boue! Va! n’attends pas du moins que jamais il t’en loue. Le poète sur toi ne s’est jamais mépris; Il a vu ce qu’ont fait tes rhéteurs et tes prêtres Pour avilir chez toi le sang fier des ancêtres; Dans sa tendresse austère, il te traite en enfant: De ses justes dégoûts sa pitié te défend! VIII Oui, tu peux oublier ou nier ses tendresses, Tu le retrouveras au jour de tes détresses, Tu le retrouveras, tel qu’il fut autrefois, Versant pour ton salut son sang après sa voix. Sa race est lumineuse et remplit tes annales. Laisse aboyer l’envie aux sottises banales, Interroge l’histoire, ô peuple! et ton passé. Par les déserts, son pied s’est-il jamais lassé? Quel coeur jamais plus vaste en ses sollicitudes Prodigua tant d’amour à tant d’ingratitudes? Songe à ce bras puissant qui noya dans les mers Pharaon et l’exil, Pharaon et les fers. Souviens-toi vers le ciel de ces mains étendues, Conjurant du Très-Haut les foudres suspendues; De ces ardents labeurs par qui l’humanité Du vrai Dieu, du vrai culte, a trouvé l’unité. Le poète est la voix sous les éclairs vibrante, Qui vers le but promis conduit ta vie errante: Selon les temps, les lieux, qu’il soit législateur, Ou prophète, ou soldat, il est ton bienfaiteur. Vengeant ta liberté des tyrans menacée, Glaive en main il combat et tonne avec Alcée. Quand les Rois, que la haine intestine enhardit, Sur le sol des aïeux posent leur pied maudit, Le poète s’émeut; de son âme électrique Jaillit, comme la foudre, un chant patriotique, Ce chant dont l’étincelle, embrasant tout ton coeur, D’un combat inégal te fait sortir vainqueur: Souffle dévastateur, l’hymne aux strophes altières D’une horde barbare a purgé tes frontières! IX Soixante ans sont passés. Une commotion Soudaine a tout chez toi remis en question, Et la société sur ses bases remue; Et charte, et trône, et lois, comme un oiseau qui mue, Elle a tout secoué. Du royal oripeau Le phénix éternel a dévêtu sa peau. D’un monde qui renaît s’agitent les problèmes, Et l’Europe s’ébranle, et les rois, faces blêmes, Tombent à ce grand vent qui souffle de Paris, Comme d’un arbre mort tombent des fruits pourris. Ce tremblement subit est fait pour tout confondre; Sous son pied chacun sent le vieux sol qui s’effondre. Que sera l’avenir? Nous doit-il, ô terreurs! Ramener du passé les tragiques horreurs? L’hyène des faubourgs déjà partout aboie; La grande ville au vent de l’épouvante ondoie; Le pâle citoyen regarde à l’horizon: Le ciel est noir; l’angoisse habite sa maison. C’est l’inconnu qui monte, et l’esprit le plus ferme Doute aux maux qu’en ses flancs ce vaste orage enferme Un monde est en travail; sur le chaos qui bout, Chacun cherche des yeux quel sauveur est debout. Quel bras saura dompter ou guider la tempête? Quel homme? -Il s’est levé! -Quel est-il? -Un poète! D’un unanime élan porté sur le pavois, Il parle, et la tourmente obéit. À sa voix, Croule au sein de nos murs l’échafaud politique; Et l’esclavage expire aux bords de l’Atlantique, Et le droit triomphant venge un droit outragé. D’un poids d’iniquité le monde est allégé! L’avenir est conquis! l’humanité respire!... Gloire au législateur que la clémence inspire! De la cité nouvelle il n’a rien rejeté, Rien, -l’exil, le bourreau, l’esclavage excepté! Trois mois, l’âme impassible aux assauts de la houle, Il conseille, il grandit, il mène à Dieu la foule... Quand l’orage est vaincu, de son règne il descend, Le coeur pur de remords, les mains pures de sang! X D’autres temps sont venus. Un bandit taciturne A mis le sceau dans l’ombre à sa gloire nocturne. La liberté frappée, un parlement détruit, Et le pouvoir volé, sont l’oeuvre d’une nuit. Et pour mieux assurer ce vol à main armée, D’or, de vin et de sang il a soûlé l’armée... Au jour de ton triomphe, ô mère! ô liberté! De la nuit du néant tu l’as ressuscité; Et parricide ingrat, ce fourbe éclos d’un crime, Nouveau Macbeth, au lit égorge sa victime, Et dit -du meurtre encor les bras tout ruisselants - Qu’elle est morte frappée au coeur par ses enfants! Et la foule -ô stupeur! ô tourbe misérable! - L’applaudit et l’absout de ce meurtre exécrable, Et dans l’infâme auteur d’un infâme attentat, Inepte, elle sait voir le sauveur de l’État... Et quand chacun sous lui se tait courbant la tête, Qui se redresse encore et le juge? Un poète! Tant qu’à la République un seul souffle est resté, Du glaive et de la voix le poète a lutté. Mais quand il vit un peuple entier, qui se renie, Se coucher dans sa fange et son ignominie, Et de ses fers léchant l’enclume et les marteaux, Cynique, se vautrer dans ses instincts brutaux, Il connut cette angoisse, entre toutes amère, Qu’endure un fils, hélas! à rougir de sa mère. Devant tant de misère et tant d’abaissement Son coeur s’emplit de honte et de ressentiment. Subir un tel forfait, c’est en être complice! L’opprobre du silence!... Il vaut mieux le supplice De l’exil!... Il partit, mais au front du pervers, Comme Dante, il laissa la marque de son vers! L’impérial Caïn sur sa face traîtresse Porte à jamais le sceau d’une main vengeresse; Et le suprême arrêt que ta bouche a dicté, Ô Muse! Dieu l’impose à la postérité! XI Toi, peuple trois fois vil, interroge ton maître! Si le vrai peut sortir de la bouche d’un traître, Lui-même il te dira quel âpre châtiment Garde la Muse à qui put trahir son serment; De quelles visions la Voix inexorable Emplit incessamment son esprit misérable. De ses remords secrets cette Voix est l’écho: Inflexible, pareille à l’ombre de Banquo, Elle assiège sa table, elle hante sa couche; Et sans cesse il entend cette invincible bouche Lui crier: « Lève-toi, fourbe! et d’un sceptre d’or Dans le sang ramassé charge ta droite encor! Le sein qui t’accueillit ne bat plus, ô couleuvre! C’est bien! Mais hâte-toi! vite, achève ton oeuvre! Le siècle est ton complice et l’abîme est content: Vite, sois empereur, bandit! l’enfer t’attend! Ainsi que pour Judas, le juif au coeur sordide, Il n’est point de pardon pour le liberticide! » XII Poètes! sur vos fronts pèse un siècle de fer. Il est dur en ses chants de voir s’ouvrir l’enfer, Et d’y plonger vivants, et d’un vers implacable, Ceux-là qu’à réprouvés la Muse irrévocable. Même contre le mal la haine est un tourment. Inflexible est l’esprit, mais le coeur le dément. Votre orage est pareil, ô natures aimantes! À ces climats de flamme aux subites tourmentes: Le sol tremble, l’abîme ouvre un gouffre effrayant, Mais regardez le ciel! il pleure en foudroyant. Pleurez! c’est le destin, mais chantez dans l’orage! Plus grand est le péril, plus grand est le courage. Soyez l’écho vengeur de l’intègre avenir!... De trop aimer le bien je sais ce qu’il en coûte, Mais, qu’on le veuille ou non, il faut marcher sa route. Marchez! luttez! buvez dans la gloire ou l’oubli L’austère volupté du devoir accompli! Certes, le Mal est grand, il est puissant, il règne, Des pouvoirs de la terre il n’est plus rien qu’il craigne; Le monde est son complice, et, roi prédestiné, Trône, au nom de Satan, Claudius couronné. Mais, si puissant qu’il soit, son règne est transitoire; À l’Invisible, un jour, reviendra la victoire! Songez au Dieu caché, toujours lent à punir, Mais dont le pied tardif à la fin va venir! Comme le noble Hamlet que l’inconnu travaille, D’un fatidique appel votre âme en vous tressaille. Esprits nés pour le jour, de lumière affamés, Précurseurs! répandez vos espoirs enflammés! Même à travers l’angoisse et la mélancolie, Même au prix du bonheur, hélas! et d’Ophélie, Marchant à votre but, et prêts à tout souffrir, Frappez au coeur le Mal, dussiez-vous en mourir! Oui, plus qu’en d’autres jours, aux jours d’apostasie, Frères, il est amer, le don de poésie! Est-ce un malheur de plus? une expiation? Où vers les cieux promis une âpre ascension? Je ne sais; mais je sais que ton oeuvre est auguste, Muse! et qu’un Dieu bénit qui saigne au nom du juste. Si ton culte est mortel à l’esprit inspiré, Le martyre est fécond! le supplice est sacré! (1) Carnarium. Source: http://www.poesies.net